Le jour de leur première injection

Le consentement. Épisode 4.

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Sarah Fabre.

Qu’est-ce qui relie deux anonymes ? Alix va louper son rendez-vous dans un centre de vaccination, Sacha engage un tournant à trop grande vitesse sur l’autoroute. Deux vies qui tiennent à un fil. Ou plutôt à une carte d’identité. Elle est sceptique, mais consentante. Lui va découvrir ce qui relie les bases de données établies à son insu.

Cette investigation par épisodes est l’un des volets de notre grande enquête participative sur l’hypersurveillance à la belge.

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Alix  : 7h50, ce mercredi 16 juin. Mon réveil radio me taquine. Il me connecte en direct à notre ministre de la Santé. C’est le ton professoral de Frank Vandenbroucke qui me sort d’un sommeil profond : vaccin, pandémie, digue, certificats pour voyager en Europe, trois applications à télécharger et patati et patata. Une phrase me scie à deux mois et demi de la rentrée scolaire : «  Il faut tout faire pour sécuriser notre liberté partielle. » Vlà autre chose. Va falloir expliquer ça à mes élèves. La veille, également sur La Première, j’entendais Didier Reynders, le commissaire européen à la Protection de l’Etat de droit (tiens donc…), expliquer que l’Union européenne entend sanctionner la Belgique car son autorité de protection des données manquerait d’indépendance. Allons donc. Tout ça me gave et m’inquiète, mais il est trop tôt pour me faire du mouron. Je coupe le sifflet à Vandenbroucke. Je glisse les oreilles sous les draps. Ne pas oublier le second réveil : je dois être au stade d’Anderlecht à 9h23. Pfizer m’attend pour ma première injection.

Sacha : La route est plutôt calme et la lumière carrément belle au moment de monter sur l’échangeur de Strombeek-Bever, direction E19. Je reviens de Laeken, chaussée de Vilvorde, où se trouve la criée aux fleurs. Euroveiling, c’est le nom du lieu. Publicités dans l’autoradio après l’écoute attentive de l’interview politique de Frank Vandenbroucke. Lunettes de soleil sur le nez, et puisqu’il n’y a pas grand monde devant, j’opte pour un léger excès de vitesse qui passera crème. Journal parlé de 8 heures, je l’écoute toujours celui-là. Puis focus sur le boulot, sur les commandes du jour, les bouquets à composer. Je les ferai colorés et estivaux.

Alix : 8h23. Didju, où elle est, la fameuse convocation comportant mon code de vaccination ! ? Jusque-là, j’ai fait « mon devoir de citoyenne », comme disent les médias. Pris rendez-vous dans un des dix centres de vaccination de la Région bruxelloise, avenue Théo Verbeeck, à Anderlecht. Noirci la date dans mon agenda.

Sacha : E19, Nivelles Nord, timing parfait pour arriver à 8h45 à la boutique. « You Keep Me Hangin On », Kim Wilde, sur Nostalgie. Je monte le son, je chante. Méga bonne humeur. Je plane. Sortie 18, quoi, déjà ? MEEEERDE. Maintenant, go, go, go, frein, cligno, rétro, shit un camion derrière, fuuuck. AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH.

Alix : 8h46, c’est foutu, je n’ai toujours rien trouvé. M’enfin… Suis la reine de l’acte manqué. J’ai dit « oui » au vaccin, donc si je comprends bien, je vais être tirée d’affaire ; et voilà que je n’arrive plus à mettre la main sur la lettre reçue il y a trois bonnes semaines. Sûre que si je me pointe sans la convocation ou sans ma carte d’identité (ouf, celle-là, je l’ai), j’me fais recaler. Tant pis, j’y vais. Je présenterai le mail reçu et ça passera. Quel bête stress, tout de même.

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Sacha : C’est l’automobiliste qui roulait derrière le camion qui a appelé le 112. Tendu, inquiet, pâle, mais dans le contrôle. Il est garagiste, il connaît malheureusement trop bien ce genre de drame. « Le SMUR et l’ambulance arrivent », dit-il aux autres voitures arrêtées. « Comme toujours dès qu’un accident est sérieux, le SMUR vient en plus d’une ambulance classique. » Ma petite camionnette est couchée sur son flanc gauche dans le fossé ; le camion a rayé de ses larges pneus les trois bandes de circulation. « La police arrive », ajoute le garagiste. Les pompiers aussi, ce n’est plus qu’une question de minutes. « Il faudra désincarcérer le véhicule. » Tout le monde sécurise la zone, mais personne ne touche à mon corps piégé dans le métal. Je ne bouge pas, personne ne sait pas quoi faire, je suis inaccessible, ils ont peur de mal faire. Tout autour : des fleurs éparpillées, écrasées. La porte arrière de la camionnette gît sur la bande de gauche.

Alix : 9h15. Il me reste huit minutes pour arriver à l’heure au centre covid. Mon gps en compte treize. Ça va pas l’faire. Dans la voiture, je rebobine la séquence. Bizarre, tout de même, ce code de vaccination (ce truc à rallonge de lettres et de chiffres) qu’il n’a fallu encoder nulle part. L’inscription s’est faite avec mes coordonnées réelles. Ça m’a dérangée, qu’on me garantisse que tout était anonymisé sans que j’en ai la moindre preuve. Ensuite, la prise de RDV toutes les trois minutes. Waw ! L’efficacité, l’industrie, la machine qui tourne. Des injections en rafale. J’imagine déjà : «  Ça va ? Des questions ? Non ? Attention, je pique. »

Sacha : L’aiguille perce ma peau au niveau de la main gauche : de la morphine, puis un anti-vomitif par intraveineuse, premières injections d’une longue série. Sur l’écran du monitoring, mes paramètres - électrocardiogramme, saturation, donc taux d’oxygène dans le sang - sont moins catastrophiques qu’attendus, mais je suis très mal en point. Inconscient, mais vivant. Quelques instants plus tôt, on me glissait une planche contre le dos pour me sortir au plus droit de la carcasse. «  Caaaaalmement les gars, tout doux, tout doux.  » On craignait une fracture cervicale ; elle semble confirmée. «  Il est stabilisé ? Go, on démarre. » Sirène et gyrophare.

Alix : 9h20. Roooh, je cours, je sue. Et bien sûr, au stade d’Anderlecht, il n’y aura pas de place de parking… Tout ce stress, c’est la faute à ma mutualité. Non, j’exagère un peu, mais c’est quand même elle qui a considéré au départ que je n’étais pas prioritaire pour me faire vacciner. Sans ça, j’y serais passée dès le mois d’avril…

Alix : … À ce stade, j’ignore toujours ce que ma mutuelle sait de ma prise de médicaments contre le diabète et de l’évolution de mon traitement contre le VIH, engagé il y a bientôt dix ans. En vertu du secret médical, seule mon équipe de médecins connaît l’état actuel de ma barrière de protection immunitaire. Celle-ci est testée tous les six mois, à l’hôpital le plus proche de mon domicile, lors d’une prise de sang censée rester confidentielle. Qui d’autre que « mes » médecins pourrait déterminer si oui ou non, je rentre dans les critères pour bénéficier d’une vaccination covid anticipée ?

Sacha : On fonce vers l’hôpital le plus proche du crash. L’équipe médicale profite des quelques minutes devant nous pour fouiller ma veste brune. Portefeuille, carte d’identité : ok. Nickel. Le contact est pris avec leurs collègues des urgences. «  Sacha Vanderliner, V-A-N-D-E-R-L-I-N-E-R. Date de naissance : 02 mars 1987. Vous avez quelque chose ?  » Je ne suis pas connu des services de l’hôpital, mais je figure dans la base de données du Réseau Santé Wallon, puisque j’ai donné, malgré moi, mon consentement eHealth. On trouve mon historique de santé peu étoffé, mais suffisant pour me faire entrer sereinement au bloc. Pas d’allergie connue à la pénicilline, pas de contre indication à la grosse intervention chirurgicale qui m’attend. Quand l’ambulance et le SMUR passent la grille de l’hôpital, personne n’a entendu le son de ma voix, mais on sait déjà - en partie - qui je suis et comment me prendre en charge au plus vite, dans les meilleures conditions.

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Alix : 9h26. Je suis rentrée par la tribune n°4 du Lotto Parc. Pas vu Vincent Kompany, le coach du Sporting d’Anderlecht : ma cadette m’a demandé de lui ramener un autographe, c’est raté. A l’accueil, des gardiens de la paix distribuent un masque tout propre, ailleurs, ce sont parfois des militaires. Ils rassurent les retardataires ou sourient à celles et ceux qui sont en avance. Dix mètres plus loin, il se confirme que seule la carte d’identité est nécessaire pour accéder à l’étage supérieur, puis à la salle de repos. Entretemps, j’ai demandé dans un sourire à l’infirmier si on captait mieux la 5G après la première ou la deuxième injection. Ça l’a fait rire. Mais il a répondu qu’il… ne pouvait pas me répondre. Bon, au moins, vaccinée et à moitié rassurée, je ne devrai pas payer mes tests PCR si je pars à l’étranger cet été. C’est ce qu’avait déjà promis Frank Vandenbroucke il y a quelques semaines. Le jeune homme me rend ma carte d’identité et je reçois mon nouveau carnet de vaccination, avec une place vacante pour la seconde injection et un post-it sur lequel est indiqué 9h46, l’heure à laquelle je serai autorisée à quitter le centre.

Sacha : J’entre en salle d’op’ au moment où les ambulanciers tendent ma carte d’identité au service d’admission des urgences. Ce petit rectangle vert d’eau avec sa puce dorée est inséré dans le lecteur. Sur l’écran, la secrétaire médicale repère directement mes infos de base : nom, prénom, adresse, date de naissance. Elle trouve mon numéro d’inscription au registre national (RN) : une série de 11 chiffres qui commence par une date de naissance à l’envers, AA/MM/JJ ; puis un ensemble de trois chiffres qui correspond au compteur des naissances pour ce jour-là, nombre impair si l’on est un homme, pair si l’on est une femme, et les personnes intersexes sont, sans surprise, oubliées dans les limbes du monde binaire… La série de 11 chiffres se clôture par une clef de contrôle à deux chiffres, déterminée par une formule mathématique (dite modulo 97). Ces onze chiffres très personnels mais pas indéchiffrables - qu’on retrouve partout - ouvrent de nombreuses portes : registre national, banque carrefour de la sécurité sociale (BCSS/NISS), eHealth/masanté, intégrateur de service fédéral, identification électronique, impôts, tests de dépistage Covid, vaccination et base de données Vaccinnet+… J’en passe. Si la clef est toujours la même, les infos ne sont pas accessibles à tout le monde. C’est le principe, la théorie. Alors ici, sur cet écran, dans ce service hospitalier, derrière mon nom, Sacha Vanderliner, on trouve uniquement mes données de santé : historique médical, présence sur les réseaux de santé wallons et bruxellois, prescriptions pour des médicaments contre l’asthme, liens thérapeutiques avec des pharmacies et des médecins spécialistes. On trouvera bientôt : accident de voiture sévère, fracture cervicale, séquelles motrices, revalidation lente. Un champ est, à ce jour, encore vide : pas vacciné contre le Covid-19.

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  1. L’une des directrices de l’APD (Autorité de protection des données), Alexandra Jaspar, a secoué le cocotier en déclarant sur la RTBF que cet organisme était composé majoritairement de membres de cabinets ministériels (La Première, 22 février 2021).

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