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1970. George est devenu maître d’un petit empire porno. Il parade à Cannes, joue au plus malin avec la censure. Profites-en bien, George, les temps changent…
« Cher Harvey,
(…) Alice et les enfants aimeraient que tu fasses une halte à Bruxelles lorsque tu iras au « festival de Cannes ». Esther me l’a promis l’an dernier à Cannes et je suis sûr qu’elle tiendra parole.
Dans l’attente de tes nouvelles,
Avec mes meilleurs sentiments
G.S. »
Nous sommes en 1973, George finit sa lettre à Harvey Pergament, président de Cavalcade Pictures, société de production établie à Hollywood. Il vient de lui confirmer quelques commandes et note sa déception au sujet du film « Love Doctors », où il n’y a « aucune nudité ». Mais il espère un arrangement, pour rentrer dans ses frais. George soigne son réseau, qui a alors plutôt belle allure. Chaque année, il sillonne l’Europe et rencontre ses partenaires sur les marchés européens du film, à Munich ou à Cannes.
Pour le rendez-vous cannois, il séjournera cette fois-ci au Grand Hôtel et prévient ses partenaires. Ces derniers s’appellent Constantin film (la première société à avoir exporté l’érotique d’Allemagne), Cannon Group (société israélo-américaine qui deviendra plus tard une reine du nanar, diffusant par exemple les prestations de Chuck Norris) ou encore Distribpix (compagnie new-yorkaise de premier plan dans le porno américain, qui porte alors des réalisateurs phares du genre, comme Joe Sarno ou ponctuellement Radley Metzger).
Quelques classeurs montrent que George s’occupe personnellement de cette partie « relationnelle » avec le gratin. Pour le reste, c’est sa fille Patricia qui gère la paperasse et les contrats. Ainsi que son bras droit, un certain Paul Van Ex. Les fardes sont bien ordonnées.
George vient de créer une société de distribution, Atlantic Films, et depuis un an, a ouvert son nouveau « bijou », le cinéma ABC, au 149 du boulevard Adolphe Max. Il met en place « sa » grande idée : profiter de l’essor considérable du porno des années 70 pour ouvrir de nouveaux lieux et surtout, maîtriser la chaîne de diffusion de A à Z.
George cumule désormais les fonctions de distributeur et exploitant d’un petit réseau de salles belges en expansion. Courant des années 70, il ouvre ainsi plusieurs cinémas hors de Bruxelles, comme à Liège, ou à Gand.
Il loue aussi ses films aux quatre coins de la Belgique, de Courtrai à Ypres, Charleroi, Ath ou Huy, parfois dans de petits cinémas « classiques », qui programment de l’érotique pour le frisson du week-end.
Qui pique dans la caisse ?
Seules ombres au tableau : pas toujours évident, surtout dans son secteur, de gérer de nouveaux cinémas à distance. Dans son ABC de Liège, il soupçonne même un employé d’organiser des projections pirates, la nuit et de piquer des photos. En 73, il se paie les services d’un professionnel, chargé de prendre le malandrin sur le fait.
L’autre point noir, c’est la censure, « qui dans les années 70, est assez intransigeante », rappelle Daniel Biltereyst, auteur d’un ouvrage sur le sujet (voir épisode 1). En principe pourtant, la Belgique est ultra-libérale. « La Constitution garantit l’absence de toute forme de censure. Sauf que dès 1920, une loi interdit l’accès aux salles par défaut aux moins de 16 ans. Les films doivent donc passer devant la commission de Contrôle des films, pour se voir attribuer une catégorie », poursuit le chercheur.
Ce n’est pas vraiment un souci pour Scott, qui ne vise pas un public mineur. Son problème tient en 5 mots : « outrage public aux bonnes mœurs ». Un délit, réprimé par le Code pénal, qui s’applique aux cinémas, considérés comme des manifestations publiques. Le concept de « bonnes mœurs » étant plutôt subjectif, « il installe une pratique de censure floue, émanant des parquets et exécutée par la Brigade des mœurs des polices locales, sur base de recommandations ou de plaintes », explique Daniel Biltereyst. Et « le parquet de Bruxelles a été longtemps réputé comme l’un des plus conservateurs du pays ».
C’est peut-être pour pouvoir se border en cas de pépin que Scott demande à un huissier d’aller constater, en 1968, la présence d’une poitrine entièrement dénudée en façade de l’un de ses concurrents. Dans une autre lettre, adressée en 1980 à l’avocat de Scott, le procureur du roi de Bruxelles précise la façon dont il convient de cacher les seins en vitrine : « des confettis, des desseins (sic) découpés en forme de cœur, d’étoile ou autres, ne pourraient évidemment convenir, au contraire, puisqu’ils auraient pour effet d’attirer plus particulièrement l’attention sur ce qu’ils devraient celer ».
Cette lettre est aussi une preuve, en creux, que la censure peut devenir un outil de promo, si on la joue finaud. Dans les archives sauvegardées par le Nova, on retrouve des carnets entiers de programmes avec des titres changeants, pour feindre la nouveauté ou appâter le chaland en jouant parfois sur l’interdit et la fausse retenue. Les mots n’étant pas victimes de censure, la titraille devient un sport de haut niveau.
Idem pour les inserts ou coupes préventives dans les films. Dans un film, une pénétration sera clairement coupée, alors qu’un peu plus tard une éjaculation sera, elle, bien visible. Sur les affiches, pareil : ces vingt gommettes jaune fluo collées sur un sexe en érection (mais pas sur la bouche qui l’enfourne) protègent-elles vraiment les chastes regards des braves gens ?
À la Brigade des mœurs de Bruxelles, dans les années 70-80, deux agents sont exclusivement préposés à ce contrôle des bonnes mœurs : le Suske et JC. « Malheureusement, ils sont tous les deux décédés », s’excuse presque Mike, qui y a officié de 1984 à 2000. Lui a quand même dressé plus de 80 PV de films, dans le quartier de Scott. Chaque semaine, Mike devait jouer le client lambda, en civil, payer sa place plus un pourboire de 20 francs – « On rentrait ensuite nos frais, payés par le parquet » – et s’asseoir, « le plus au fond possible, pour avoir une vue d’ensemble ». Une fois à l’intérieur, « il fallait faire le film du film ». Comprenez : noter précisément les scènes litigieuses, chrono en main. « On travaillait sur ordre du Parquet, qui était réputé sévère. »
Voici ce que l’agent devait vérifier, jusque fin des années 80 : « à l’écran, il ne fallait pas voir de pénétration, ni de sexe masculin en érection. On ne pouvait pas non plus voir le sexe féminin en détails, mais à l’époque les sexes n’étaient pas épilés ». Donc une chatte avec poils, ça passait, mais pas les jambes trop écartées. En vitrine, même topo « avec en plus, interdiction de voir les seins ». Il se rappelle que Scott a dû subir quelques saisies au milieu des années 80, puis plus rien..
Pas la peine de demander à Mike son fantasme de Scott, il l’a rencontré. « Enfin, plutôt croisé. Une fois c’était en rue, avec les collègues, on s’est échangé des amabilités. Une autre fois, c’était dans nos locaux, il venait dans le cadre d’une audition, en tant que témoin il me semble. Il avait un costume au motif prince de Galles, il me faisait penser à un major de l’armée britannique. »
En tous cas, dans les années 80, un rouleau compresseur bien plus meurtrier que la censure écrase le secteur du cinéma porno sur pellicule. La VHS. Autour de George Scott, les cinémas s’y mettent. Ou disparaissent. Les vidéo-clubs le toisent. Scott, lui, refuse de passer à la « K7 ».
La relance du Strip
C’est à ce moment, en 1981, qu’il lance une « nouveauté », censée colmater l’hémorragie : les strip tease « en live », d’abord entre deux projections, puis à heure fixe. Il commence par Bruxelles, puis l’étend à Gand, Liège, Anvers, Ostende. Dans les années 80, des candidatures adressées à Scott témoignent d’une certaine « aura » du lieu, qui attire des profils d’Écosse, de France ou des Pays-Bas, proposant parfois des duos de couple à la proposition esthétique affirmée.
Mais les strip-tease ne suffisent pas. Les problèmes financiers s’accumulent. Au milieu des années 80, Scott doit fermer l’American et l’ABC de Liège. Il tente une relance en ouvrant des cinémas, à Ostende et Anvers. Peut-être parce que les taxes communales sur les cinémas cochons sont moins élevées (4 % à Anvers contre 10 % à Bruxelles en 1989) et la censure plus clémente ?
George multiplie les gimmicks pour rester dans la course. En 1986, l’ABC projette même les matchs de foot de l’équipe belge au mondial, avec strip tease pendant la mi-temps. De façon générale, son mot d’ordre : faire du neuf avec du vieux. « Ici, pas de K7 », « voyez la différence », est-il écrit sur la devanture.
Nous sommes en 1990. Canal + offre depuis peu du porno hard core, à mater bien à l’abri, dans sa chambre à coucher. Les fardes jadis bien rangées se remplissent de feuilles volantes, de papiers en bordel, à trier. Les signatures de Paul Van Ex et de Patricia, la fille de George, qui s’occupaient de faire tourner la boutique, disparaissent. Le vieux a perdu sa garde rapprochée. Il a 73 ans.