Le sixième bloc
En plein cœur de Bruxelles, le quartier de logements sociaux des « cinq blocs » vit ses derniers moments. Ses habitants calquent une partie de leur identité sur ce lieu de vie qui se meurt. La question des attaches se pose pour Anas et ses potes. Ils ont 20 ans et n’ont jamais connu rien d’autre comme perspective : la destruction.
L’automne tombe en même temps que les premières gouttes de pluie sur la Bourse de Bruxelles. Le ciel gris contraste avec les robes de mariées, les costumes chics et les boutiques de meubles de luxe de la rue Antoine Dansaert qui exposent dans leurs vitrines des articles à trois, voire quatre chiffres. Depuis la Bourse, c’est l’un des accès les plus agréables vers le canal. Quelques pas avant le pont reliant Molenbeek, une rue sur la gauche offre un spectacle qui tranche avec le profil embourgeoisé des environs. Sous les pieds, il n’est désormais plus question de pierres bleues mais de gros pavés ou de dalles froides de béton. Celles-ci accueillent cinq tours de huit étages en enfilade, 314 logements. C’est blanc, c’est gris, et ce n’est bientôt plus.
Bienvenue dans les « cinq blocs ». Le quartier a été construit au milieu des années 60. Le gestionnaire de ces bâtiments, c’est le Logement bruxellois. Avec la Ville de Bruxelles, cette société publique a prévu la destruction de trois des cinq bâtiments d’ici à 2022. Les autres suivront dans les années à venir. La raison ? L’insalubrité. On ne prend plus l’ascenseur dans les blocs. Il est trop vétuste et dangereux. Ici, les sacs de course se montent à la main parfois sur cinq, voire huit étages, par l’escalier, où zonent les cartouches de protoxyde d’azote et les clopes éventrées. L’hiver, le chauffage ne suffit pas, alors on empile les couches parce que le simple vitrage n’a jamais été changé. Et puis, quand les voisins sont encore là, on monte le son de la radio quand ils s’engueulent. À l’heure actuelle, seule une centaine de ménages occuperaient encore les tours. Dans les trois premiers blocs figurant sur le planning de destruction, il ne reste plus que quelques familles, les agents de sécurité et leurs bergers allemands engagés par le Logement bruxellois pour protéger les blocs. Pour essayer de limiter le deal, aussi.
À la place des tours viendront 201 logements toujours sociaux (dont le Logement bruxellois gardera la charge) et 134 logements moyens gérés par la Régie foncière de la Ville de Bruxelles. La grande dalle sera complètement revue et les logements seront à flanc de rue. Un parking de 400 places sera aménagé dans les sous-sols.
En préservant le statut social ou moyen de ces nouveaux logements, les autorités publiques veulent répondre aux accusations de « gentrification ». Et c’est vrai, la notion de mixité sociale est récurrente dans les documents abordant le projet.
Anas a 23 ans. Dans la vie, il est « débrouillard ». C’est comme ça qu’on le voit. Du haut de son mètre 90, il mêle assurance, sympathie mais aussi un peu de colère. « On nous déplace en dehors du centre, on chasse les pauvres comme dans les cités de France. Mais, nous, on habite ici, on a nos familles dans ces quartiers. Nos amis, nos clubs sportifs, c’est notre culture, notre vie ! »
En bas des blocs
« En bas des blocs », comme on dit ici, se trouve une poignée de jeunes gars. Pied contre le mur, ils parlent de fringues, se négocient une clope, commentent le match d’hier. Ça effrite parfois un peu d’herbe dans la paume d’une main.
Anas checke tout le monde de la main avant de venir toucher son cœur en signe d’affection. Il y a là Ichem, 20 ans, étudiant en gestion des ressources humaines. Nabil, 21 ans, chauffeur Uber. Monaïm, 20 ans aussi, en rhéto et qui envisage des études en marketing. Mohammed suit quant à lui une formation en sécurité. Il y en a d’autres. Rafik, Youri, Kévin, Ben vont et viennent au fur et à mesure que les heures passent sur la dalle. Tous n’habitent pas (ou plus) dans les tours, mais ils sont restés dans le coin. La dalle, c’est chez eux. « On est le sixième bloc. »
« Depuis que je suis né, on me dit que les cinq blocs vont bientôt être détruits », dit Kévin, un peu plus âgé que les potes. Il habite une rue à côté des blocs, mais il se considère, et est considéré, comme un habitant des lieux. Vingt ans d’attente, et rien ne se passe. On a bien entendu parler d’un « rafraîchissement en profondeur » à la fin du siècle passé, mais à l’image d’Inter-Environnement Bruxelles, on attend toujours. En 2008, une nouvelle direction du Logement bruxellois avait envisagé de rénover les tours avant d’abandonner l’idée, faute de moyens. La démolition a été actée et annoncée en juin 2016. Comment grandir dans un tel environnement en sursis ?
En bas de la tour centrale, une baie vitrée est remplie d’affiches annonçant des ateliers culturels, la création d’un potager collectif, d’une bibliothèque pour les jeunes. C’est le QG du PCS (projet de cohésion sociale, financé par de l’argent public). Alpha, un animateur, termine un jeu de société avec une petite fille. Au mur, un portrait à la gouache d’Avicenne, un médecin et philosophe de l’Islam qui a notamment aidé à unifier les pensées orientale et occidentale. Sabrina vient remercier les travailleurs sociaux pour leur aide dans la recherche d’un appartement. « Ce soir, je dors pour la première fois chez moi, dans un studio près de la gare du Nord ! Je suis trop heureuse. » Et puis, il y a Rachid, la soixantaine, qui vient emprunter une foreuse. Quand il apprend qu’un article sera écrit sur les jeunes du quartier, il montre son mécontentement à leur égard. L’homme les considère comme l’une des causes du sentiment d’insécurité qui pèse sur les cinq blocs. Ema et Léonor, deux travailleuses du PCS, nuancent : « C’est une cohabitation ultra-difficile. Mais ils ne sont pas tous à mettre dans le même sac. » Le PCS n’est pas en guerre avec le « sixième bloc », il travaille même avec lui. Avec un seul équivalent temps plein et un unique contrat de premier emploi (CPE), assurer la cohésion sociale du quartier, c’est un travail de titan.
La culture des blocs
Les baux de location arrivant à leur fin n’ont pas été renouvelés. Les autorités bruxelloises ont évité de purement et simplement expulser les familles. « On nous a proposé une liste. Des logements sociaux en périphérie, à Vilvorde, ou alors à Haren, Laeken, Molenbeek. Nous ça va, on a déménagé au Botanique, pas trop loin », confie Rafik. Quand on est confiné au quartier, abandonner sa dalle, son snack, ses bancs, c’est laisser les quelques marqueurs identitaires qui sont encore disponibles.
« Il y a des jeunes talents, pour tout et n’importe quoi ici », explique fièrement Anas, le « garant » du groupe. Il y en a qui font du foot, du rap, du dessin, de la danse, du bricolage. Ramène une épave de voiture ici, il y en a qui savent te la réparer. Ils ont pas de diplôme, pas de matos, rien. C’est pour ça, si on leur donnait plus de moyens, il y aurait beaucoup plus de choix. » Y a de la graine de Jason Denayer ici. D’ailleurs, il a grandi dans le quartier, raconte Anas.
Ema, du PCS, confirme le manque de moyens consacrés à cette tranche d’âge. « Il n’y a pas de lieu pour les 18-25 ans, comme partout à Bruxelles d’ailleurs. Il y a des écoles de devoirs, des maisons de jeunes, mais c’est fini à 18 ans. Il y a un désintérêt de leur part aussi. Ces gars-là n’ont pas forcément envie d’aller dans des maisons de jeunes faire du bowling, par exemple. J’ai l’impression qu’il manque un lieu où on peut les rencontrer après leurs 18 ans et les accrocher. C’est une logique territoriale qui n’est peut-être pas comprise par la Ville. Il y a une maison de jeunes à deux rues, mais ils ne se sentent pas concernés. Donc, qu’est-ce qu’on fait avec cette génération ? »
Le ramadan et la politique
Les cinq blocs sont aussi une histoire d’incompréhension, comme lors du ramadan 2021. Du 23 avril au 23 mai, les jeunes du quartier se sont mobilisés pour collecter des vivres et les distribuer aux plus démunis des blocs, aux sans-papiers occupant l’église du Béguinage ou aux sans-abri squattant le métro. C’était un moment de fête, la table était dressée là, devant les blocs, à fleur de rue. À la chaîne, ça préparait des centaines de colis comprenant sandwichs, gaufres, fruits, jus, bouteilles d’eau. De grands seaux de thon mayonnaise se vidaient à toute vitesse dans l’après-midi. Quand l’un a voulu rajouter de la harissa et qu’il a surdosée, ça a été l’embarras. (Presque) tous sont musulmans, et donc il était impossible de goûter avant le coucher du soleil. L’un d’eux crie alors : « Madame, Monsieur, vous voulez pas venir goûter ? » L’éclat de rire est général. Il s’adressait aux deux policiers rentrant au commissariat, à deux pas de là. Ils ont décliné, de loin.
Les jeunes organisateurs ont demandé un local pour stocker le matériel. « On remplissait les frigos de nos mères avec la nourriture, on mettait les tables dans les couloirs, on allait chercher le matos à l’étage. C’était compliqué. Or, y a un local vide en bas des blocs, on a donc demandé l’accès à la commune. On a reçu des gants et des masques à la place », rigole Ichem. Un local a bien été mis à disposition par le Logement bruxellois, mais il a été repris. Manque de communication, mauvaise gestion. Au final, le local est devenu un point de tension entre les jeunes. Jusqu’à en venir aux mains. Alertée, la police a fait des descentes sur la dalle, ça a exacerbé la tension. Un contrôle permanent s’est installé autour des blocs. Puis est venue l’étincelle. Une maman plaquée au sol pour non-respect du couvre-feu, des affrontements et, quelques jours plus tard, le bourgmestre socialiste Philippe Close sur la dalle pour jouer les pompiers. « C’est la seule fois qu’on l’a vu d’ailleurs, explique Ichem, pourtant il habite à quelques rues d’ici, hein. »
L’histoire paraît anecdotique, mais, pour le sixième bloc, ce genre d’épisodes est vécu comme une micro-agression. Ils y répondent, c’est clair, par un rejet des institutions. Les jeunes du sixième bloc se sentent accusés de parasiter l’ordre public. Quand ils font preuve de générosité envers des pauvres, ils attendent en retour de la compréhension. Mais les autorités ne trouvent pas les codes pour leur répondre. À un moment, ça se frite sur un « détail ». Y a plus de négociation : ça devient « un local ou rien ».
Comme l’explique l’un d’eux, « on nous demande de faire un pas. Mais on attend toujours que les pouvoirs publics, comme vous dites, fassent un pas vers nous ».
Pour Ema, ces jeunes « ne seront jamais un public cible pour les politiques ». La majorité d’entre eux n’avaient pas l’âge de voter lors des dernières élections. Le « jeu politique », ça ne les intéresse pas. Pour eux, seuls l’argent et un vrai statut social changeront leur rapport à la citoyenneté. « Peu importe le parti, dit un gars du bloc, si on n’est pas une personne de la haute société, on ne nous respectera pas. » Et quand on ne sait pas pour qui voter, on choisit celui à qui on s’identifie le plus. « On connaît juste Karim Tafranti, c’est un mec du quartier. » Marrant : ce membre du PS est également président du… Logement bruxellois. Il assure que le nouveau projet ne sonne pas le glas du sixième bloc. « L’âme du quartier restera. » On verra.
Et après, on fait quoi ?
Les cinq blocs s’effondreront, comme on le sait depuis vingt ans. Cette fois, ça sent la fin. Certains habitants reviendront y vivre, d’autres pas. Impossible de dire les proportions à l’heure actuelle. Au fond, est-ce une tragédie pour le sixième bloc ? « Si je suis encore ici dans quelques années, c’est que j’ai pété un plomb ! », se marre Anas en écrasant un joint sous son pied. « Peu importe où on ira, l’étiquette des cinq blocs nous poursuivra. Pour trouver un travail, c’est impossible. Même pour draguer les meufs c’est mort ! »
Ema et Léonor, du PCS, croient que les jeunes du quartier ont les clés pour vivre l’« après ». « Un jour, un garçon m’a appelée pour me dire qu’il terminait son master en économie, et qu’il s’en sortait malgré le fait qu’il ait grandi ici… Ça marque, de bosser dans ce quartier. On sait qu’ils auront des difficultés à sortir d’ici dès lors qu’ils sont d’une certaine origine. »
Anas et ses potes continuent à se checker : « D’abord ils mettront des barrières pour empêcher d’aller au chantier, mais on se démerdera pour passer quand même. Et puis quand ils enverront les bleus, on ira à Anneessens… » L’avenir reste brumeux pour le sixième bloc, brumeux comme l’esprit après un joint d’herbe, seule denrée qui permet de quitter la dalle facilement.
Illustration musicale proposée par Point Culture
-
Les prénoms des habitants du quartier ont été changés. Par ailleurs, l’auteur de ce papier a travaillé plusieurs mois dans les « cinq blocs », en tant qu’animateur d’ateliers de photographie et de vidéo avec des jeunes âgés de 18 à 22 ans. Ce travail était rémunéré par le service culture de la Ville de Bruxelles. Si ce travail a facilité l’accès au journaliste sur le terrain, ni le service culture ni la Ville de Bruxelles ne sont intervenus dans la réalisation de l’article.
↩