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La bataille de Tervuren

Malbouffe

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Nicolas Dykmans. CC BY-NC-ND.

À Tervuren, la riche commune de la banlieue bruxelloise, riverains et McDonald’s ont livré bataille. La Province de Brabant a donné raison aux citoyens et refusé le débarquement des McMenus près des écoles chics du quartier. Mais interdire ne suffira pas : les Belges grossissent et notre rapport à la malbouffe doit être traité de front.

Pol MacLaine Pont s’est sentie piégée quand elle a vu le panneau jaune d’avis d’enquête publique. Il s’affichait au numéro 3 de la chaussée de Louvain (la N3), à 1,4 kilomètre du centre de Tervuren. C’était l’été 2020, alors que le gouvernement déconfinait la population par paliers. « On a eu l’impression que le projet de construction du McDonald’s se faisait dans le secret, se rappelle aujourd’hui cette Néerlandaise de 46 ans, arrivée en 2017 dans cette commune cossue de la banlieue bruxelloise. On ne pouvait pas encore se rassembler, manifester en masse dehors. Mais heureusement, grâce au Covid, on avait plein de temps à disposition pour organiser l’opposition. » Le comité « Niet in Tervuren » (Pas à Tervuren) naît et la « guerre du burger », comme d’autres médias l’ont nommée, allait pouvoir commencer.

Avec pour champ de bataille un condensé des meilleurs ingrédients de l’aménagement du territoire sauce Belgique, tendance quartiers aisés. Des quatre-façades cossues, blanches, beiges, briques encadrent une nationale labourée sans relâche par des camions et des berlines. Une des pelouses bien tondues accueille les affiches électorales de la N-VA, qui détient le maïorat. Et au numéro 3, donc, parce qu’il faut bien faire ses courses, un parking en béton, un Carrefour Market, une pharmacie, une station-service Esso. McDonald’s Restaurants Belgium, filiale belge du numéro 1 mondial du fast-food, veut installer ici un restaurant et un « drive-thru » (ou drive en « français », soit un service au volant), avec de la place pour une file de voitures avides d’un Royal Crispy Bacon à engloutir à la maison ou en pleine nationale.

Pol MacLaine Pont fait partie des membres les plus actifs d’un comité de riverains sociologiquement outillés pour aller au combat. Si elle a quitté son boulot pour devenir aidante proche dans sa famille, Pol Mac­Lai­ne Pont détient plusieurs diplômes en philosophie et en psychologie. Le comité comprend aussi un journaliste, toujours utile pour les communiqués de presse, et, ça tombe à pic, la directrice d’un partenariat européen pour la santé.

Les raisons de leur colère touchent à des enjeux de mobilité, mais aussi de santé publique. « Il y a quatre écoles juste à côté, situe Pol MacLaine Pont, et la réaction spontanée des gens, ça a été : comment pouvez-vous ouvrir un fast-food, au milieu des écoles, à côté de l’Africa Museum, qui attire des touristes, à côté du parc, au risque que les gens aillent jeter leurs résidus de McDonald’s dedans ? »

Plus d’un millier d’habitants signent une pétition contre l’arrivée de McDonald’s à Tervuren. 400 réclamations sont adressées à la commune. Celle-ci refuse le permis, principalement parce que ça va ramener du trafic sur cette nationale déjà fort fourmillante. Soulagement dans la banlieue, sauf pour un certain Jonas V. et son groupe d’amis qui avaient lancé une contre-pétition en faveur du « drive-thru ».

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Nicolas Dykmans. CC BY-NC-ND

Royal Cheese avec option bois

Au tournant des années 2020, l’offensive de McDo sur le Brabant wallon avait déjà rencontré des oppositions citoyennes à Braine-l’Alleud et à Rixensart. Mais la chaîne a un plan et ce plan s’appelle la croissance. Elle a décidé d’ouvrir 50 nouveaux restaurants en Belgique entre 2021 et 2025, et quand un permis est refusé, la tactique est souvent la même : commenter peu et revenir à la charge.

En mars 2023, un communiqué de presse tombe. McDonald’s redemande un permis pour Tervuren et liste tout ce qui a changé dans son projet. Le restaurant sera construit derrière la fameuse station Esso, pour être moins visible. Les Double Royal Cheese seront servis dans un bâtiment à deux étages pour réduire l’empreinte au sol, le tout avec finitions en bois et, juré, aucun arbre ne sera coupé. L’aile NV-A/CD&V de la majorité est séduite. Sans pitié, elle court-circuite Groen, son partenaire de coalition, et octroie le permis. McDonald’s remporte une bataille, pas la guerre du burger.

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Nicolas Dykmans. CC BY-NC-ND

Quatorze riverains et une des écoles du quartier décident de faire appel au niveau de la Province du Brabant flamand, qui a la possibilité de refuser le permis si elle est saisie. L’école, c’est la British Brussels School, dont l’enceinte gardée par des agents de sécurité est à cinquante mètres du numéro 3. Ses arguments contre le McDo sont repris dans le rapport de la fonctionnaire provinciale qui a examiné le dossier. « Elle tire son budget des frais d’inscription, et doit donc être attractive. Une alimentation saine et le sport après l’école sont importants. C’est difficilement compatible avec un McDonald’s presque dans le jardin de l’école. […] Il y a aussi un intérêt commercial. L’école est en concurrence avec d’autres écoles qui n’ont pas de fast-food à proximité. » Les frais d’inscription à la British Brussels School, qui compte plus de mille élèves, vont de 19 415 €/an pour les maternelles à 44 015 €/an en fin de secondaire. L’économat n’a pas dû trop sursauter quand il a fallu payer l’avocat pour accoucher du dossier destiné à la Province. Contactée par Médor, l’école a préféré s’abstenir de tout commentaire, dans un ton très anglo-saxon.

La Province dit non

Dans leurs déclarations publiques, les riverains, eux, ont tenté de mettre l’argument santé au cœur du conflit contre les McFlurrys. « Il va y avoir beaucoup d’enfants qui auront du mal à résister à la tentation d’un McDonald’s, estime Pol MacLaine Pont […]. La santé des enfants n’est pas la priorité première, et je trouve cela dommage », expliquait-elle en 2023 à la VRT. Mais les riverains savaient que la santé n’allait pas peser dans la balance. L’échevin de l’urbanisme de Tervuren justifiait, en 2023 et en s’appuyant sur le Conseil d’État, qui avait déjà statué sur des cas similaires, que les « communes ne sont compétentes que pour le maintien de l’ordre public matériel et pas moral ». Et donc qu’elles ne peuvent refuser l’installation d’un fast-food pour des raisons de santé. Dura lex, sed lex.

Les riverains ont donc avancé l’argument de l’augmentation du trafic. McDonald’s avait fourbi une enquête de mobilité avec sa nouvelle demande, qui estimait cette augmentation du trafic à maximum 5 %. La chaîne reconnaissait toutefois que « la moitié des clients de McDonald’s sont traditionnellement des gens qui passent en voiture ». Les riverains jugent l’étude peu crédible. Et la fonctionnaire provinciale aussi. En mars 2024, elle remet un avis négatif pour la construction du McDonald’s. La députation provinciale embraye et refuse la demande de McDonald’s.

Victoire pour les riverains. Dafydd Ab Iago, membre du comité, chronique dans un Whatsapp bien calibré : « Dans la confortable et arborée Tervuren, nous avons pu nous mettre ensemble, lever un peu d’argent pour payer un avocat. Et nous espérons avoir convaincu la multinationale d’aller voir ailleurs pour dépenser ses millions en relations publiques et en consultance. C’est égoïste à dire, mais McDonald’s aura plus de facilités à construire un drive-thru dans des voisinages belges qui n’ont pas les moyens de résister. Les arguments de santé sont tout simplement considérés comme trop “woke” pour les décideurs locaux. »

Des « repas délicieux »…

Est-ce la fin de la guerre du burger ? McDonald’s « ne souhaite pas communiquer davantage sur des dossiers individuels », mais défend toujours son ambition « d’atteindre 150 restaurants d’ici à la fin 2026 » en Belgique. En un an, ils ont ouvert dans des communes nettement moins riches que Tervuren : Binche, Péruwelz, Éghezée, Bourg-Léopold… Mais sont loin de leur objectif. Entre novembre 2021 et avril 2024, McDonald’s est passé de 100 à 111 restaurants. Par e-mail, le chargé de com sort une McFormule : « McDonald’s propose à chacun de passer des moments conviviaux et inoubliables en profitant d’un repas délicieux », à travers une « offre variée » qui « répond aux besoins de toute la population. »

Un McFlurry en dessert, c’est 335 kilocalories. Et 40 % de vos apports journaliers en sucre. « Il faut bien rappeler qu’un menu Big Mac avec frites et boisson, c’est 1 000 calories. Les besoins quotidiens d’une femme, c’est 2 000 calories », complète Hélène Alexiou, diététicienne-nutritionniste et membre du comité scientifique du Nutri-score.

Diététicien nutritionniste à la Haute École Léonard de Vinci, Nicolas Güggenbuhl, complète : « McDonald’s, tout comme les autres grandes marques de fast-food (Burger King, Quick) ou les fritkots, ça apporte de grandes quantités de gras, de sucre, de sel. Et il y a ce qu’elles n’apportent pas : des céréales complètes, des légumineuses, des fruits à coques et à graines, des légumes, dont on sait que la faible consommation a un impact sur la santé. Alors bien sûr, on peut en trouver un peu dans leur menu, y a des salades, mais tout le monde sait que personne ne va au McDonald’s pour cela. »

Réguler, « un devoir moral »

À l’annonce de la décision de la Province, un citoyen de Tervuren a affiché son soulagement : Franck Vandenbroucke, le ministre de la Santé. Il explique alors à la VRT qu’il avait « déjà exprimé [son] inquiétude quant à l’arrivée d’une chaîne de fast-food dans un environnement scolaire ».

Caroline Costongs, membre du collectif contre le McDo et directrice de l’ONG EuroHealthNet, compte se servir des propos du ministre pour aller plus loin. « Récemment, lors d’un événement sur le futur d’une Union européenne de la santé, Franck Vandenbroucke a rappelé que l’Europe était avant tout un marché et que c’était un devoir moral de réguler un marché pour créer un environnement sain. J’attends donc que le politique, dont l’Europe, joue un plus grand rôle. »

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Nicolas Dykmans. CC BY-NC-ND

Régler les problèmes d’obésité, notamment chez les jeunes, ça démarre par interdire des McDo ? Sur LinkedIn, Laurence Doughan, la coordinatrice du plan fédéral Nutrition Santé, a applaudi l’épisode de Tervuren comme la victoire de David contre Goliath. Bon, un David pas si frêle niveau moyens d’action, quand même. « Nous devons améliorer l’environnement nutritionnel des villes en rendant la malbouffe moins bon marché et en réduisant son marketing dans les rues. » Au téléphone, Laurence Doughan précise : « Quand je dis cela, je ne vise pas uniquement McDonald’s. En Belgique, il y a pléthore d’offre malsaine et la première consommation de fast-food, ce n’est pas McDo, ni Burger King, ni Quick, c’est les fritkots. Il y a aussi toutes ces enseignes qui poussent dans nos villes : Green Mango, Manhattan Burger, Ellis Burger et ne font rien d’autre que du fast-food. Notre problème est beaucoup plus large que l’installation de nouveaux McDo. »

Belgique en surpoids

En 2023, une étude de Comeos, la fédération du commerce belge, indiquait que la fréquentation des fast-foods avait augmenté de près de 10 % depuis 2019. Les recherches sur les liens entre consommation de fast-food et obésité, notamment chez les jeunes, sont peu nombreuses en Belgique. Récemment, Sciensano montrait toutefois que « l’environnement nutritif près des écoles flamandes n’était pas sain, avec une augmentation significative des fast-foods et des supérettes entre 2003 et 2020 ». L’étude a montré un lien significatif entre la présence de fast-foods à proximité des écoles et le pourcentage d’enfants en surpoids entre 6 et 12 ans. Un lien, jugé non significatif, a aussi été établi pour les adolescents de 13 à 18 ans. En Belgique, 19 % des jeunes (2-17) ans sont en surpoids et 5,8 % obèses.

La malbouffe a ceci de particulier qu’elle ne fait pas qu’amener trop de calories dans notre corps. « Ces aliments ont une appétibilité élevée, c’est-à-dire qu’ils sont extrêmement agréables au palais, explique Hélène Alexiou. Ils peuvent mener à une perturbation de la régulation de la satiété. Ils enlèvent à l’organisme la capacité de dire : j’ai assez mangé. C’est clairement incriminé comme cause de l’épidémie d’obésité. Pour un adolescent, les fast-foods peuvent pousser à se détourner d’une alimentation saine. »

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Nicolas Dykmans. CC BY-NC-ND

Alors que fait-on, après les élections ? Pour Nicolas Güggenbuhl, « lutter contre l’implantation d’un McDo à Tervuren ne va pas modifier les statistiques de l’obésité. Là-bas, il y a une population plus aisée et on sait que l’obésité naît dans des milieux moins aisés. Il faut garantir un accès à une offre saine, et que les gens aient envie d’y aller, et ça, c’est une question d’éducation ».

En tant que coordinatrice du plan fédéral Nutrition Santé, Laurence Doughan vit au cœur de ces enjeux. « On a souvent tendance à dire que ce seraient les plus démunis qui mangeraient le moins bien, et c’est vrai que la précarité pousse à faire l’impasse sur des aliments riches en nutriments. Mais même pour des gens plus aisés, il n’est plus évident de manger de façon équilibrée. Une étude de Nielsen parue en France montre que 20 % de la population cuisine moins d’une heure par semaine. C’est terrible. »

Une partie du problème, c’est… nous. Cuisiner avec ses enfants, les confronter à des goûts et des odeurs différentes, mettre en place un modèle alimentaire sont des réflexes engloutis par notre mode de vie. « Du côté de l’école, ça bouge. La Fédération Wallonie-Bruxelles a financé des repas gratuits pour les élèves à indice socio-économique bas, par exemple. Mais le Pacte d’excellence n’a pas jugé utile de rajouter un volet avec plus d’éducation nutritionnelle. »

La méthode forte

Plus d’éducation à la nourriture, moins, voire pas de publicités (certains partis l’ont promis : PS, Écolo, PTB, Les Engagés), plus de bâtons dans les roues pour l’ouverture de fast-foods : les idées sont là, leur mise en œuvre promet d’être longue. Laurence Doughan évoque une approche plus drastique. « À quel moment les gouvernements (au pluriel, car cela ne doit pas se limiter à la Belgique) vont-ils dire : “Stop, on ne veut plus payer le coût sur la santé des produits hautement transformés” ? Et là, il y a deux solutions : dire aux acteurs du secteur agroalimentaire qu’on va droit dans le mur et qu’on va les taxer pour les dommages que l’excès de consommation de leurs produits peut causer. Car un traitement de diabète de type 2 évitable, c’est hyper-invasif, mais aussi hyper-cher. L’autre piste, c’est de convoquer les patrons des multinationales, comme Nestlé, Mondelez, Coca-Cola, PepsiCo, et bien d’autres et dire : la majorité de votre portfolio est constitué de produits qui peuvent créer des problèmes de santé, il est temps de proposer quelque chose de plus sain… »

Bref, la révolution. Ça semble utopique, mais l’avenir, lui, est flippant. En Belgique, 49,3 % des adultes sont en surpoids (au-delà d’un indice de masse corporelle de 25), et 15,9 sont obèses. La Fédération mondiale de l’obésité (FMO) prévoit qu’en 2035, si rien ne change, 35 % des femmes et 39 % des hommes belges seront en situation d’obésité. Un argument de poids.

Quentin Noirfalisse était l’invité de l’émission Déclic mercredi 5 juin. A revoir ici.

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  1. Plus de 40 000 magasins dans le monde, 25 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2023.

  2. Voir à ce sujet notre article dans le Médor numéro 28.

  3. Un partenariat à but non lucratif d’instituts, d’organisations et d’autorités qui travaillent sur les enjeux de santé publique et de réduction d’inégalités.

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