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Dans ma rue, je vends

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Marie Vahdat. CC BY-NC-ND.

Le trafic de drogue. Un milliard de chiffre d’affaires en Belgique, des mafias internationales, des grossistes et… des petits dealers de rue qui ramassent les miettes. Où postule-t-on pour devenir dealer ? À qui envoyer son CV ? Entre souvenirs d’enfance et rencontres au présent, j’ai tracé le parcours qui mène au trafic. Voici les huit étapes du deal.

Cet article a été réalisé par le lauréat de la bourse Inclusion de Médor. Plus d’infos ici.

Dans mes mains, une photo de classe qui date de 1981, ma première année primaire. On y voit une vingtaine d’enfants répartis en trois rangées et l’institutrice, Madame Lozardeau, debout à nos côtés. Je suis en haut à droite. Celui qui sourit en bas à gauche, c’est Samir. Il deviendra un dealer de rue. Il fera de la prison et se rangera à l’aube de la trentaine pour devenir commercial dans une boîte d’équipements sportifs. Dans la rangée du milieu, il y a Mansour et Diallo, côte à côte, qui sourient de toutes leurs dents. Ils enchaîneront les séjours en prison puis l’un se laissera pousser la barbe et l’autre mourra dans un accident de voiture.

C’est sûrement à cause d’eux que cette photo a été saisie par la police lors de la perquisition menée chez moi. Sous la pression policière, un petit dealer avait dénoncé son fournisseur. Un gars mystérieux qui se faisait appeler « Lunette » et traînait du côté de l’université. J’avais 19 ans, je portais des lunettes et j’étais en fac d’histoire. En plus, j’apparaissais sur quelques photos prises par des policiers en planque, jouant au football avec des individus impliqués dans le trafic de stupéfiants. De quoi valoir une visite matinale de la police chez ma mère. Son appartement fut complètement retourné. Tout ça pour saisir une poignée de clichés dont un seul me sera rendu. La fameuse photo de classe.

Après 48 heures, l’enquête était bouclée et les personnes impliquées partaient pour un séjour en prison de deux à trois ans. Moi, on m’a sorti de ma cage et souhaité une bonne journée. Pas de charges, aucun antécédent. Ils se sont rendu compte que c’est pas à 19 ans qu’on pouvait s’improviser dealer. C’est beaucoup plus tôt que ça se joue.

Les futurs trafiquants se recrutent chez ceux qui, très jeunes déjà, traînent dehors le soir. Ceux qui ne peuvent contenir cette envie débordante de paires de baskets, de survêtements griffés, de scooters, de voitures. Ceux qui relèvent des défis physiques, en tête à tête ou en groupe. Quand on rentre chez soi dès que les lampadaires sont allumés et qu’on a peur de se battre, on n’est pas vraiment apte à embrasser la carrière de dealer.

Vingt-cinq ans plus tard, c’est cette remorque de souvenirs que je décharge en guise d’introduction aux jeunes que j’encadre dans un atelier de création radio. Bienvenue à l’IPPJ de Fraipont, en province de Liège.

Les institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ), ce sont six centres répartis un peu partout en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les tribunaux de la jeunesse y placent les jeunes entre 12 et 18 ans ayant commis des « délits significatifs ». Des faits qualifiés d’infractions (FQI) qui peuvent être de différente nature : agression sexuelle, vol, violence physique ou délit lié aux produits stupéfiants, détention et vente de came. Ces établissements reçoivent en moyenne quelque 1 500 jeunes par an (chiffres entre 2015 et 2019). Ils sont placés en centre ouvert ou fermé, selon la gravité des faits. Dans le premier cas, les « détenus » sont libres le week-end. En centre fermé, ils subissent un régime carcéral strict durant deux à trois mois. En 2019, un quart des faits reprochés aux jeunes placés en centre ouvert étaient liés aux stupéfiants.

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Marie Vahdat. CC BY-NC-ND

C’est donc dans le centre ouvert de Fraipont que j’ai animé un atelier auprès d’une trentaine de jeunes entre 14 et 16 ans. Cet établissement accueille uniquement des garçons. Objectif officiel ? Les faire renouer à un univers d’apprentissage. Ces jeunes viennent des quatre coins de la Wallonie et de Bruxelles. Ils peuvent y apprendre la menuiserie ou l’horticulture en plus de cours plus généraux. Parmi eux, des Noirs, des Arabes et des Blancs. C’étaient leurs propres mots pour se définir. Pour être honnête, c’est aussi comme ça que je les voyais. Après quelques heures de discussion de groupe ou en tête à tête, il n’y a pas grand-chose qui les différenciait. Même phrasé, même utilisation de mots d’argot. Mêmes exclusions scolaires. Mêmes contextes sociaux. Des jeunes qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux mecs de ma cité. Ces gars de l’école maternelle, qui un beau jour se sont mis à vendre de l’herbe, de la cocaïne ou de l’héroïne. Sans que je comprenne les différentes étapes qui les ont menés là. Sans bien saisir pourquoi eux et pas d’autres. Pourquoi eux et pas moi ?

Durant ces heures de discussion, ces jeunes m’ont dévoilé une réalité semblable à celle vécue trente ans auparavant. Ils m’ont dit des choses qu’on entend rarement. Des propos touchants, révoltants, préoccupants. Des paroles qui racontent, étape par étape, comment ils en sont arrivés là. Elles mettent des vies, des trajectoires sur les « chiffres de la délinquance » balancés de manière sèche.

Étape 1. Les poches sont vides

Steve2 (15 ans) « Des fois, j’me lève le matin, je fouille dans mes poches et y a rien. Pas de billets. Ça me fout la haine. Je peux même pas m’acheter un paquet de garos (cigarettes). »

Nestor (14 ans) « De dingue ! Tu peux même pas acheter à manger. »

Steve « Je vais à l’école, pas cap de m’acheter un sandwich comme tous les autres. Je m’dis, faut que je trouve de la tune. »

Jérémy (14 ans) « C’est comme ça que ça démarre, une enroule. »

Une cannette, un sandwich, un paquet de clopes. Des envies modestes somme toute, mais qui se heurtent à la réalité des poches vides. Là surgit l’idée. Elle est balancée comme un défi à ceux qui traînent dehors à cette heure avancée. Ceux qui sont là parce qu’il y a trop de monde à la maison et que l’ambiance, c’est pas trop ça. Ou qu’ils sont magnétisés par la rue malgré les suppliques des parents. La rue où on rigole tellement. Là où ça fume, où ça boit. Là où celui qui a un peu plus paye un sandwich et une boisson.

Mais ce soir-là, toutes les poches sont vides. Alors c’est brainstorming général pour trouver l’idée qui ramène de l’argent. Des trucs hors la loi qui font grimper l’adrénaline. Au « Paki » du coin, le gars met deux, trois minutes à arriver après la petite sonnette. C’est assez pour passer derrière le comptoir et filer avec une liasse de billets. Si on est deux ou trois, on peut même emporter des bouteilles d’alcool et des cigarettes.

Ou sinon, il y a la famille qui habite la grosse baraque avec le grand jardin. Ils sont partis pour le week-end, on les a vus mettre des bagages et des vélos dans le coffre. Et les gosses de riches qui ont des iPhone dernière génération, il suffirait de leur faire les gros yeux pour qu’ils les donnent sans faire d’histoires.

« Qui est chaud ? » L’excitation se répand. On se défie. On s’encourage. On suit le mouvement. C’est parti.

Sur le coup, ça a marché. Trop facile. Le Paki a tardé vraiment trop. La petite bande a vidé la maison des riches de ses écrans plats, ordinateurs et trucs qui valent peut-être quelque chose. Les ados ont donné leurs GSM sans broncher. Les poches sont remplies. La bande déambule dans la ville avec une sensation jamais connue. Tout est accessible. La nourriture à s’en faire péter la panse. Tournée générale de sandwichs ou de pizzas. Les vêtements de marque Adidas, Nike, Lacoste. Auprès des potes de l’école, les compliments pleuvent.

C’est ainsi que tout a commencé pour eux. Jérémy a dévalisé le Paki, Steve a cambriolé la maison et Martos a détroussé les jeunes à la sortie de l’école.

Étape 2. La famille est larguée

Il faut donner le change aux parents. On répète le scénario. On a trouvé l’argent par terre dans une enveloppe. On a trouvé un petit boulot au black. Ou bien, on cache les vêtements dans le sac à dos et on se change dans les escaliers. L’idée, c’est de berner les parents. Mentir à la maman qui est seule et a tant à gérer. Mentir à la famille souvent précarisée, qui comprend rien aux nouvelles règles du « jeu ».

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Marie Vahdat. CC BY-NC-ND

Abdel (15 ans) « Souvent quand y a pas d’argent, les promesses, tu les oublies. Le mois prochain, je vais t’acheter le training que tout le monde a, la petite paire de baskets. Chez nous, on est quatre, mes parents sont divorcés et mon père, il ne donne rien. Ma mère est endettée jusqu’au cou. Les voyages scolaires, j’y ai jamais été. Pas osé demander à ma mère de payer 300 euros pour aller en classes vertes ou au ski. J’ai honte de demander. Je suis un homme, je peux me débrouiller. »

Jérémy « Ma mère, elle a ma petite sœur et moi. On a du mal à s’en sortir. Lorsqu’on mange, elle dit qu’elle mangera plus tard. Mais quand je descends vers 1 heure du matin, je vois bien qu’elle a rien avalé. Elle se prive pour nous. Elle est bipolaire, donc elle peut pas retrouver de travail. En plus elle consomme (de la drogue) et son peu d’argent y passe. Comme je connais pas mal de monde, c’est moi qui lui achète ses produits. »

Martos (20 ans) « J’ai demandé à mon père de me payer une paire de Nike. Il m’a répondu que je pourrais m’en acheter moi-même plus tard si je travaille bien à l’école. Mais il y en a plein qui n’ont pas à attendre plus tard. Et moi comme eux, c’est maintenant que je les voulais, alors j’ai fait ce que j’avais à faire. »

Selon un rapport statistique relatif aux placements dans les IPPJ, plus de la moitié des jeunes placés ont des parents séparés ou divorcés. Près d’un tiers vivent chez leurs mères, inactives à 63 %.

Étape 3. Toujours plus

Rachid (16 ans) « Ceux qui viennent d’un milieu défavorisé, ils veulent d’abord les vêtements, puis ça, puis ça. Ils veulent toujours plus. Et j’ai l’impression que les gens qui ont toujours eu ce qu’ils voulaient, ils se contentent de ce qu’ils ont. Ils se disent une voiture, ça a des roues, ça roule, c’est bon. »

Moi « Mais comment t’expliques ceux qui viennent d’un milieu défavorisé et qui se contentent de ce qu’ils ont, sans voler ou dealer ? »

Rachid « Au fond d’eux, ils en ont envie mais ils ont peur de faire comme nous. »

Grégory (16 ans) « Vous aussi vous voudriez avoir une meilleure voiture, une plus belle maison. Tout le monde est comme ça. Moi je veux pas vivre avec un SMIC tous les mois. Tu peux pas vivre avec ça, à part dans un deux-pièces avec une trottinette électrique. Moi ça ne m’intéresse pas. Moi je veux de l’argent. Si j’ai une Audi RS3, j’ai réussi ma vie. »

Étape 4. Un nouveau tuyau

Les poches sont à nouveau vides. Alors on cherche un autre tuyau. La facilité de la première fois s’est imprimée dans les cerveaux. Le bonheur de déambuler en ville du haut de ses 16 ans avec de l’argent plein les poches, ça marque. Alors ils replongent, ils volent. Ils pillent.

Steve « Moi, j’ai déjà fait trois cambriolages dans la même soirée. J’entre dans une maison et je vois un ordinateur, une télé, les clés de la voiture. On a pris la voiture et, au lieu de rentrer, on s’est baladé dans les quartiers de riches, vers Ixelles. On essayait d’ouvrir les portières des voitures garées et il y en a une où on a trouvé le bip pour ouvrir le garage. On est entré dans la maison. C’était trop bien. »

Nestor « Ouais, t’es trop bien. T’es trop content. Tu te dis que tu vas sortir de cette dar (maison en arabe), tu vas te faire de l’argent. Que tu vas te taper une soirée. Et, en même temps, tu as peur de te faire péter. C’est le mélange de tout ça qui est trop bien. »

En 2020, près de 9 000 affaires de vols simples ou avec violence ont été traitées par les tribunaux de la jeunesse en Wallonie et à Bruxelles.

Étape 5. Et là, ça deale

La déscolarisation approche un point de non-retour. La grande majorité des jeunes placés sont en décrochage complet. Les enroules et les tuyaux commencent à se tarir. Alors, pour éviter les périodes de vaches maigres, on commence à lorgner du côté du trafic de drogue.

Abdel « Moi dans le quartier où j’habitais, il y avait moyen de trouver des stups facilement. Tu prends un 25 grammes (de cannabis), tu te poses rue d’Aerschot, à Bruxelles, et en un jour tu le liquides. »

Moi « Mais comment tu fais pour prendre contact avec le grossiste ? Comment tu sais qui aller voir ? »

Abdel « Tu le sais. Tout le monde le sait. »

Abdel est sincèrement étonné par ma question. Ça lui semble tellement évident. Cela fait longtemps qu’il traîne le soir tard dans son quartier avec de « mauvaises fréquentations ». Les dealers, les grossistes, ils connaissent leurs petits frères. Le jour où Abdel veut jouer dans la cour des grands, il sera accueilli les bras ouverts.

Grégory « Le grossiste, il est content quand il y a un mec qu’il connaît qui vient lui demander du produit pour vendre. Ça lui fait gagner de l’argent. Le 25 grammes, t’auras même pas besoin de le payer tout de suite. Il va te l’avancer et après il va voir comment tu vends et, si tu vends bien, il va t’avancer encore. Lui, ce qu’il veut, c’est que tu vendes. »

Rachid « Le grossiste, il vend au kilo et le dealer, il vend au détail. Tu prends de la drogue en dépôt, tu te fais ton bénef et tu donnes son argent au grossiste. Mettons que tu lui achètes la coke à 30 euros le gramme, tu la revends 60. La coke, ça rapporte plus que de vendre de la beuh (de l’herbe), mais tu risques plus si tu te fais attraper. Au début, tu peux gagner entre 100 et 300 euros par jour et, après, ça peut aller vite. »

Lorsque je propose au groupe de contacter un membre de la police pour avoir son point de vue, la réaction est très négative. « Ça ne sert à rien, ils ne nous aiment pas », « ils vont dire que du mal de nous. » En réécoutant les enregistrements, je décide tout de même de contacter la brigade des stups pour avoir des éclaircissements sur certains points. C’est l’inspecteur principal Marc Gerits, patron de la brigade, à Liège, qui me répond.

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Marie Vahdat. CC BY-NC-ND

Marc Gerits « Les grossistes manipulent les jeunes. Ils les utilisent parce qu’ils savent très bien qu’ils ne risquent pas la prison. En leur avançant des stupéfiants, ils les tiennent par les dettes. Les conséquences peuvent être très violentes pour eux. En plus, il y a des gars qui ne vont pas hésiter à attaquer des dealers pour leur voler l’argent ou même la drogue. »

Martos « Tu peux faire beaucoup, beaucoup d’argent dans la stup. Mais plus tu as de grosses quantités, plus tu vas avoir des mecs en face de toi qui sont dangereux. À partir de 25 grammes, il te faut un couteau. À 50, une matraque. Au-dessus de 100 g, il te faut un snah (arme à feu en arabe). »

Jérémy « Une fois, je vendais de la beuh pour quelqu’un. J’arrive chez le client, genre 25 ans. Je lui demande de montrer les billets et il voit que je suis petit, alors il veut prendre la commande sans me donner l’argent. J’ai sorti une arme. Il m’a donné l’argent et il n’a même pas eu la beuh. »

Et le toxicomane ? Son état physique. Sa santé dégradée. Sa vie foutue en l’air par le produit qu’on vend.

Rachid « On s’en fout. C’est lui qui a choisi. Il ne faut même pas parler avec lui. Avec quelqu’un qui prend de la beuh (du cannabis) ou du shit (du haschich), tu peux parler mais pas avec quelqu’un qui prend de la coke. Tu lui donnes son produit, il te donne l’argent et il dégage. »

La marchandise est abondante. La clientèle, pléthorique. L’argent coule à flots. Après le téléphone et les fringues, on dépense dans les soirées, les boîtes de nuit, les hôtels et les prostituées. Les vacances aussi où il est de bon ton d’exposer son nouveau train de vie.

Marc Gerits « Il y a une forte influence des réseaux sociaux. L’idée, c’est de se montrer avec le quad, le jet-ski. Ils vont louer des voitures en Allemagne pour flamber le week-end. Mais on ne peut pas enquêter à partir de ces éléments, ce serait trop compliqué. Nous n’avons pas assez de temps pour ça. »

Étape 6. Pété par les flics

Grégory « Moi, dès que j’ai commencé, je savais qu’un jour ou l’autre je me ferais péter. On sait tous que ça va arriver. »

Marc Gerits « C’est sûr qu’à un moment ou à un autre, ils se feront attraper. C’est souvent la dénonciation d’un client mécontent qui va mettre en branle la procédure d’enquête, sous la direction d’un juge d’instruction : écoutes téléphoniques et observations discrètes. L’arrestation peut se faire sur un flagrant délit ou suite à l’accumulation d’éléments. Ensuite, on procède à une perquisition au domicile. »

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Marie Vahdat. CC BY-NC-ND

C’est entre 15 et 17 ans que 80 % des jeunes en IPPJ connaissent leur première prise en charge. Ils vont vivre leur première arrestation pour du deal. C’est le moment où les masques tombent. « Pardon maman d’avoir amené la police à la maison », écrit ce jeune détenu, dans un texte de rap. Les policiers pénètrent dans l’intimité familiale. Ils fouillent à la recherche d’indices, de preuves de l’implication : matériel de conditionnement, argent, drogue.

C’est le moment où les parents sont tentés d’étriper leurs enfants, prennent fait et cause pour eux ou ploient sous l’accablement. Certaines des mamans que je rencontre dans un centre social à Verviers sont virulentes sur le sujet. Elles parlent de honte, de tache indélébile sur l’honneur de la famille et de rupture définitive. D’autres relativisent en parlant d’erreurs de jeunesse dans un contexte de misère.

Étape 7. 100 000 et j’arrête

Souvent, les larmes coulent dans la section de l’IPPJ où le jeune va passer sa première nuit. Il est vrai que le bilan est à pleurer. La honte. Les poches vides. Des dettes même. Tout ça pour ça. Puis viennent les résolutions.

Rachid « Quand tu te fais péter et que tu vas en IPPJ, après tu ne dépenses plus ton argent de la même manière. Tu mets de côté. »

Martos, Grégory, Abdel et Steve racontent la même chose. La prise de conscience qu’une course contre la montre s’est enclenchée. La somme à atteindre est même quantifiée. La même pour tous. Cent mille euros avant le 18e anniversaire. L’âge où on risque la vraie prison, celle qui fait peur. Car ils en ont entendu des histoires de mitard, de bagarres ou de surveillant qui refuse la douche. Ils en ont vu des allers-retours. Ils ont conscience que la prison marque au fer rouge et hypothèque sérieusement les perspectives d’avenir. Objectif, 100 000 euros, donc, et ensuite la vie normale : fonder une famille, acheter une voiture acceptable, payer des impôts. Rejoindre le reste de la société la tête haute.

Grégory « Nous, on a 15-16 ans, on ne risque pas grand-chose. On est protégé par l’État. À notre âge, on a des opportunités, il faut les saisir. Si tu fais ton argent et tu t’achètes deux-trois commerces, après ça va bien pour toi. »

Steve « C’est comme faire un prêt à la banque pour lancer un business. »

Grégory « Sauf que t’as même pas à rembourser. »

Martos « C’est quand tu te fais arrêter que tu penses comme ça. Tu vois que t’as gâché tout ton argent. Tu es enfermé, tu déprimes, tu ne vois pas de solutions pour ta vie, alors tu te dis que maintenant tu vas mettre de l’argent de côté pour acheter un commerce. »

Les études longitudinales sur le devenir des jeunes passés en IPPJ sont inexistantes. On ne sait pas à quelle proportion ils passent par la case prison, comme le déplore un rapport de la Cour des comptes daté de 2020. D’après ce même rapport, on peut dire que de 15 à 18 ans les jeunes récidivent allègrement. Quelque 80 % des jeunes placés en IPPJ pour du deal de stupéfiants ont déjà été pris en charge par le passé.

Étape 8. Changer de vie

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Marie Vahdat. CC BY-NC-ND

Grégory « Soit on fait des études, soit on se met dans la vente de stups. C’est un choix. C’est aussi dû au milieu social dans lequel on vit. Moi, l’école, c’est pas vraiment pour moi. Je suis trop tenté de sécher les cours. Et puis j’ai déjà redoublé deux fois. Donc, c’est un peu perdu. J’ai vu des gens qui faisaient leur part d’argent et je me suis dit pourquoi pas moi ? Ça fait un an et demi que ça dure et je me suis seulement fait péter maintenant. Peut-être c’est fini, peut-être non. Je n’ai que 16 ans. »

Moi « Tu hésites vraiment ou tu n’oses pas me dire que tu vas continuer ? »

Grégory « Non, je sais pas… Ton image te colle à la peau. Là, je suis inscrit dans une école. Ils savent que je suis en IPPJ. Ma mère, elle l’a appris. C’est la honte d’être ici… »

Je sens Grégory un peu perdu. À vrai dire, je les sens tous perdus. Avançant vers l’âge couperet de la majorité et son corollaire, la prison. La vraie. Celle qui mène à une vie de malheurs assurés. Les cent mille euros, c’est un peu l’espoir d’échapper à ce destin tracé. Le destin de Marouane.

Marouane (22 ans, prison de Lantin) « Ma première incarcération, j’avais 19 ans et j’ai pris quatorze mois. Après ça, je pensais avoir mûri, mais, dès que je suis sorti, j’ai replongé. Lorsque la justice t’attrape plusieurs fois, ils vont pas se demander ce qui se passe chez ce garçon pour qu’il récidive aussi vite. Ils se disent, celui-là il a rien pigé, on va l’envoyer encore plus longtemps pour qu’il comprenne. Moi, là, au fond de moi, j’ai envie de sortir, de travailler, construire quelque chose. Mais quand je vais mettre les pieds dehors, qu’est-ce qui va se passer ? Je le sais car je l’ai vécu deux fois. Tu peux pas ne pas recommencer. C’est pas possible. Comment travailler pour 50 euros par jour avec un patron qui te parle mal alors que tu peux faire dix fois plus sans te prendre la tête. C’est une guerre intérieure et tu ne peux pas résister longtemps. »

Pour prolonger ou accompagner la lecture, Pointculture nous propose Evidemment de Green Montana (feat SDM). Une illustration des rêves de ces jeunes.

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Interview de l’auteur dans le podcast de Chérie FM

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  1. Source : rapport statistique évolutif (2015-2019) relatif aux placements dans les IPPJ, réalisé par Laetitia Defays et Nicole Clarembaux.

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