Les résistants
Agriculture bio
En Belgique, les producteurs bio et locaux avaient trouvé leur public durant le confinement. Depuis, c’est la dégringolade. Les industriels raflent tout. Mais certains résistent malgré une politique qui les défavorise et un manque de soutien financier. Bienvenue à De Groentelaar.
Il est 6 heures du matin, un vendredi de mai, dans le Pajottenland. Une contrée verdoyante et vallonnée aux portes de Bruxelles, où se confondent villas quatre façades et fermes d’époque. Le village de Pepingen est encore endormi. Mais, dans une petite fermette qui donne sur des champs et des serres, il y a déjà de la lumière.
« Deux bacs de koolrabi (chou-rave) pour Bees Coop ! » « Trois bacs de patatjes pour Barn ! Tu peux les mettre dans la camionnette. » Tijs Boelens, 33 ans, est déjà tout en affaire. Le natif de Gooik, en Brabant flamand, est un fermier passionné et un activiste du syndicat paysan Boerenforum, qui se bat contre l’agro-industrie. Si vous lisez la presse flamande, vous l’avez peut-être vu dans la bataille contre l’accaparement des terres par Colruyt – on y reviendra. Et celui qui porte les bacs de légumes, c’est moi. Thomas, 27 ans. Un gars de la ville qui a un peu trop idéalisé la ferme et le retour à la terre. Ce matin, j’ai les yeux endormis et le dos endolori. On est vendredi, jour de livraison des produits à Bruxelles, dans les coopératives et les magasins bio de la capitale. Mais revenons au début de l’histoire.
Le juste prix
De Groentelaar est née il y a onze ans. Pleins de rêves, Tijs, Sander, Lieve et Lies ont lancé le projet ensemble, entre amis. Leur idée, c’était de lancer une ferme bio, en coopérative, sur la terre où ils ont grandi. Seuls les deux premiers sont restés, et Anna, Lode, Kenny, Julien et Kaat ont rejoint la coopérative. Ils cultivent de tout : laitue, endive, chicorée, fenouil, courgette, poivron, fraise, rhubarbe, roquette, persil, radis… L’objectif est de chercher la diversité, notamment en travaillant avec des variétés anciennes et parfois oubliées. Bien sûr, ils n’utilisent jamais de pesticides. Et c’est même avec un cheval de trait qu’ils labourent les champs. Plus lent, mais étonnamment efficace, m’assure-t-on. Ainsi, on évite les grosses machines qui détruisent tout.
On est jeudi et, pour mon premier jour, je suis en retard. Après avoir zigzagué avec mon vélo entre les voitures, je suis arrivé sur le canal Bruxelles-Charleroi. À Hal, j’ai tourné à droite, et l’urbanisation a fait place à la verdure. Des champs, partout. Voici le Pajottenland, royaume des cyclistes et des fermiers. Il fait gris, un peu froid, et une corneille me défèque sur l’épaule. Top, la campagne.
9 h 30. J’arrive sur les lieux. Pepingen. 4 500 habitants. Situé entre Hal, Tubize et Ninove. Une petite dizaine de jeunes et de moins jeunes sont déjà au travail. Parmi eux, des saisonniers, des bénévoles et l’équipe habituelle. « Tu veux bien peser 1 kilo de carottes par panier, puis 500 grammes de radis noir ? Il y a 134 paniers à faire. Quand t’as fini, tu peux faire la même chose avec la rhubarbe. » Ces paniers bio, ils les distribuent à un réseau de soutien. À 12 euros le petit panier de légumes et 18 euros le grand, est-ce vraiment accessible pour tout un chacun ? « Pour nous, ce n’est même pas assez », s’énerve Julien, avec qui je pèse les légumes. « Il y a une fausse perception qu’on est chers, à cause des supermarchés. Ça fait des années qu’on se paye 500 euros par mois et qu’on travaille comme des fous, on fait des journées de 10 heures », explique-t-il. « Si tu réfléchis à l’investissement qu’on met pour un chou-rave, par exemple, ce n’est vraiment pas cher, enchaîne Kaat. Il ne faut pas juger les choix que les gens font. Mais notre prix, c’est le juste prix. » D’accord, mais peut-on en vouloir à ceux qui voient les crises s’enchaîner de préférer le discount au bio ? « Au lieu de culpabiliser les clients, il faut changer le système, en donnant 50 ou 100 euros par mois pour le circuit court à tout le monde, par exemple, comme on le fait déjà avec les tickets-restaurant. »
Comme tout le secteur bio, la ferme où je m’incruste est entrée dans un cycle de crises à la fin du confinement. Selon les chiffres de BioWallonie, le Belge a dépensé 890 millions d’euros dans l’alimentation bio en 2020, ce qui représente 5 % du budget des ménages concernant la nourriture. C’est deux fois plus que cinq ans auparavant. Mais après cette croissance rapide, les ventes ont diminué de 30 % pour les commerçants proposant des produits bio et/ou locaux. De Groentelaar a dû fermer le magasin qu’ils avaient ouvert à Hal. Les gens ont repris leur quotidien, ont eu moins de temps pour faire attention à ce qu’il y avait dans l’assiette. La baisse de croissance a été brutale. « Les paysans du coin nous avaient prévenus… C’est jamais bon quand un secteur grandit trop vite. Il y a eu une “bulle du bio”, et ça a fini par se planter. »
Aujourd’hui, De Groentelaar ne reçoit presque aucune aide des différents gouvernements. Celles-ci représentent environ 1 % de leur chiffre d’affaires annuel, qui est de 250 000 euros. La faute à une réglementation européenne, la fameuse Politique agricole commune (PAC), ce dinosaure qui stipule que plus on a d’hectares de terres, plus on est soutenu. Les méga-industriels ont donc tout intérêt à racheter un maximum de terrain pour accéder à plus de subsides. Ce qui augmente la concentration des terres aux mains de quelques acteurs et la pression foncière sur les plus petits. Aujourd’hui, les terres agricoles belges sont les deuxièmes plus chères d’Europe.
Pour Tijs, c’est sur ces sujets que les activistes du climat devraient se battre avant tout. « Ils doivent être des alliés des paysans, nous aider à faire changer la réglementation. On ne peut pas se permettre d’être dos à dos. » Avec ses dix hectares, De Groentelaar survit en vendant sa production à des magasins et restaurants bio et en proposant des paniers à l’année. Mais chaque décision est un risque financier. Tijs m’explique cela alors qu’il tente de réparer une machine à faire du foin qui semble trois fois plus vieille que moi. « Cette année, on a laissé tomber les grandes cultures (NDLR : comme les poireaux, les betteraves, etc.), parce que, si la récolte rate, on coule. » Il s’anime, marteau à la main, quand, au loin, on entend une cloche sonner. À table ! Lode, ancien chef aujourd’hui partie intégrante du projet, a cuisiné pour tout le monde. Au menu : frites de panais, endives, riz, ciboulette.
Les fermes de l’entre-deux
Une fois le repas englouti, ma tâche, c’est la récolte des choux-raves, bettes, fraises… Je m’en occupe avec Kenny et Athina. Elle, elle travaille principalement dans les champs. La permaculture, c’est son truc. Elle me fait goûter un tas de mauvaises herbes aux vertus diverses et variées. Lui, c’est un garçon du coin. Contrairement à la majorité des jeunes d’ici, il n’a pas quitté la campagne pour la ville. Il a trouvé dans cette ferme un projet auquel s’identifier. Ils m’apprennent à couper le basilic, sans arracher la racine, pour que ça repousse. Ils m’expliquent le bon moment pour cueillir les fraises, aussi. On remplit les paniers et on retourne à la ferme où je retrouve Tijs, toujours en train de réparer sa vieille machine rouillée. On reprend notre conversation.
Son syndicat, Boerenforum, lui permet de se rapprocher des « conventionnels » (qui ne cultivent pas en bio), d’en apprendre plus sur la manière de fonctionner des fermiers du coin. Parce que, chez De Groentelaar, personne n’est fils ou fille de paysan. Ils apprennent sur le tas, depuis dix ans. « En nous idéalisant pour notre radicalité, on en oublie plein, l’entre-deux, qui font le poids de l’activité économique. C’est avec eux que tu dois fonder le futur du monde agricole, parce que c’est eux qui ont les terres. Comment veux-tu changer le système avec nos minuscules 10 hectares ? »
Le syndicat est aussi une manière de transmettre des idées. Un cas symbolique est la grogne contre le rachat en masse de terres par Colruyt. 174 hectares au total, principalement près de Hal et dans le Hainaut, selon le média en ligne Apache et le magazine Tchak. Et ce n’est que le début. Ils en ont fait l’acquisition dans le but de contrôler tous les maillons de la chaîne alimentaire, de la terre au magasin. Plus de terres, on l’a dit, c’est plus d’aides de la PAC. Ainsi, ils mettent une pression foncière très forte sur les petits producteurs, dans un pays où les hectares de terres agricoles sont déjà rares. Ils louent ensuite ces terres à des conditions imposées, qui transforment souvent les producteurs en faux indépendants. Une sorte d’ubérisation du secteur. Les fermiers d’ici se sentent particulièrement touchés par l’histoire, parce que le siège social du groupe Colruyt se situe à quelques kilomètres et qu’ils sont directement menacés. Le syndicat de Tijs a pris le problème à bras-le-corps. Il reproche à Colruyt d’ériger un monopole qui finira par tuer les fermes familiales. Mais ç’a été dur de mobiliser : « Les fermes moyennes ont tendance à se ranger du côté des méga-industriels, par méfiance. Il faut faire attention aux combats que tu choisis. »
La machine casse
Un coup de marteau en trop, un bruit bizarre… C’est foutu. « Tu vois ? Je gaspille une aprèm à démonter cette machine, parce que j’ai pas l’argent pour la faire réparer. » Ça me calme, moi, le bobo esthétisant. « La réalité du quotidien est misérable. J’ai honte de mon vieux tracteur, de ma minuscule ferme, du vieux poêle à bois obsolète… Je sais que, pour quelqu’un de l’extérieur, c’est romantique, mais pour moi c’est gênant parfois… À ceux qui veulent se lancer : faites-le, mais formez-vous. Parce que c’est dur. » Lui s’est lancé directement, à 15 ans. D’abord comme saisonnier, puis, dès qu’il a pu, avec sa propre ferme. « Avec le recul, ça m’a coûté beaucoup de temps et d’argent. »
Très vite, Tijs retrouve sa détermination et son sens de l’humour. Une vraie pile électrique. On termine la journée vers 20 heures, on boit une gueuze avec le reste de l’équipe avant d’aller récupérer des cerises et des produits laitiers chez des producteurs avoisinants. Partout, il est apprécié, Tijs. Il est 22 heures quand on rentre enfin chez lui, à Gooik, le village voisin. Je suis épuisé. Lui, encore plein d’énergie. Il me glisse un dernier mot : « Je me sens loyal à ma terre. Je sens que je fais partie d’une collectivité, d’un ensemble. Si je n’ai pas ça, je lutte pour qui, pour quoi ? » En fin de compte, c’est de cela qu’il s’agit : se battre pour sa terre, par amour pour elle.