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La SNCB et Infrabel complices de fraude ? (2/3)

2. Dumping chronique sur le RER

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Leo Gillet. CC BY-NC-ND.

EXCLUSIF Médor révèle des anomalies sur la ligne 124, reliant Nivelles à Bruxelles. Sur ce tronçon du RER, la firme Besix utilise un sous-traitant qui ressemble à un pourvoyeur de main-d’oeuvre. Ce n’est pas la première fois… Pour d’autres faits, le géant de la construction risque un procès. Infrabel et la SNCB laissent faire. Le gouvernement, aussi. Malgré le danger que courent les ouvriers.


Quelques nuits fraiches sur la ligne 124, reliant Nivelles et Bruxelles. La ligne 124, c’est l’une des deux jambes du RER, le « Réseau Express Régional ». L’autre est censée permettre la jonction rapide entre Ottignies et la capitale via des trains à grande vitesse. En 2013, un bon milliard d’euros ne suffisait plus. Il a fallu tout arrêter, faute de financement. Là, les travaux ont repris sur les deux lignes du RER. Sauf nouveau contretemps, le monstre sortira du lac un peu plus d’un quart de siècle après le premier coup de pioche, en 1999.

Ce vendredi 2 octobre, « Marin » sort de sa camionnette blanche et ajuste sa tenue de travail. Pour une fois, il fait sec. Température au ras des rails : 13 degrés. L’heure ? Minuit et trois minutes. « Marin » (il s’agit d’un nom d’emprunt) est en retard. Ses collègues le saluent en roumain. Tous portent la chasuble jaune de la société bruxelloise Speed Travaux. Marin parle fort, il polarise l’attention. C’est lui, le chef ? Quoique…

Aussitôt arrivé, il se dirige vers deux hommes portant un plus bel équipement. L’un fume cigarette sur cigarette. L’autre dirige. Casques immaculés de couleur blanche, vestes en polar bleu avec le logo « Besix » dans le dos, tous deux échangent entre eux en français. Ce sont eux qui dirigent la manœuvre, du geste et de la parole, c’est clair. Marin traduit vers les ouvriers.

Ligne 124 Braine Pont Baty Scolasse 2 oct 20
Braine-l’Alleud, 3h30, la nuit du 5 au 6 octobre. Pluie continue. Erection d’un mur anti-bruit. Besix donne les ordres, Speed Travaux exécute toujours.

Nous sommes dans l’entité de Braine-l’Alleud, à hauteur du pont Baty Scolasse. A cet endroit, la ligne 124 devra être portée à quatre voies afin de donner au RER son libre accès. Il faudra : changer l’alimentation en électricité, démonter des portiques caténaires, installer plus de 1 000 mètres de murs anti-bruit (ces travaux sont signalés aux riverains : ici). C’est pour ça qu’ils sont-là, les deux contremaîtres de Besix et les six exécutants de Speed Travaux. Hisser de grosses plaques de béton.

En mai 2019, le géant de la construction Besix a fièrement annoncé à ses actionnaires qu’il avait obtenu ce contrat d’élargissement des voies à 30 millions d’euros auprès d’Infrabel, la société soeur de la SNCB qui gère les infrastructures ferroviaires. Un contrat à 30 millions d’euros. Comme à l’écluse de Lanaye ou pour rénover le viaduc d’Herstal, Besix se montre fidèle en amitié : il sous-traite une partie du job à Speed Travaux. Un nom prédestiné pour foncer.

« Demandez au bon dieu »

Etrange partenariat, tout de même. D’un côté, une firme à la carrure internationale qui obtient des marchés prestigieux comme à Dubaï, pour l’Expo 2020, reportée d’un an. De l’autre, une société privée à responsabilité limitée fondée par un petit entrepreneur de nationalité roumaine, en 2006, et dont le directeur est un pensionné actif de… 81 ans.

La parole est à celui-ci. Il s’appelle Pierre Bruneau :

«  C’est moi qui ai amené le contrat Besix, dit-il. C’est notre client principal. Oui, vous avez raison, nous avons travaillé avec eux sur de beaux ouvrages. Sur la portion de RER où les opérations sont en cours, Speed Travaux dispose de dix à quinze hommes. Mais pour davantage de détails sur cette coopération, voyez auprès de Besix. Il vaut mieux s’adresser au bon dieu qu’à ses saints.  »

Effectivement, Speed Travaux fait sa part du job. Le vendredi 2 octobre, vers 18 heures, cinq autres ouvriers achèvent leur journée de travail à proximité de la gare de Braine-l’Alleud et rentrent ensemble au bercail dans une Opel blanche.

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Discrète, sous un pont près de la gare de Braine-l’Alleud, l’équipe de jour de Speed Travaux achève le boulot sur ce bout de RER, le vendredi 2 octobre à 14 heures.

La nuit du 5 au 6 octobre, sous une pluie battante, d’autres encore sont là avec leur veste de pluie customisée. Au crépitement d’un flash, vers 4 heures du matin, deux ouvriers portant une tenue distincte décampent sans traîner à bord d’une voiture parquée à l’abri des regards et immatriculée en Roumanie. Qui a-t-il à cacher ?

Besix au tribunal ?

«  Vous me demandez combien d’ouvriers de Speed Travaux sont actifs en ce moment sur le chantier RER ? Je ne peux répondre à votre question, souffle Mihai Kuth, le gérant de la petite société sous-traitante, le 3 octobre. Il faut que je vérifie au bureau.  »

Le manager a la mémoire courte. Pour les trois derniers exercices comptables, Speed Travaux affiche… un seul équivalent temps plein à son bilan social. On pourrait ironiser : « Le RER fonce grâce à une société d’une personne », « Le patron ne connaît pas son seul ouvrier ». Mais ça ressemble fort à de la mise à disposition (illégale ?) de main-d’œuvre. Et les avertissements du passé ne servent manifestement à rien : Besix et d’autres firmes de construction du top 10 ont été suspectées de fraude avant l’arrêt des chantiers. Ça reprend et rien ne change.

Ligne 124 6 octobre
Braine-l’Alleud, 3h30, la nuit du 5 au 6 octobre. Pluie continue. Erection d’un mur anti-bruit. Besix donne les ordres, Speed Travaux exécute toujours.

Explication de la situation présente :

Tous les beaux contrats semblent désormais remportés par des firmes qui injectent une part de main-d’œuvre étrangère low cost dans leur offre de service. Cela réduit les coûts, et tant pis s’il faut exploiter – de nuit – des ouvriers mal défendus et moins bien payés. Au fait, rien ne l’interdit. Il est permis de faire appel à des « travailleurs détachés », comme on dit, issus d’un Etat membre de l’Union européenne et qui paient leurs cotisations sociales dans le pays d’origine (où les taux d’imposition sont souvent moindres – c’est le cas en Roumanie). Cela dit, tout ceci doit être déclaré, transparent. Sans quoi il s’agit de dumping illégal ou d’une véritable fraude sociale organisée si les travailleurs des sous-traitants en cascade sont placés sous l’autorité patronale du chef d’ouvrage.

Patrick Delperdange, directeur chez Besix et responsable du chantier RER, fait mine d’ignorer que Speed Travaux ne pouvait lui offrir qu’un seul travailleur :

«  Ce n’est pas moi qui rédige les comptes annuels de Speed Travaux. Je suis étonné par ce que vous me dites. Peut-être utilisent-ils eux-mêmes des sous-traitants ? Moi, je ne suis pas au courant. Je sais que sur cette portion de RER, je peux disposer d’une trentaine d’hommes en sous-traitance, qui s’ajoutent à une dizaine de nos fonctions d’encadrement et à la douzaine d’ouvriers appartenant à Besix. Je vais vérifier si tout est en ordre…  »

Le directeur des vestes bleues assure que, selon ses informations, tout le monde est payé de manière « raisonnable ». On peut en douter : comment gagner des marchés en injectant du travail à bas coût sans au passage presser le citron ?

Interrogée par Médor’sur ces constats de jour comme de nuit, la SNCB renvoie vers Infrabel. Et chez Infrabel, le porte-parole Arnaud Reymann dit avoir consulté ses juristes : «  Ils m’assurent que nous ne sommes en rien concernés par ce que vous me dites. Adressez-vous à Besix. »

Lors des précédentes phases du RER, Besix a été verbalisée par l’Inspection sociale, qui a constaté des irrégularités dans le recours aux travailleurs détachés. Le directeur des opérations Patrick Delperdange en convient : l’un des sous-traitants avait négligé de déclarer une partie de ses travailleurs. L’Auditorat du travail du Brabant wallon a ouvert une enquête. Puis le dossier a été transmis à Bruxelles. Outre Besix, une autre société leader de marché est concernée. «  L’Auditorat du travail de Bruxelles ne souhaite pas faire de commentaires à ce propos  », dit le magistrat de presse Fabrizio Antioco. Selon nos informations, cela signifie que les soupçons de fraude sont sérieux et qu’un renvoi devant un tribunal correctionnel est envisagé.

Ecrasé par une bobine

Dans les milieux judiciaires, on dit se baser désormais sur la jurisprudence CFE, du nom de cette filiale du puissant groupe Ackermans & van Haaren. Comme l’avait signalé Médor, un jugement rare a été prononcé le 19 mai 2020 devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. La firme CFE a été condamnée à 3 ans d’interdiction de travaux immobiliers suite à des faits de fraude sociale visant a priori ses sous-traitants. En général, seuls ceux-ci sont poursuivis voire condamnés. Ici, c’est le chef de chantier qui est sanctionné, en premier lieu. Les infractions pénales ont été commises sur un petit chantier résidentiel, à Uccle, en 2017 et 2018. La sanction a été assortie d’un sursis de 3 ans. Selon ce jugement retentissant qui devrait sensibiliser le monde de la construction, CFE est condamné pour avoir contourné les législations sociales en vigueur, opéré des menaces sur le personnel sous-traitant, porté préjudice aux intérêts financiers de l’Etat belge, démontré « une absence totale de remise en question de son mode de fonctionnement » et manqué aux règles en matière de sécurité des travailleurs. Ce n’est pas rien.

Sur le rail, forcément, de tels enjeux de sécurité sont sensibles. «  C’est très dangereux, ces travailleurs venus de divers horizons, équipés parfois de tenues sombres, travaillant pour différents sous-traitants et qui se déplacent la nuit sur les voies sans savoir si un convoi de matériel est prévu au même endroit  », répercute un inspecteur social, sur la base de propos tenus auprès de lui par des cheminots. Pas plus tard que le 1er octobre – la nuit d’une de nos visites sur le RER brabançon – un ouvrier de 62 ans est mort écrasé par une bobine de câble électrique d’une tonne et demi, à Juprelle (près de Liège), sur un chantier d’Infrabel. Selon un porte-parole de cette entreprise liée de fait à la SNCB, l’homme travaillait pour un sous-traitant. Une enquête est en cours.

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