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Le boléro de Franco

Rumba à Kin’

fleuvedemelancolie
Morgane Griffoul. CC BY-NC-ND.

Depuis 2013, le label belge Planet Ilunga réédite en vinyle des morceaux introuvables ou égarés des belles heures de la rumba congolaise. Bart Cattaert, son fondateur, collabore de près avec les héritiers des légendes que sont Franco Luambo, Docteur Nico ou Grand Kallé.

Il faisait froid et un peu gris, ce vendredi-là, à Jette, pas très loin de la gare et de la maison communale. Titi et Papa Robert ne savaient pas encore que, dans quelques secondes, ils allaient toucher la grâce. Bart s’est levé de son fauteuil et s’est mis à fouiller dans son épaisse collection de vinyles. Sourire aux lèvres, il a posé la galette sur le lecteur. Des percussions et une guitare enivrantes sont montées dans l’air. Une voix ronde et mélancolique a surgi, dès la deuxième seconde. « Bokei mboka mosika, mawa ekoteli nga, nakobi te o. » (« Vous êtes partie pour un pays lointain. La tristesse est rentrée en moi. Depuis je n’avance plus. »)

« Ce ne serait pas le plus beau boléro de Franco, ça ? », dit Bart alors que Papa Robert et Titi écoutent, aux anges. Franco, c’est Franco Luambo Makiadi, alias Le Grand Maître. Le Sorcier de la guitare. Une légende en République démocratique du Congo et partout en Afrique, voire dans le monde. Un homme qui à 12 ans jouait déjà à Kinshasa en professionnel, avec le groupe Watam (Les délinquants).

À cette époque, dans les années 1950, les musiciens congolais développaient avec génie la rumba. Un style qui mêle les sons traditionnels congolais à la Highlife amenée par les marins ghanéens dans les années 1930 et aux rythmes cubains, modelés par les esclaves et revenus en terre natale à la faveur des vinyles des colons.

Rumba tentaculaire

Quand Bart nous fait écouter ce morceau d’anthologie, il est en train de travailler à l’édition d’un nouvel album, avec son label Planet Ilunga, qui pourrait contenir cette chanson, Mboka Mosika Mawa. Ce fleuve de mélancolie a été enregistré à Bruxelles en 1961, lors de la première visite de l’OK Jazz, l’orchestre de Franco, en Europe.

Bart est tombé dans la rumba par hasard. « Il y a 18 ans, je trouve chez un disquaire une compilation de grands succès. Parafifi de Grand Kallé, Mousica Tellama de Franco, Pesa Le Tout de Tabu Ley Rochereau. C’est un coup de foudre. Cette façon de jouer de la guitare, ces voix douces, mélancoliques et joyeuses à la fois. Je ne comprends rien au lingala, à l’époque, mais cette langue est terriblement musicale. J’ai le sentiment d’avoir découvert la musique presque parfaite. » Bart fouille après des disques, lit des blogs et des livres, consulte des discographies en ligne. L’univers de la rumba est « tentaculaire », dit-il en paraphrasant l’auteur congolais Lye Yoka, mais « beaucoup de choses ont été perdues ou ignorées », notamment quantité de maquettes originales des enregistrements. « Je découvrais des titres de chansons mais je ne pouvais pas les écouter. »

Dibango à Kin

Naît alors l’idée de Planet Ilunga. Un label qui rééditerait des morceaux de rumba difficilement trouvables, égarés, voire inédits. Bart se met à contacter les familles des légendes de la rumba, les directeurs des labels qui les ont produites ou leurs héritiers. Ils négocient les droits, sur fonds propres, et entament un travail de fourmis.

On ne vous a pas présenté Titi et Papa Robert. Titi, c’est Liliane Kasanda. La fille de Nicolas Kasanda, alias Docteur Nico, le dieu de la guitare. Papa Robert est un membre de la famille. Bart les a conviés pour notre interview car c’est ainsi qu’il travaille : en confiance avec les descendants des légendes, comme Nico mais aussi Franco, Vicky Longomba, Grand Kallé. Docteur Nico a longtemps œuvré aux côtés de Grand Kallé et son orchestre African Jazz, notamment pour Indépendance Cha Cha (1960), l’hymne rumba de l’indépendance congolaise. Mais Docteur Nico, c’est bien plus que cela. C’est lui qui a introduit la guitare hawaïenne dans la rumba et électrifié les rythmes traditionnels de son Kasaï natal.

Rumba wizard (1)
Morgane Griffoul. CC BY-NC-ND

Titi et Papa Robert ont rencontré Bart un peu après qu’il a sorti une belle réédition, pochette jaune éclatante, des géniaux morceaux de Nico. « On trouve les morceaux chez des collectionneurs privés, en général. Mais c’est auprès des familles et des experts que l’on évite les erreurs dans la chaîne de droits, que l’on déniche les anecdotes, qu’on saisit le contexte des morceaux et leurs paroles. Même si chacun les interprète comme il le veut. »

Titi traduit en direct les paroles d’un enregistrement de son père qu’elle ne connaissait pas. Bart l’a déniché récemment. Papa Robert parle de l’influence magnétique de la rumba. Celle qui a amené le saxophoniste camerounais Manu Dibango à venir faire ses classes à Kinshasa.

Flamingo et Unesco

Hors rumba, Bart est journaliste. Une bonne partie de son temps libre est consacrée à découvrir de nouveaux morceaux. « On a souvent dit que la rumba avait quelque chose de politique. C’est en partie vrai, même si elle est aussi sociologique tant ses paroles décrivent le quotidien de la vie de Kinshasa, les déboires et débrouilles des petites gens. Mais je suis là avant tout pour la qualité de la musique. »

Titi taquine Bart. Il n’est jamais allé au Congo et elle compte bien l’y emmener. « Je n’ai pas eu le temps, avec tout le travail de recherche et de réédition », dit-il, discrètement. Le travail, c’est 11 vinyles. Onze rééditions magnifiquement léchées (dont sept déjà épuisées), fourmillant d’informations dans leurs jaquettes. Et si jamais une rare erreur s’y trouve, Bart les recense en ligne. Titi dit que l’année prochaine, Bart n’aura pas le choix, il faudra aller au Congo. Ce seront les 40 ans de la mort de Docteur Nico et la famille entend bien marquer le coup. La tombe du dieu de la guitare a été morcelée pour laisser place à d’autres, agglutinées au cimetière de la Gombe, à Kinshasa. Il n’y a plus de place au cimetière pour Docteur Nico et pas assez dans la mémoire nationale congolaise.

« La rumba congolaise doit être mise sur un pied d’égalité avec toute autre forme d’expression, y compris la culture d’Occident », déclarait Bart dans une publication du collectif Ikotema. Encore plus depuis qu’elle a été reconnue patrimoine immatériel de l’Unesco. « Moi je t’aime, reviens vite. » Le boléro de Franco se termine. On a touché la grâce, Papa Robert, Titi et moi. Je ne pourrai réécouter ce morceau qu’à la sortie d’un prochain vinyle. Bart, lui, est à la recherche depuis des années d’un autre morceau de Franco, écouté sur une cassette chez un expert de la musique congolaise. « Quand je l’ai écouté, je me suis dit que ce morceau était la définition de la joie et de la liberté. » Si vous tombez sur Flamingo, ne le gardez pas pour vous.

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