Le patient a ses limites

L’argent des pharmas dans les organisations de patients

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MArgaux Dinam. CC BY-NC-ND.

Les organisations du secteur de la santé reçoivent des millions du secteur pharmaceutique privé. Mais le registre de transparence BeTransparent oublie d’en signaler une grande partie. Il confond aussi organisation de médecins et de patients. Serait-ce la base de données qui est malade ?

Le registre de transparence BeTransparent ne se contente pas de répertorier les flux financiers entre individus et entreprises. Il balise également les liens avec les organisations de santé.

Elles sont de deux types : les HCO (pour healthcare organisations) et les PO (pour patients organisations). Les premières (donc HCO) sont des organisations du secteur de la santé. Hors universités et hôpitaux, elles sont au nombre de 2 696 dans la base de données de BeTransparent et empochent 90 millions d’euros des firmes pharmaceutiques en 4 ans de temps, soit de 2017 à 2020.

Les organisations les mieux financées rassemblent des professionnels de santé autour d’une pratique médicale ou d’une pathologie spécifique. Leurs activités visent avant tout l’information et la formation continue des médecins via des colloques, cours et séminaires, le soutien de la recherche sur « leur » pathologie, ainsi que la sensibilisation (ou lobby) de leur thématique au niveau européen.

Partenaire à éliminer

Les organisations contactées mettent en évidence leur indépendance par rapport aux firmes privées, même si les contributions de ces dernières sont indispensables à leur survie. En 2018, Médor s’était penché sur l’une d’entre elles, la Fédération européenne de la douleur (EFIC). Nous retrouvons cette vieille connaissance parmi les cinq organisations les mieux financées par le pharma, selon le registre de transparence. Elle mentionnait déjà en 2018 l’importance du financement en provenance d’entreprises privées dans son budget annuel. Une présence encombrante ? « Les industries pharmaceutiques sont un partenaire que l’on éliminerait avec plaisir si c’était possible. Cela ne l’est pas. » Bertrand Tombal, ancien président de l’European Organisation for Research and Treatment of Cancer (EORTC), ne prend pas de détour.

L’EORTC est l’exemple parfait pour évoquer les organisations du Top 20 dans le registre de BeTransparent car la dimension européenne et le cancer prédominent dans les organisations les plus financées. L’EORTC accompagne 5 000 chercheurs investis dans la recherche clinique. Elle travaille avant tout sur l’optimisation de l’efficacité des traitements et l’augmentation de la qualité de vie. Les fonds privés couvrent 75 % d’un budget annuel de 44 millions d’euros.

Le prix de la recherche

L’EORTC ne nie pas une dépendance aux fonds des entreprises pharmaceutiques, mais Denis Lacombe, son directeur général, détaille les mécanismes de protection de leur indépendance scientifique (pas de possibilité pour les firmes d’influer le design de la recherche, d’obtenir les données, d’empêcher une publication,…) avant de claquer : « Vous vous intéressez à ce que nous faisons avec les entreprises pharmaceutiques, mais c’est aussi intéressant de voir ce que l’on ne parvient pas à faire sans eux. Une molécule mise sur le marché ne fonctionne pas forcément au mieux dans l’intérêt du patient. Nous voulons travailler sur la désescalade thérapeutique, sur l’optimisation du traitement. Mais si on veut comparer l’efficacité d’un traitement ou d’une molécule sur six mois plutôt qu’un an, on doit trouver nous-mêmes les financements. Ces recherches permettraient pourtant des traitements plus courts, avec moins de toxicité pour les patients. »

Comment trouver les financements qui intéressent peu le privé (doux euphémisme…) ? La mission est de plus en plus difficile. « L’Union européenne a orienté sa politique sur le développement pharmaceutique, en omettant l’importance de la recherche indépendante académique. Je préfèrerais ne pas recevoir la majorité de notre budget des entreprises pharmaceutiques, mais le prix de la recherche clinique ne cesse d’augmenter. »

L’EORTC n’est pourtant pas désargenté. A en croire BeTransparent, elle serait la deuxième organisation en Belgique à toucher le plus d’argent des pharmas : 4,7 millions d’euros en quatre ans, sans la recherche et développement (qui est importante pour EORTC). Mais l’organisation conteste. Le montant de la base BeTransparent est trop… faible et le site contiendrait d’innombrables erreurs. Au désespoir de Christian Brunet, directeur financier de l’EORTC. « Il y a de cela trois ou quatre ans, j’ai tenté de vérifier les données reprises sur le site. Et pour être honnête, je n’ai pas réussi à concilier leurs montants et les nôtres. Aucune information n’était complète et correcte. Quand j’ai essayé de vérifier les montants, cela m’a pris 15 à 20 jours pour un résultat proche de zéro. J’ai arrêté, je ne peux pas me le permettre. Les montants sont très loin de la réalité. »

Le bilan de l’organisation serait donc bien plus haut. Ce constat est aussi valable pour l’organisation ISICEM (International Symposium on Intensive Care & Emergency Medicine), sur laquelle Médor s’est penché.

287

Les organisations de patients (PO) sont bien moins nombreuses - 287- que les organisations du secteur de la santé (HCO) dans BeTransparent. Mais leur présence est déjà exceptionnelle. « Aux Etats-Unis et en France, le SunshineAct ne s’applique pas aux organisations de patients, précise Shia Mulinari, chercheur sur les questions de transparence et financement dans le secteur pharmaceutique. Donc à ma connaissance, la Belgique serait le premier pays en Europe à avoir légiféré sur cette obligation de déclaration de financement des entreprises pharmaceutiques vers les organisations de patients. » Bravo donc !

« En ce qui concerne les paiements aux organisations de patients, plus de 80 % des montants vont à des organisations européennes ayant un siège social en Belgique, précise Pharma.be, l’Association Générale de l’Industrie du Médicament. La présence de la Commission européenne à Bruxelles n’y est pas étrangère. Les collaborations avec les associations de patients peuvent également fournir des informations précieuses pour améliorer les traitements. »

Cette collaboration est rémunérée. Les PO est d’ailleurs la seule catégorie où les dépenses déclarées par les firmes est chaque année plus importante. Les vingt premières PO sont financées entre 1 et 5 millions d’euros (sur 4 ans). Soit « un gros problème, pour Olivier Hoedeman, coordinateur de campagne à Corporate Europe Observatory, parce que ces financement peuvent mener à des conflits d’intérêts. Parce que l’industrie pharmaceutique, a pour stratégie de lobbying d’influencer la prise de décision des gouvernements et des institutions européennes. Le passé montre des sociétés pharmaceutiques et groupes de pression utiliser la mobilisation des organisations de patients lors campagnes spécifiques de lobbying. Ce n’est donc pas un risque abstrait. Plus la dépendance financière est grande, plus ce risque est grand. »

Qui est patient ?

Cette dépendance est prise au sérieuse par le Forum Européen des Patients. Le FEP prévoit de réduire les contributions privées à 50 % du budget total. « Depuis 2018, nous approchons graduellement cet équilibre 50/50 entre privé et public », annonce Anca Toma, directrice exécutive du Forum. Elle précise par ailleurs que le registre belge de transparence oublie 1,4 millions de rentrées privées les concernant entre 2017 et 2020. Le Consortium Européen de l’Hémophilie corrige également à la hausse (1 million) les financements reçus via les entreprises. Les erreurs se répètent.

L’identité même de « groupe de patients » prête à discussion. Au sein du registre BeTransparent. 170 de ces PO (patients organisations) existent aussi sous le label HCO (healthcare organisations) ! La confusion n’est pas que symbolique. Ces voix sont entendues en fonction d’expertises différentes au sein de l’écosystème pharmaceutique. Par ailleurs, les conditions de déclaration dans le registre de transparence varient en fonction du profil des associations. Et le visiteur du site trouvera des informations différentes en fonction du profil sélectionné.

Dans le cadre du travail d’OpenPharma, nous avions pris les 20 associations du secteur de la santé (HCO - en jaune) et les 20 associations de patients (en rouge) qui étaient les mieux payées par le pharma. Mais 17 d’entre elles sont devenues mixtes (HCO-PO en jaune).

Voici deux classements basés sur les données du registre BeTransparent : l’un par catégorie, l’autre par montant (décroissant).

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Par catégorie
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Par montant

Prenons l’exemple du consortium européen (mixte) de l’Hémophilie. Madame Quidam voudrait savoir via le site BeTransparent si cette structure a touché de l’argent des pharmas en 2018 ? Voici ce qu’elle trouvera du côté des organisations : 240 000 euros.

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Et voilà ce qu’elle trouvera du côté des patients. 746 062, 61 euros. Trois fois plus.

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Comment le visiteur web peut-il se débrouiller avec ces imprécisions ? « L’application des définitions de la législation relève de la responsabilité des entreprises, esquive Mieke Goossens, directrice de l’association Mdeon qui gère BeTransparent. Si elles nous contactent au préalable pour demander si une association est une HCO ou une OP, nous pouvons bien sûr les aider à étiqueter correctement. »

Pour Carine Serano, de la LUSS (la fédération francophone des associations de patients et de proches), il y a pourtant un critère clair pour identifier une association de patients : « Elle a forcément un conseil d’administration composé majoritairement de patients ou de proches. » La directrice politique Sophie Lanoy complète : « La LUSS ne joue pas dans la même cour que ces structures européennes qui récoltent beaucoup d’argent. Certaines de ces associations ne sont pas des organisations de patients. Dès que vous avez un « Belgian Society of » quelque chose, soyez certain qu’il s’agit d’une association de professionnels. Il y a là un problème de catégorisation. » Enfin, Sabine Corachan conclut : « Au niveau de l’EMA et de la Commission, des patients ne sont pas contents que des organisations de médecins représentent des patients. » Leur présence n’est en tout cas pas anodine. Les 20 organisations du secteur de la santé (HCO) les plus financées dégagent 5,2 temps plein pour un lobby européen. Les organisations de patients (PO) en mobilisent… 58. Soit 14 fois plus ! Une présence de patients payés par les pharmas, est-ce souhaitable ? Ce mélange des genres est surtout « un gros problème », dirait Olivier Hoedeman.

OpenPharma a été réalisé avec le soutien du Fonds pour le Journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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