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Carrefour, le prix insoutenable de la franchise

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Kevin Cocquio. CC BY-NC-SA.

Le groupe Carrefour veut ouvrir 2400 magasins dans le monde d’ici 2026. Sa stratégie ? Les franchises, à savoir une appartenance à la marque mais une gestion autonome. En Belgique, la pression sur les prix est telle que des magasins franchisés achètent leurs fournitures… chez les concurrents.

Dans un Carrefour à Bruxelles. Un membre du personnel explique les trois types de produits présents dans le magasin :

  • Il y a les « D », livrés en direct par le fournisseur (Coca-Cola, par exemple) mais facturés via Carrefour.
  • Les « C », livrés et facturés par Carrefour via la centrale. Parmi ces produits « C », se trouve la marque propre du Groupe (dite MDD – marque de distributeur). Cette dernière représentera 40 % du chiffre d’affaires alimentaire en 2026 (contre 33 % en 2022), si l’on en croit le « Nouveau plan stratégique Carrefour 2026 ».
  • Et enfin les « L », les locaux. Ce sont les produits du coin (max 5 % de l’assortiment), mais aussi des produits « C » au prix modifié. Par exemple, passer un prix central de 43 à 45 cents en fait un prix local. Le Groupe n’est pas fan de ce genre d’opérations, qui rendent le produit moins attractif.

Il y a pourtant un quatrième type de produits dans les rayons. Notre guide pointe un produit laitier dans un rayon. « Tu vois cette bouteille ? Et bien j’ai été l’acheter au Colruyt. » Des produits d’une enseigne de la grande distribution vendus dans une autre, mais quel intérêt ? Le prix. Ceux imposés par la centrale d’achat du groupe Carrefour seraient bien trop élevés. « Un exemple ? Les Pringles sont à 2,07 euros à la Centrale. Je les achète ailleurs à 1,20. Ils ne sont pas au courant de tout. On a des fournisseurs « pirates ». J’achète ainsi les produits de parfumerie 50 % moins cher que Carrefour. Je passe en direct par des fournisseurs référencés Carrefour. Dans le dos de la centrale. Avec cette technique, on arrive à payer nos factures. »

Le gérant montre un ticket de caisse du Colruyt de 1200 euros. Il se fournit ainsi deux fois par semaine. « Dans mon magasin, 35 % vient de ces fournisseurs "pirates" »

« Sans représailles » ?

Entre l’enseigne Carrefour et ses franchisés, la bataille du prix n’est pas neuve. En 2018, le magazine Gondola, dédié au retail, sort son premier « Baromètre de la franchise alimentaire » avec un échantillon de 200 franchisés répondant à un questionnaire. Résultat pour Carrefour : « (…) A surveiller un sujet qui fâche une frange de ses commerçants : la discipline sur les prix de vente, jugée beaucoup trop rigide ».

En 2020, Cristina et Dorin témoignent auprès de la RTBF de la politique des prix imposés par Carrefour, qui les amèneraient à vendre à perte !

La même année, le deuxième baromètre de Gondola donnait des chiffres de satisfaction catastrophiques pour Carrefour, notamment pour sa politique des prix.

Trois ans plus tard, en octobre 2021, une centaine de franchisés se plaignent des « différends avec Carrefour sur divers points importants », trois portent sur la politique de prix : la marge globale qui diminue, les prix locaux écrasés, et le blocage des prix (l’impossibilité pour le franchisé d’augmenter un prix fixé par Carrefour).

Elément révélateur du rapport de force : les revendications des contestataires passent par un cabinet d’avocats, CEW & Partners. Un mail enjoignant les franchisés à s’unir précise que l’action se passera « sans représailles de leur part (la direction Carrefour, Ndlr) car nous gardons un total anonymat ». Ambiance.

Si les franchisés vivent cachés, le groupe Carrefour, riche de 14 000 magasins dans plus de 40 pays, entend pourtant les mettre de plus en plus en lumière. Plaçant la franchise au cœur de sa croissance, Carrefour vise « un objectif de plus de 2 400 ouvertures de magasins de proximité d’ici 2026, essentiellement en franchise ».

Gagner du temps pour ses clients

A quelles conditions se passent ces ouvertures pour les entrepreneurs locaux ? En octobre 2023, se tenait le Franchising Belgium Day 2023 à Zemst. Dans cette grande foire aux marques, le recruteur Carrefour donnait quelques détails aux candidats repreneurs. Un petit GB Express coute à la reprise environ 350 000 euros. Le chiffre d’affaires peut atteindre les 40 à 50 000 euros par semaine. Avec de l’engagement partiel, des stagiaires, des seniors, la rentabilité peut atteindre 1 %. 2000 euros par mois. « Vous devez être tout le temps là. Vivre à maximum 40 minutes parce que les livreurs arrivent tôt. Carrefour vise un remboursement sur cinq ans. Sept ans si pas possible. »

Et de conclure : « Je ne vais pas vous le cacher. C’est éprouvant. » Pas de doute, il sait vendre du rêve. Sept ans de galère pour ensuite espérer une marge plus confortable avec la fin du remboursement (4 %).

Marion Ronald, gérant les Carrefour market à Vedrin, Fosses-la-ville, Naninne et Tamines, ne se plaint pas de la situation. « Depuis l’arrivée de monsieur Gersdorff à la tête de Carrefour Belgium (Directeur Général depuis juillet 2022, Ndlr), les choses, à défaut de s’améliorer ont été clarifiées et je pense que cette direction met un maximum en œuvre avec la pression de la direction internationale pour que nous soyons servis le mieux possible. »
En débat de clôture du Franchising Belgium Day 2023, Hervé van Hövell tot Westerflier, jeune franchisé du côté flamand et lauréat du prix du franchisé 2023, soulignait lui aussi tout le bien de sa relation avec Carrefour : « Avec la franchise, on gagne du temps pour son personnel, ses clients ».
Le personnel n’est pourtant pas convié à la fête. Si les attraits de la franchise pour une multinationale sont nombreux (et déjà évoqués dans l’article « Delhaize 2024, une promo d’enfer »), c’est moins évident pour le personnel avec des commissions paritaires moins « généreuses » et la fin des représentations syndicales.

En Belgique, la différence de traitement entre le personnel du Groupe et des franchisés était criante lors de la crise Covid en 2020. Côté personnel salarié par le groupe, les travailleurs ont obtenu cinq jours de congés extra-légaux et une prime de 500 euros maximum. Côté personnel salarié par les franchisés, le groupe Carrefour a envoyé des autocollants mesurant la distance d’1m50. La direction « encourageait d’autres dispositifs de protection comme les gants et les plexiglas à placer aux caisses », mais l’encouragement n’a pas été poussé jusqu’à fournir ce matériel aux franchisés. Et côté rémunération, « les entrepreneurs indépendants étaient libres de décider des avantages qu’ils souhaitaient octroyer à leurs collaborateurs. »

Les franchises, une économie sur les RH ?
Lors de l’AG du groupe le vendredi 24 mai 2024, le PDG Alexandre Joubert-Bompard le reconnaissait : la franchise n’est pas qu’un mode d’expansion, c’est aussi « une solution pour nos magasins en grosses difficultés et que nous ne parvenons pas à ramener à l’équilibre économique ». Alexandre Joubert-Bompard parviendra à prononcer ces quelques mots sans ciller, malgré le chahut organisé par le syndicat CFDT (Confédération française démocratique du travail).

La CFDT a entamé une action en justice contre Carrefour. Dénonçant « l’externalisation de plus de 300 magasins et 23 000 salariés », elle espère carrément « interdire au groupe Carrefour et aux sociétés défenderesses de procéder à de nouvelles mises en location-gérance ou en franchise au sein du groupe ».

En France, la fronde s’organise non seulement via les syndicats, mais également via… les patrons ! Thierry Barbier est président de l’AFC, l’Association des Franchisés et locataire gérant Carrefour. Il aime son métier. « Mon magasin est bien tenu. Je fais mon métier depuis 35 ans. Je suis passionné. » Et en colère : « Carrefour ne nous laisse plus suffisamment de marge pour pouvoir exploiter nos magasins dans les bonnes conditions, et ce via des contrats de franchise qui sont complètement verrouillés ». Selon lui, « Carrefour monopolise 95 % du bénéfice et ne laisse à ses franchisés que 5 %. Ce n’est pas possible ».

L’AFC a dénoncé en justice les contrats de Carrefour et trouvé un partenaire de poids : le ministère de l’Economie ! Ce dernier, après une enquête de la répression des fraudes cité par Le Monde, estime que Carrefour a usé de clauses abusives dans ses contrats « franchise », réclame la nullité de ces clauses et invite le tribunal de commerce de Rennes à prononcer une sanction financière de… 200 millions d’euros ! Carrefour conteste les conclusions du ministère de l’Économie.

Quand on explique à Thierry Barbier qu’un franchisé en Belgique achète ses produits chez un concurrent, il n’est pas étonné. « C’est ce que font aujourd’hui plein de franchisés chez nous. » Sur certains produits, « la centrale est plus chère que ce que n’importe quel quidam peut acheter à quelques centaines de mètres de chez vous. Carrefour va vous rétorquer qu’on a la liberté d’appliquer nos prix de vente. Allez… on est déjà les plus chers, vous pensez bien que si on augmente encore plus nos prix de vente, on va faire plus de marge, mais on va faire moins de chiffre d’affaires et perdre nos clients. »

Plus besoin de vendre

Dans son livre « Carrefour, la grande arnaque », l’ancien directeur juridique du département contentieux de Carrefour France, Jérôme Coulombel, parle des franchisés comme des « vaches à lait » de l’enseigne (les salariés étant la « variable d’ajustement »). Comment ? L’enseigne Carrefour ne s’enrichit pas qu’en vendant des produits. Évidemment, elle se fait une marge, sur les ventes de ses franchisés. Ces derniers ont par ailleurs des intérêts de retard à payer (8 % selon une source) si les factures ne sont pas soldées à temps.

Mais ce n’est pas tout. L’enseigne négocie auprès d’énormes fournisseurs non seulement des prix, mais également des ristournes (les RFA, Ristourne de Fin d’Année), via Eureca, la nouvelle plateforme d’achats de Carrefour, mise en place pour globaliser les achats de six pays, France Espagne, Italie, Roumanie, Pologne et Belgique. Le positionnement dans les rayons est également vendu aux grandes marques. Ainsi les « category managers », (dites CatMan) viennent installer par exemple dix pots de Nutella sur trois niveaux, parce que la marque a payé pour cela. Les fournisseurs paient également le référencement dans la base de données de leur produit chez Carrefour. Avoir son produit dans ce listing de commande des franchisés couterait 25 000 euros en Belgique.

« Pour rester attractif et être en position de force lors des négociations avec les fabricants de produits, Carrefour doit garder voire gagner des parts de marchés, explique l’avocat Pierre Demolin. Toute possibilité d’ouvrir un magasin et de vendre est bonne à prendre. » La centrale renforce sa position sur le marché, vend ses produits aux franchisés. À ce dernier ensuite de convaincre le dernier maillon de la chaine – vous. Quitte à vendre à perte.

Pierre Demolin est un (si pas « le ») spécialiste belge du droit de franchise. Président de la commission d’avis des contrats de distributions commerciales (liée au SPF Économie), il se positionne en ardent défenseur du système, du moins « tant qu’il est honnête et libéré. »

Or, selon lui, deux secteurs mettent à mal l’esprit de la franchise : la restauration rapide et le secteur de la grande distribution alimentaire. Carrefour profiterait de son rapport de forces pour faire signer des contrats léonins, avec des clauses abusives comme la sous-location (« Même si vous êtes propriétaire de l’immeuble, Carrefour vous le loue pour ensuite vous le… sous-louer ! Cela leur permet de garder le point de vente quoi qu’il arrive ») ou la clause résolutoire expresse. (« Il suffit du non-respect d’un engagement et le franchiseur a le droit de rompre le contrat dans les 48 heures. »)

Les cas ne sont pas isolés. « J’ai une cinquantaine de dossiers en cours contre Carrefour, explique Pierre Demolin. Certains débouchent sur une transaction avec clause de confidentialité. Les franchisés touchent un montant moindre mais en regard des problèmes de lenteur de la Justice, ils prennent la compensation insuffisante. Les franchisés sont en général de petits entrepreneurs, qui portent une caution personnelle à leur projet professionnel, ce qui entraine des ruines.  »

Jérôme Coulombel, évoquant son expérience de 27 ans au sein de la boite, raconte des franchisés (en France) « qui, pour la plupart, étaient en réalité dans une détresse sociale et professionnelle que je n’avais jamais soupçonnée. Le système de la franchise Carrefour broyait des vies entières ».
Contacté par Médor, le groupe Carrefour, à qui nous avions exposé tous ces griefs, s’est contenté d’une réponse globale que nous reproduisons intégralement ici :

« Carrefour est un franchiseur qui a à cœur de faire réussir ses partenaires franchisés. Chaque partenaire a toute une organisation à sa disposition pour l’accompagner : le directeur régional (son point de contact quotidien), le directeur de zone, les training coach, les formateurs, les spécialistes métiers,… Chaque partenaire dispose en plus de tous organes de communication : téléphones, adresse mail franchise, visites magasins de DR, DZ, directeur exploitation et même du CEO. Les partenaires sont informés de sujets stratégiques et opérationnels par le biais d’une réunion annuelle stratégique, un magazine, leur plateforme de communication, ainsi que les réunions régionales, les comités de concertation et 7 plateformes de collaboration qui sont utilisées activement pour travailler ensemble sur 7 disciplines primordiales. Par ailleurs, leur comptable les accompagne pour leurs besoins de suivi économique. De plus, deux fois par an, le franchiseur organise de manière anonyme son NPS franchise, par la réalisation de 2 enquêtes franchisés sur base de 38 questions, avec la possibilité de verbatims et de demande de RV de la direction si nécessaire. »

Dans les deux prochaines années, plus de 90 % des prochaines ouvertures de magasins Carrefour en Europe se feront en franchise.

Avec le soutien du Fonds pour le Journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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  1. La vente au détail et au particulier. L’inverse d’un grossiste en quelque sorte…

  2. « Scandale dans la grande distribution : obligés de vendre à perte, des franchisés s’endettent lourdement », Sophie Mergen, 10 janvier 2020

  3. Pour une explication détaillée des enjeux autour des rémunérations et conditions de travail, nous vous renvoyons à cet article.

  4. Interview réalisée en 2021.

  5. Réponse via mail du porte-parole du groupe en septembre 2020.

  6. L’AG peut être revue depuis ce lien https://sso.mediactive-events.com/AG_Carrefour_2024/player.php ?lang=FR . Le moment évoqué se passe à la minute 18’ 48’’

  7. « La CFDT attaque Carrefour sur sa politique sociale en France « qui a des conséquences très fortes pour les travailleurs », Le Monde avec AFP, 11 mars 2024

  8. « Carrefour : Bercy demande une amende de 200 millions d’euros contre le groupe de distribution pour abus envers ses franchisés », Le Monde, 18 juin 2024

  9. Indicateur de référence pour mesurer la satisfaction et fidélité du/de la client.e

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