Mon bel Américain

Episode 1/3

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Façade du cinéma American, rue du Pont-Neuf à Bruxelles, années 50.

George Scott porte un nom de personnage de fiction. Il a pourtant existé. Entre 1948 et 2013, cet Américain aux origines soviétiques s’est bâti en Belgique un petit empire du cinéma érotique et porno sur pellicule, unique en son genre.

« T’as vraiment envie de voir sa tête, là, tout de suite ? »
 — « Tu veux pas le fantasmer un peu d’abord ? »

Voilà ce que m’a lancé Laurent Tenzer, sur un ton vaguement neutre, à la fin de notre première rencontre. À l’époque, j’étais venue le voir pour qu’il me raconte l’histoire de l’ABC, dernier cinéma érotique et porno à projeter des films sur pellicule à Bruxelles, ouvert par un certain George Scott en 1972 et fermé en 2013. Un lieu un peu dingue, dont Laurent avait sauvé de justesse les archives filmiques, avec ses collègues du cinéma Nova (un cinéma de recherche bruxellois). Cette mine d’or contenait plus de 3 000 bobines de films érotiques et porno sur pellicule 35mm globalement issus des années 70 et 80, des caisses d’affiches et de matériel de promo. J’étais venue entendre Laurent me parler d’un lieu. Nous avions passé deux heures à discuter d’un homme. George Scott. Dont le parcours traversait littéralement le siècle.

Il commençait après la Seconde Guerre comme exploitant de films cherchant la limite, se poursuivait comme distributeur aux quatre coins de la Belgique, de films érotiques puis porno, taulier-bateleur de cinémas en crise, pour finir patron fantomatique d’un cinoche vintage déglingué, devenu lieu de rencontres et de pratiques plus ou moins terminales. Un parcours unique en Belgique, dont il ne restait, bizarrement, presque rien. À part quelques contrats et carnets noircis (mais était-ce vraiment son écriture, d’ailleurs ?), et deux photos portraits. Qu’on ne regardera donc pas tout de suite, c’est d’accord Laurent. Le temps de fantasmer – un peu, et surtout de fouiller pour retracer une vie, une époque, un pan maudit de notre culture, quitte à déchanter.

Dans mon fantasme, en 1948, quand George Albert Scott débarque de New York à Bruxelles, il a la classe américaine. C’est peut-être même ça qui a plu à Alice Liber, née et domiciliée à Koekelberg. La jeune femme vient de traverser l’océan pour épouser celui que j’imagine comme son « bel Américain », le 27 avril 1948 à New York. S’il est Américain de par son père, George est né à Tbilissi, ex-URSS.

Comment les deux amoureux se sont-ils rencontrés ? La rumeur raconte que George aurait fait le Débarquement, comme GI. Les faits sont plus prudents. La première trace de résidence de George Scott à Bruxelles date de juin 1948. Des avis de décès et quelques actes notariés nous apprennent qu’Alice Liber est alors fille unique, orpheline depuis 1946, héritière d’une famille de négociants, multipropriétaires dans la capitale.

Alice connaît-elle alors le « projet professionnel » de George ? Elle est en tous cas, dès 1950, administratrice déléguée de leur petite entreprise familiale, la bien nommée SA « Studios américains ». Avec cette société, George exploite le cinéma American, situé rue du Pont-Neuf, dans le centre-ville. Et quelques années plus tard, le Paris, situé à deux pas, boulevard Adolphe Max.

La Guerre vient de s’achever. Comme après chaque crise, les gens ont soif de loisirs. La télé n’est pas encore entrée dans les salons, la voiture commence son essor, un élan de renouveau souffle sur Bruxelles. « Le quartier dans lequel s’implante Scott, c’est encore celui de la grande sortie en ville. Les cinémas connaissent alors un immense succès de fréquentation à l’époque. Rue Neuve, par exemple, on compte 20 cinémas. Le week-end, on prend le tram, on s’habille, on met sa fourrure et on descend en ville », explique Isabel Biver, autrice de Cinémas de Bruxelles. D’ailleurs, Isabel, comment imagine-t-elle George Scott ? « Je le vois grand, les cheveux sombres, vêtu d’un long imper foncé, un costume de bonne facture. On dirait un homme d’affaires dans un film de gangsters des années 30. Rien dans sa mise ne laisserait penser qu’il s’occupe de films érotiques. »

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Le cinéma Paris, boulevard Adolphe Max, années 50. Photographie : Cinéma Nova, Fonds ABC

Parce que clairement, le bel Américain a trouvé un créneau. Celui de la limite. À l’époque, il n’est pas encore question de cinéma érotique, mais de son « ancêtre » – pour faire bref – le cinéma d’exploitation. Un courant apparu aux Etats-Unis en marge des gros studios, et qui se caractérise par des films produits vite fait, souvent mal faits, avec peu de moyens, par des réalisateurs parfois issus des milieux forains. Leur recette : des scénarios qui flirtent avec tous types d’interdits et tabous et qui utilisent toutes sortes de prétextes pour déjouer la censure.

Pour les fêtes de Noël 1949, par exemple, une recherche dans les archives des journaux de l’époque nous apprend que l’American propose « Harem nazi », de Giorgio Simonelli, un film qui préfigure la nazisploitation des années 60. Un an plus tard, en 1950, George met à l’affiche « Test Tube babies ». « Un exemple assez typique des premières générations de films d’exploitation qui utilisent un prétexte médical ou éducatif pour justifier leur existence et, sans doute, éviter les ennuis », m’explique Laurent Tenzer du Nova. « Mais qui en même temps sont hyper-racoleurs dans leur publicité et jouent sur les images chocs et sexy pour attirer les foules. »

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Annonce du film « Test tube babies », parue dans Le Soir du 25 novembre 1950. KBR, Belgicapress 15438406

Si vous n’avez pas le temps – ni l’envie – de regarder le film, j’ai demandé à Laurent de me faire un topo rapide : « Ici il y a un obscur discours moral sur la nécessité de procréer dans le mariage et une sorte de critique ambiguë des mœurs libres de certains personnages. Ce n’est qu’à la fin qu’on aborde le sujet : l’insémination artificielle, et que tout rentrera dans l’ordre grâce à la médecine moderne. Mais au passage, on a pu se rincer l’œil dans les scènes qui "dénoncent" les troubles de la femme sans enfant, et les dérapages qui peuvent être causés par sa légèreté et son mal-être. »

George Scott n’est certainement pas le seul à s’engouffrer dans ce créneau, où il mélange aussi des films d’aventure, de bagarres, ou des comédies populaires comme Les pépées font la loi, avec Louis de Funès. Mais il est clairement l’un des premiers.

L’American devient même, dès le début des années 50, un « repère en négatif » dans la ville, où viennent s’encanailler les milieux d’avant-garde. L’écrivain Hugo Claus aime se rendre à l’American, en compagnie de ses amis poètes du groupe des « Vijftigers », pour y voir tout ce qu’on ne voit pas ailleurs. C’est ce qu’a découvert Daniël Biltereyst, chercheur à l’université de Gand, en préparant son ouvrage Verboden beelden, consacré à l’histoire de la censure en Belgique. Attention, prévient le chercheur, « il ne faut pas surestimer le lien entre des personnages comme Scott et ces milieux d’avant-garde. Pour ces artistes, il s’agissait d’une coquetterie, d’une façon d’aller voir ce qu’on ne voyait pas ailleurs. Mais Scott, lui, n’avait pas forcément d’ambition cinéphile derrière. Il faisait partie de ces entrepreneurs, certes révolutionnaires, qui se sont centrés sur le scandaleux, jouant avec la limite. »

Une limite qui se cisèle tout contre la censure, domaine où la Belgique tient une position particulière. Mais patience, je vous raconterai ça dans le prochain épisode. Disons pour l’instant que la première trace de censure concernant George arrive dès 1950. Sur ordre du procureur de Bruxelles, la police entre à l’American et saisit le film à l’affiche, Hollywood Burlesque.

Des films légers

Le commissaire Dierickx, chargé du PV, a le sens du détail. Objet du délit : « des danseuses qui se déshabillent progressivement avec des gestes lascifs, pour exhiber finalement leurs seins ». Le policier juge utile de préciser que l’American est « une salle où ne sont projetés que des films légers ». Bah tiens. George Scott sera condamné pour outrage public aux bonnes mœurs. Et comme il est un étranger nouvellement débarqué, une note est transmise à la Sûreté de l’État (note qui n’ira a priori pas plus loin de ce côté – toutes nos excuses auprès des amateurs du fantasme d’un George, espion venu du froid).

Cette censure – et l’autocensure qui va avec – n’est en tous cas pas près de tuer son business. Car pour George Scott, c’est le début de la période faste. Les années 60. Ça y est. La télé entre dans tous les foyers. Les cinémas, eux, entrent en crise. Mais pas ceux de Scott, dont le filon du scandale va même devenir la planche de salut. Le quartier où sont installés ses cinémas évolue aussi, dans la foulée destructrice du grand mouvement « moderniste » entamé avec l’Expo 58 et qui vide progressivement les rues de leurs habitants, ouvrant une brèche idéale pour l’épanouissement des cinémas érotiques.

Alice et George ont entre-temps eu deux enfants. La petite famille a déménagé dans une villa de la cossue commune d’Uccle. Les affaires familiales vont bien. George a créé plusieurs boîtes, dont La compagnie européenne du cinéma, installée rue Royale, aux côtés de grandes sociétés de cinéma qui ont pignon sur rue. Jusqu’ici, l’homme d’affaires a développé une carrure d’exploitant de salles, doué de connexions privilégiées avec quelques sociétés de production américaines qui lui permettent d’avoir du « soufre » en primeur. Il a désormais bifurqué vers l’érotique. Mais George a un plan, pour passer à la vitesse supérieure.

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  1. Sous-genre du cinéma d’exploitation, dont les scénarios consistent souvent à mettre en scène des femmes dans des prisons nazies, à travers des aventures aussi nazes que carrément limite.

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