Le jour où j’ai chopé le VIH

Les discriminations. Épisode 1.

« Quand j’ai appris que j’étais positive au VIH et à deux doigts de mourir, j’ai dû gérer l’urgence. Espérer que la trithérapie me sauve. J’avais un compagnon, de tout jeunes enfants, un nouvel emploi et des projets pour dix vies. J’ai demandé à mon médecin ce qu’il fallait que je dise de cette maladie spéciale, à qui je devais en parler. Ensemble, on a convenu d’une sorte de pacte : le silence.  » La vie, la mort et les tabous d’un virus, selon Alix, 43 ans. Séropositive très contrôlée.

Cet article s’insère dans l’un des volets de notre grande enquête participative sur l’hypersurveillance à la belge.

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Percer ma forteresse

Sacha est sorti de l’hôpital. Il marche un peu mieux depuis son accident du mois de juin. Je le sens bien, ce mec. Pas dans la plainte. J’ai trouvé une sorte d’alter ego. Avec lui, je peux parler de tout. Il en bave, là. Une cervicale pétée et la sensation d’un couteau dans le dos à chaque fois que je l’ai vu toussoter à l’hosto. Y en a qui ont pas d’chance : quand le squelette se déglingue, on aimerait se passer de l’asthme. Dring, ça sonne. J’ouvre.

On parle. J’le regarde avec insistance, j’ai envie de légèreté. Mais on parle. Comme à chaque fois… J’ai bu deux verres de Chardonnay en l’attendant. Je savais pas dans quel état il serait en l’invitant, hier. Mieux que prévu. Plus de minerve. Il me pose des tas de questions. Avec qui je vis, où je vais, d’où je viens. Il me fait rire. Il cherche ce qu’il y a derrière la carapace. Je l’ai vu à nos premiers rendez-vous. J’aime ça. Percer ma forteresse ? J’ouvre pas souvent. Le sait-il ?

Renvoyer le miroir

J’y vais. Louise Attaque dans les baffles. Un ciel orangé au fond du jardin, à travers les fenêtres du petit studio. Le vin, une envie de plaire.

C’est lui qui dirige l’échange. Mais c’est moi qui le guide sur mes pas.

« Le jour où t’as appris pour le VIH, c’était comment, tu m’as pas dit. C’était où, quand ? On vit comment les heures qui suivent ? »

Hmm, pas mal. En général, les questions invitent pas à la confidence : «  Ça va ta santé ? », « Tu dois encore prendre tes médocs ? (ben oui, c’est à vie) », « Tu as l’air d’aller bien… ? » T’entends ça, tu préfères renvoyer le miroir. En plus, les gens adorent ça, s’entendre parler (je rigole). À la limite, je préfère ça que la question sur la cause de mon infection.

L’herbe brûlée d’un hôpital

Sacha, j’ai bien entendu, il a dit : « C’était comment, les heures qui ont suivi ? »

C’était de l’herbe brûlée, assise sur un parterre devant l’hôpital, le 24 août 2011. Mon compagnon a dû faire Anvers-Bruxelles en moins de trente minutes. Il est arrivé très vite. J’étais malade depuis deux mois. 40 de fièvre, plus aucune force, de la toux sans arrêt. Cet été-là, il y a dix ans, j’ai perdu dix kilos et ma psy m’a sauvée en m’envoyant à l’hosto, où elle a son réseau. « M’enfin, votre médecin parle de déprime depuis votre changement de boulot assez douloureux ? Et quand on est mal, on perd dix kilos, on sue la nuit à en tordre les draps, comme vous me l’expliquez ? » Le lendemain, j’étais testée. Trois jours après, j’étais marquée au fer rouge : VIH, sida en vue et danger de mort. Sur l’herbe brûlée, avec Marco, on a laissé couler les larmes et on s’est de suite demandé·es qui allait faire à manger à Léa et Roméo. Ta question était la bonne… 

« Ton nouveau toubib, il a dit quoi ? »

Il a dit qu’il fallait voir comment j’allais réagir à la trithérapie – trois gros bonbons qui faisaient l’effet d’une usine dans ma tête, à l’époque. Il a testé Marco sur le champ. Et dès le premier jour, ce sont ses yeux profonds comme la mer qui m’ont captée : de la vraie empathie. Je pensais que j’allais m’écrouler. Grâce à lui, à Marco, aux petits, j’ai lutté. La nuit, je pleurais, à la cuisine, je pleurais, face aux enfants, j’assurais et je jouais.

Miraculée, seule contaminée

Fin septembre, j’ai appris que le traitement semblait fonctionner et, des quatre, j’étais la seule contaminée. Trois mois après, j’étais devenue une miraculée. Le docteur m’a dit qu’il n’avait quasiment jamais vu ça (et je me fous de savoir à combien il dit ça) : mes courbes s’étaient croisées bien plus vite qu’espéré. Immunité de zéro CD4 à près de 500, charge virale de 100 000 ARN par millilitre de sang à zéro, soit « indétectable ». En août, j’étais quasi au stade du sida, une pneumonie aurait pu me mener au cimetière. Là, j’étais porteuse saine du virus de l’immunodéficience humaine. « Malade ? » J’anticipe ta question… Euh oui. Enfin, non. Le médecin aux yeux bleus a conseillé d’éviter de me définir par rapport à la maladie. Regarde mes belles courbes… Maintenant, j’ose les montrer. À quelques ami·es. Ma famille proche, elle sait depuis quatre ans.

« T’as dit quoi à tes boss ? »

Rien. Et je ne regrette rien. À l’époque, je travaillais pour une association vaguement politisée. Un petit milieu où tout le monde se connaît. Pour mon nouveau job, l’été du VIH, j’ai dû passer un test médical alors que j’avais un mois de trithérapie seulement au compteur. Les questions étaient précises et floues à la fois. Pas de problème cardiaque, de consommation d’alcool ou d’antécédents familiaux sur ce plan-là ? Rien à déclarer ? J’étais pas à la douane. J’avais rien à cacher. Mais à mes yeux, mon petit problème de survie ne regardait que moi.

Mr yeux bleus a de suite cadré le débat : « Tous les centres de référence VIH/sida le confirmeront, on doit admettre que le silence s’impose souvent, hélas, par rapport à cette maladie chronique qui reste connotée négativement. Trop de nos patient·es ont eu à se plaindre des confidences faites dans le milieu du travail, par exemple. » Quand je devais aller à l’hôpital, une collègue me couvrait : elle parlait d’un « rendez-vous ». À elle, j’ai tout dit. J’ai appris à reconnaître les gens. Elle m’a confié son addiction à l’alcool, qui a failli lui coûter la garde de ses enfants.

« Et tes enfants, au fait, quelle réaction ? »

C’est une autre raison du silence dans lequel on s’est muré·es. Marco et moi, on a décidé de les protéger, de leur laisser l’insouciance et d’attendre que Léa et Roméo aient 17 ou 18 ans pour leur annoncer. Aucune envie de les laisser imaginer que le sexe, c’est dangereux. Juste, on a amené le préservatif très vite sur la table.

Discriminations épisode 1
Sarah Fabre. CC BY-NC-ND

Plus assurable

Le soleil s’est couché. Sacha et moi, on est calé·es dans le même sofa. Nos jambes se frôlent. Encore un verre de vin blanc. Je continue.

Tout s’est compliqué quand on m’a diagnostiqué un peu de diabète et surtout une maladie neurologique. Un machin rare affectant mes neurones et qui risquait de dégénérer. Nouveau traitement, nouveaux silences. J’étais devenue éducatrice près d’ici, à Anderlecht. Or le milieu de l’école semble aussi discret que la politique : tu lâches un truc dans un bâtiment, t’entends un écho dans un autre. J’oublierai jamais la réunion à distance improvisée avec ma comptable et mes toubibs (désormais trois spécialistes et une généraliste, qui rame à réunir les pièces du dossier médical) : d’un coup, notre banquier à qui j’avais fini par causer, qui lâche « Euh, cette fois, ça se complique. J’ai contacté la compagnie d’assurance à laquelle, vous le savez, nous sommes liées (oui je le sais, nous aussi on est liées, ma banque et moi)… »

«  Et ? ? » Sacha se raidit. Le nerf de toutes les guerres : l’argent.

Nouveaux contrats, nouvelles questions

Moi, je ne me plains pas. J’ai fait mon petit trou dans la classe moyenne. D’où le Chardonnay à 6 balles et le petit studio qu’on a voulu construire pour prolonger la maison et placer nos sous, il y a cinq ans. C’est la pièce, là, derrière cette porte, tu vois ?

« Oui, oui. Et le mec de la banque ? »

On avait besoin d’emprunter 50 000 euros. Mais moi, j’étais devenue soi-disant impossible à assurer. C’est ce que disait le banquier, sur base de sa prise d’info auprès de l’assurance. Marco et moi, on a pas vérifié. Ma comptable a conseillé de déclarer les maladies. Sinon, j’allais cotiser pour rien. Mon médecin humaniste, cette fois, lui a donné raison : il s’agissait d’un nouveau contrat, postérieur à la découverte de la maladie. Le banquier a proposé une solution qui lui convenait : Marco a pris, seul, l’assurance solde restant dû. En gros, s’il meurt, je dois pas payer sa part. Mais si c’est moi qui meurt, c’est lui qui raque.

« C’est dégueu ! »

Oui. Avec le recul, ça m’a pris la tête. D’autant que mes problèmes neurologiques ont vite semblé sous contrôle. Y a pas de dégradation. Ces soucis sont la conséquence de l’infection VIH il y a dix ans, ou quinze, on ne sait pas. Je n’ai pas la maladie qu’on m’avait annoncée. Mais voilà, le contrat est signé. On n’y reviendra pas. À nouveau, je ne me plains pas. Je me suis renseignée : il y a des « cas » comme moi qui paient des énormes sur-primes. Regarde… Quand même, t’as vu la mention, en tout petit ?

J’ai faim, pas toi ? Tu veux goûter un petit pesto ramené en direct du Val d’Aoste ?

« Oui, j’veux bien, dit Sacha. Tu aimes voyager ? »

Quand on nous le permet et là où je suis la bienvenue… Tu te souviens de la Coupe du monde de foot en Russie ? Marco voulait mater un match des Belges à Saint-Pétersbourg et m’offrir un week-end aux bords de la Volga. La petite finale, je crois. Ben, j’ai pas pu y aller. Pays interdit aux séropositif·ves.

« Tudju. Y a d’autres destinations comme ça ? »

Bah, j’essaie de pas y penser, j’sais pas. Cette fois-là, la Russie s’était arrangée pour le faire savoir… Bon viens, on va manger et on parle d’autre chose.

« Attends, mais c’est dingue, ces interdits. Qui sait que t’es séropositive, au final ? »

Ma banque, je sais pas, puisque le gérant a arrangé les bidons à sa façon. L’assurance, non. On a préféré ne pas prendre de nouveau contrat à mon nom. Le ministre fédéral de la Santé Frank Vandenbroucke ? Tu sais, celui qui a demandé de croiser les données vaccinales et les données d’emploi pour savoir qui est vacciné·e dans les hôpitaux, tu te rappelles  ? Je ne figure pas parmi ses priorités. Ma mutuelle, forcément, oui. C’est un·e médecin-conseil que je n’ai jamais vu·e, ni aperçu·e, qui délivre mes autorisations de remboursement pour les médocs.

«  … ceux que tu vas chercher à la pharmacie »

… où on s’est rencontré·es. Oui, viens, on passe à table.

On passe tout près l’une de l’autre. Ce parfum, cette prestance.

Continuez d’en apprendre sur les discriminations en matière de santé, en lisant l’épisode suivant.
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  1. L’histoire d’Alix est basée sur des faits réels. Son nom, ses lieux de vie ont été modifiés pour protéger son anonymat.

  2. Un compte de CD4 mesure l’état du système immunitaire de la personne en question. Il indique combien de cellules CD4 se trouvent dans un millimètre cube de sang. Plus le nombre est élevé, mieux c’est. Ces lymphocytes CD4 (des globules blancs) sont les « patrons » du système immunitaire. ils dirigent la bataille contre les germes et les virus envahissants.

  3. Pour connaître la charge virale d’une personne séropositive, on prélève son sang et on mesure le nombre de copies d’un élément particulier du VIH, appelé ARN ou acide ribonucléique. Le résultat du test de la charge virale s’exprime en nombre de copies par millilitre de sang. Plus le nombre est faible, moins il y a de virus dans le sang.

  4. Depuis le 1er février 2020, lit-on sur le site des Mutualités Chrétiennes, « les personnes guéries d’une maladie grave bénéficient d’un droit à l’oubli ». Pas de surprime après « un certain laps de temps », variable selon la maladie. Dix ans pour un cancer sans rechute, précisent les Mutualités Chrétiennes. Ah oui, ceci : pour les contrats en cours, la nouvelle loi ne change rien. Impossible pour Alix de revenir sur « de l’histoire ancienne », pense-t-elle aujourd’hui.

  5. L’anthropologue Charlotte Pezeril mentionne le cas d’une assurance solde restant dû imposée dans le cadre d’un emprunt hypothécaire, qu’un malade du VIH s’est vu proposé de rembourser en trois ans (à l’interview, elle rit jaune).

  6. A la page 12, où renvoie l’astérisque, la liste des affections n’est pas délimitée. Il faut relire la note à trois reprises. Attention à quiconque aurait omis de déclarer une « diminution de l’intégrité physique » découlant « d’un accident, d’une maladie ou d’une affection survenus avant la prise d’effet du contrat », qu’il s’agisse d’atteintes véritables à la santé ou de « premiers symptômes ».

  7. Belgique-Angleterre 1-0, en finale pour la troisième place, le 14 juillet 2018.

  8. Dans un communiqué du 27 juin 2019, le dernier avant la pandémie de coronavirus, l’ONUSIDA et le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) ont exigé auprès de 48 pays et territoires « d’éliminer toutes les restrictions de déplacement liées au VIH ». Les deux organisations supranationales faisaient référence au dépistage obligatoire du VIH et sa divulgation, à l’entrée de ces pays, et aux diverses conditions émises lors des demandes de visas ou de permis de séjour, de travail ou d’études. Ces pays s’étaient le plus souvent engagés lors de la Déclaration politique des Nations Unies, en 2016, sur « la fin du sida ». Sans suivi. Dans la liste : Arabie Saoudite, Australie, Cuba, République Dominicaine, Égypte, Indonésie, Israël, Jordanie, Liban, Maldives, Nouvelle-Zélande, Qatar, Russie, Tunisie ou encore Ukraine. Aucun membre de l’Union européenne en revanche, et très peu de pays africains (outre l’Angola, l’Égypte, le Soudan et la Tunisie).

  9. Un éminent spécialiste du VIH et du sida estime que ces médecins-conseils des mutuelles constituent « un tiers problématique » entre les patient·es et les médecins qui les suivent mois après mois. Il dit : « Nous avons construit un lien thérapeutique avec nos patient·es. Nous les connaissons. Ils ou elles savent que nous sommes encore plus attaché·es au secret médical que pour d’autres pathologies. La situation des médecins-conseils n’est pas la même. » Nous y reviendrons dans les épisodes suivants.

  10. Un large échantillon de plaintes pour discrimination, émanant de personnes séropositives, a été assemblé et analysé par l’anthropologue Charlotte Pezeril. Il s’agit d’une coopération entre l’Observatoire du Sida et des sexualités et Unia, anciennement nommé "Centre pour l’égalité des chances". Ces données portent sur la période 2003-2014. Elles indiquent une méfiance fréquente envers la pharmacie, ce lieu où il faut demander un médicament sans savoir qui vous suit dans la file. Cette analyse pointe le fait que des séropositifs choisissent parfois une pharmacie dans une autre ville que celle où ils habitent.

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