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« Je suis inquiet, les réseaux criminels ont pris la place »

L’interview de Jean-Claude Delepière

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Leo Gillet. CC BY-NC-ND.

La fraude sociale est « très sournoise », selon Jean-Claude Delepière, ancien responsable de la lutte anti-blanchiment. On s’y accoutume, on l’accepte. Mais ce type de délinquance est intrinsèquement liée au trafic de drogue ou d’êtres humains. « La loi du milieu s’impose. » Interview cash.


Médor : La fraude sociale organisée a-t-elle tendance à déboucher sur d’autres formes de criminalité, réputées plus graves ?

Jean-Claude Delepière : Oui. L’exploitation de main-d’œuvre génère du profit et là où il y en a, il se trouve en général des entrepreneurs pour le maximiser. A ce stade de travail au noir, on est en quelque sorte dans la pré-délinquance. Il se crée de petites sociétés paravents, des hommes de paille entrent dans le système. Suit alors une phase courante de diversification. Souvent dans l’immobilier, comme vos articles sur le secteur du nettoyage industriel le montrent. D’un côté, il y a des opérateurs économiques qui cherchent donc du cash pour payer au noir. De l’autre, il y en a qui veulent blanchir l’argent de trafics illicites. Celui de la drogue, par exemple. On peut dire que ces deux milieux ont une tendance naturelle à se rejoindre. Ensemble, ils vont trouver des solutions pour falsifier des factures, produire des justificatifs, créer des preuves de paiement. C’est comme des cellules cancéreuses. Si on n’agit pas, la maladie se développe.

La Belgique est repérée comme un pays-carrefour, où tout est possible ?

C’est exact. Avant tout investissement, des firmes étrangères veulent savoir si elles disposeront d’une sécurité juridique dans leur pays d’accueil. Chez nous, la lenteur des tribunaux fait craindre qu’un quelconque conflit commercial s’éternisera. Les charges sociales sont perçues comme très élevées. A l’inverse, les trafiquants de toutes sortes – d’armes, de drogue ou d’êtres humains – ont saisi qu’il existait sur notre sol un réel climat d’impunité. Le tissu malsain écarte les tissus sains. Les réseaux criminels ont pris la place.

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Jean-Claude Delepière, ancien responsable de la lutte anti-blanchiment

On pourrait faire un parallèle avec les cellules terroristes qui se sont incrustées à Bruxelles, Verviers ou Charleroi avant les attentats de 2015 et 2016 ? Elles y ont eu accès à des caches, à des stocks d’armes utilisées avant ça pour du grand banditisme.

Oui. La comparaison est correcte. Il y a dix ans, la Cellule de traitement des informations financières (CTIF) que je dirigeais indiquait que la criminalité en col blanc risquait de s’aggraver. On y est : les filières à l’œuvre sur notre territoire sont de plus en plus dangereuses. Vous l’avez analysé dans la construction et dans le nettoyage, la gradation dans la délinquance augmente, alors que les moyens déployés par l’Etat ne cessent de diminuer. Oh, je les entends déjà, ces partis politiques, ces dirigeants qui diront que la fraude sociale, tout de même, ce n’est pas aussi grave que le trafic de drogue. C’est une réaction d’une bêtise consternante…

Pourquoi ?

Qui peut prétendre qu’on lutte encore contre les cartels de drogue ? Les Etats-Unis leur ont déclaré la guerre, mais ils l’ont perdue. Même chose au niveau local : à Anvers, par exemple, le bourgmestre Bart De Wever est poussé à l’échec par des bandes qui veulent en découdre. Eh bien, en matière de délinquance financière, de fraude fiscale ou sociale, on risque de suivre le même chemin : l’Etat a baissé la garde.

Qui en est responsable ?

Les responsabilités sont diluées. Dans notre société, on a tendance à tout judiciariser. Le garde-chasse est nommé : l’appareil judiciaire. Il lui est demandé de traquer les infractions, de poursuivre, juger, condamner et récupérer l’argent de la fraude. Mais encore faut-il lui en donner les moyens. Et définir un vrai plan d’action, basé sur des priorités. Choisir ce qu’on peut encore contenir, en fait, et là où la bataille est finie. Le gouvernement, le ministre en charge de la lutte anti-fraude n’assume pas ce rôle. Quant aux parlementaires, ils se limitent très souvent à défendre les intérêts des partis politiques qu’ils veulent représenter. Il y a quelques années, j’avais été invité en commission des Finances de la Chambre pour débattre de ces sujets : il y avait trois ou quatre députés dans la salle. Ça n’intéressait pas les autres, dirait-on.

La détection des réseaux frauduleux, c’est essentiel, selon la plupart des spécialistes…

… Ils ont raison ! Gouverner, c’est prévoir. Si on n’anticipe pas, on ne sait pas gouverner. Le pouvoir politique dispose de tas de rapports sur la délinquance financière, sur la fraude sociale organisée, notamment. Mais qui les lit, qui croise les données ? En soi, les rares jugements courageux rendus par les tribunaux livrent des enseignements précieux sur les modes opératoires des réseaux frauduleux, mais ils sont rangés dans les caves du palais de justice.

Vous ne croyez pas à un cercle peu à peu vertueux ? Une victoire contre la fraude, puis une autre, encourageant à coordonner les efforts ?

(Il hésite un court instant.) Non, j’ai du mal à y croire. Il y a un réflexe naturel à espérer que tout rentrera dans l’ordre. Comme si la loi des marchés générait du bien-être. Les leaders politiques actuels savent que ce type de délinquance – la fraude sociale – ne mobilise guère leur électorat. Elle n’empêche pas de se déplacer. Ce n’est pas elle qui fait voler les parasols à Blankenberge. Pourtant, en laissant faire, le monde politique favorise la loi du plus fort, la loi du milieu. La fraude sociale est une criminalité très sournoise. (Il insiste.) Très sournoise.

Depuis 2010, la Belgique a vécu sans vrai gouvernement pendant plus de 1 100 jours. Cela n’aide pas, évidemment ?

L’impact est incommensurable. D’abord, ce n’est pas la première fois. Ensuite, cela se produit sur une décennie où les gouvernements successifs ont désarmé les services fédéraux – comme l’OCRC et l’OCDEFO – chargés de lutter contre la criminalité financière. Encore heureux qu’en Belgique, il y ait encore une fonction publique et une justice de qualité… Mais le découragement s’intensifie depuis trop longtemps dans ces institutions. C’est indigne d’un Etat de droit.

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