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Le poids de mes vieux

Aidants proches

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Fanny Monnier. CC BY-NC-ND.

Elles sont près d’un million en Belgique à apporter de l’aide à un proche en manque d’autonomie. Sous le radar des politiques, perdues dans un labyrinthe administratif, elles supportent un pan essentiel de notre système de santé. Médor est parti à la rencontre de ces personnes qui prennent soin de nos aînés.

Demain, le réveil sonnera à 5 h 15. Comme tous les jours. Alors, après avoir passé toute sa soirée à surnager dans la paperasse et sur Internet, Martine Dreesen va se coucher. À côté de l’ordinateur, la table de la salle à manger est recouverte de tracts de la mutuelle, du CPAS, de l’Agence pour une vie de qualité.

Avant d’aller au lit, ne pas oublier de préparer les médicaments. Vers une heure du matin, elle sursaute. Sa mère vient de tomber. Encore. Martine descend les escaliers, la relève, vérifie que tout va bien, la remet au lit, remonte se coucher. L’adrénaline la tient éveillée.

5 h 15. Le réveil sonne. Elle s’habille et griffonne à la hâte un mot aux infirmières pour les prévenir de l’incident nocturne, prend le bus vers Ottignies puis le train vers Bruxelles. Ne pas oublier d’appeler le médecin. De 8 h à 16 h, cette secrétaire d’une cinquantaine d’années souffle un peu, ses parents se font moins présents dans son esprit. Le téléphone n’est quand même jamais loin, au cas où. Sur le trajet du retour, elle tente de ne pas oublier de passer commande pour les repas de la semaine. Arrivée à la maison, Martine vérifie le cahier des infirmières, répare le volet, sort les poubelles, apprête le souper de ses parents, s’assure que les pilules ont été prises. Le soir, la voilà qui reprend les recherches où elle les a laissées la veille, pour comprendre, enfin, qui pourrait l’aider dans toutes ces tâches.

Depuis quatre ans, voici à quoi ressemble la vie de Martine. Son père, hyperactif, qui s’occupait de tout, est peu à peu devenu l’ombre de lui-même. Le couperet est tombé en 2017 : Alzheimer. À cela s’ajoute l’état dépressif chronique dont souffre sa mère depuis une dizaine d’années.

Martine est devenue ce qu’on appelle un « aidant proche ». Elle apporte une aide régulière à un proche en déficit d’autonomie, en dehors de toute rémunération. Une aide qui va souvent de soi dans les familles, et qui est surtout assurée par les femmes. « Aidante proche », donc. Ces deux mots n’évoquent rien pour la plupart des personnes concernées. Elles sont d’ailleurs très peu à savoir qu’elles sont « aidantes ». Quand le diagnostic est posé en 2017, Martine n’en a aucune idée non plus. Elle l’apprendra bien plus tard.

Cela fait 10 ans que ces mots sont entrés dans le vocable des professionnels des soins de santé, mais ils se répandent lentement. On estime pourtant que 10 % de la population adulte est considérée comme « aidante proche », soit plus de 900 000 personnes. Ça ne fait qu’un an que le statut ouvre la porte à certains droits et quelques aides. Depuis le 1er septembre 2020, le fédéral octroie une reconnaissance générale ou, si plusieurs critères sont respectés, une reconnaissance octroyant des droits sociaux.

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Fanny Monier. CC BY-NC-ND

Ces droits se limitent à un congé « thématique » de trois mois à temps plein, ou six mois à mi-temps, avec une allocation d’interruption . Un congé accordé une fois sur toute une carrière… Une avancée, certes, mais plus symbolique que structurelle. « Ces droits sociaux ne sont pas suffisants pour faire face à l’aide continue que ces personnes doivent apporter », insiste Frédérique Lien, référente sociale chez Solidaris (mutualité socialiste). « À titre personnel, je pense que proposer ce type d’interruption démontre la méconnaissance de la réalité vécue par les aidants. » Elle est loin d’être la seule à le croire.

En effet : en quelques années, Martine a dû faire plusieurs « pauses » dans sa carrière. Une incapacité de travail de 15 jours après l’hospitalisation de ses parents, le passage à un 4/5 temps pour assistance médicale en janvier, puis un repos médical complet au mois d’avril : trois semaines avec une prise de médicaments pour relâcher la pression.

Horde de bénévoles

En Belgique, on considère que la valeur économique d’un aidant est de 22 079 € par an, soit plus de 22 milliards d’euros chaque année. Ce soutien informel permet d’éviter des coûts impossibles à tenir s’il devait être remplacé par des professionnels du soin. L’Institut scientifique de santé publique estimait en 2013 que le travail de ces « bénévoles » représente quelque 150 000 équivalents temps pleins. Un chiffre qui risque d’augmenter, vu la vague de vieillissement qui promet de s’intensifier ces 10 prochaines années. De cette période naîtra nécessairement une horde d’aidants quasi bénévoles, privés de reconnaissance et du soutien politique nécessaire – à moins que les choses ne changent. Actuellement, « les aidants pallient les carences de l’État, estime Pierre Gérain, chercheur à l’Université de Lille, spécialiste de l’épuisement des aidants. Le système se repose sur eux, la situation n’est pas correcte. Il faudrait pouvoir compenser cette surcharge ». Selon les prévisions européennes, le nombre de personnes ayant besoin de soins à long terme doublera d’ici à 2060. Le rôle des aidants sera indispensable si on veut que le système tienne le coup.

Six mois après son entrée en vigueur, la loi rencontre un succès plutôt mitigé. Seules 2 797 reconnaissances générales et 700 reconnaissances ouvrant sur des droits sociaux ont été enregistrées par l’ensemble des organismes assureurs. Martine fait partie de la première catégorie. Dans sa note de politique générale, Frank Vandenbroucke, ministre de la Santé, a promis de veiller à ce que l’évaluation de la loi, prévue pour le 31 décembre 2021, « soit réalisée convenablement et à ce qu’une attention suffisante soit accordée à la formulation de propositions supplémentaires qui répondent à la demande de protection sociale de la part des aidants proches ». La crise sanitaire a mis le sujet au point mort. Les associations sont en stand-by, pleines d’espoir pour « le monde d’après ». Dans le même temps, le quotidien des aidants s’est alourdi.

Grâce au télétravail, Martine a gagné près de deux heures de sommeil. La sortie du lit n’a pourtant jamais été aussi difficile. Entre 8 h et 16 h, elle est coincée derrière l’ordi, à moins d’être interrompue par un appel au secours frappé sur le mur ou crié dans l’escalier. Martine est devenue corvéable à merci.

L’urgence

Mais les difficultés ont commencé bien avant la pandémie. Septembre 2018, un mois décisif. Lors d’une de ses chutes nocturnes, sa mère se blesse au genou. La plaie ne se soigne pas bien, l’état de santé de l’aînée se dégrade. En quelques minutes, Martine prend la décision de la faire hospitaliser, faisant fi de l’avis du médecin. L’octogénaire frôle alors la septicémie. « Encore un peu et je la perdais. » Quatre semaines plus tard, de retour du travail, l’aidante trouve la maison plongée dans le noir. Son père – qui reste alors seul la journée – est alité, fiévreux, complètement perdu. Coup de téléphone immédiat au toubib. « Il me dit de lui donner un Dafalgan et qu’il passera le lendemain. » Rebelote, Martine décide de se rendre aux urgences. « Il a une pneumonie. Il n’aurait pas passé la nuit », l’informe l’urgentiste. En l’espace de quelques semaines, son « sixième sens » a sauvé ses deux parents. Elle est au bord du gouffre. Curieusement, ce face-à-face avec la mort va lui ouvrir de nouvelles perspectives et l’empêcher d’imploser.

Le problème, pour quelqu’un comme Martine, c’est de trouver de l’aide, d’être épaulée dans son rôle d’aidante proche (qui ignore qu’elle l’est). Un conseiller de la mutuelle est bien passé un jour, mais il n’a pu lui apporter aucun élément de réponse. Existe-t-il des aides sociales pour lui faciliter la tâche ? « Non. » La réponse est nette et sans appel. Martine, elle, trouve cela bizarre. Le sujet est très technique, les professionnels des soins de santé pas forcément à jour.

Après avoir pris en charge ses parents, le personnel de l’hôpital et une coordinatrice de la mutuelle font découvrir à Martine les services auxquels elle peut prétendre. La quinquagénaire découvre aussi qu’en plus de son boulot et de son rôle de fille, elle est « aidante proche ». « J’ai commencé à prendre les repas du CPAS pour ma maman, c’était immangeable. » Viennent ensuite les aides à domicile, une fois par semaine, les titres-services quatre heures chaque semaine, la kiné. Avec 1 500 € par mois pour le couple de retraités, le budget est serré. Quitte à compter les centimes à la fin du mois, Martine n’hésite pas à s’entourer. Par la suite, grâce au travail de l’assistante sociale, ses parents sont finalement reconnus comme handicapés. Une enveloppe de 400 euros mensuels pour chacun qui ouvre la fenêtre des possibles.

Paradoxalement, malgré son quasi-million d’aidants proches, la Belgique et ses Régions n’ont pas encore accouché d’un répertoire centralisé listant toutes les aides. Alors, des associations comme l’asbl Aidants proches sont condamnées à un boulot de fourmi pour répertorier les initiatives existantes. En 2014, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé pointait la conséquence de cette carence d’information : l’appui arrive souvent trop tard, généralement en temps de crise, alors que la personne aidée a déjà fortement perdu en autonomie.

Quand son père quitte l’hôpital et rentre à la maison, Martine est à bout. Débordée par le linge, les repas, les médicaments, les recherches… Et cela, malgré les soutiens qu’elle a dénichés. « Je n’ai pas réussi à reprendre le travail, je n’en pouvais plus. » Après 15 jours d’incapacité de travail, sa directrice l’accueille avec la question qui tue : « Tu ne penserais pas à les placer ? » Glacial. La maison de repos. C’est la dernière chose que Martine a besoin d’entendre. Estomaquée, elle ne parvient pas à répondre. Ce n’est pourtant pas faute d’y penser. « Quelque part, je repousse ce moment le plus possible. Pour une personne, il faut au moins 1 600 euros. Si on a les moyens, il n’y a pas de problème, mais quand on ne les a pas, on fait comment ? »

La descente

À une centaine de kilomètres de là, à Bertrix, Annie Jacob vit une situation assez similaire. À 77 ans, elle s’occupe de son mari Charles, 83 ans, diagnostiqué Alzheimer depuis 2010. Les maisons de repos, les services de gériatrie, les soins palliatifs n’ont plus de secrets pour elle. Durant des années, elle a officié comme bénévole chez Volont’R, une asbl active dans les institutions de soins. Annie ne compte pas les mains tenues jusqu’au dernier souffle. Dans un album photos, des dizaines d’avis de décès, « ses morts », comme elle dit. « J’ai connu les difficultés, donc je les prévois. Je sais ce qui va arriver, et je le constate de plus en plus. C’est la descente. »

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Fanny Monier. CC BY-NC-ND

Annie avoue se préparer au choc de laisser son mari dans un home. Du bout des lèvres pour que Charles, qui somnole dans le fauteuil à quelques mètres d’elle, ne l’entende pas. « Je me suis fixé une limite : mes 80 ans. » Elle a déjà fait les démarches et s’est inscrite dans la maison de repos la plus proche. « Ils m’ont d’ailleurs sonné l’autre jour : “Madame Jacob, il y a une chambre deux lits qui se libère, est-ce que ça vous intéresse ?”. J’ai dit que c’était bien gentil de penser à moi, mais non merci. Pour le moment, j’ai mis suffisamment de choses en place. » Les études le montrent : les maisons de repos ne sont pas plébiscitées par nos aînés. « L’aspiration de tous, et particulièrement des personnes âgées, c’est de rester chez soi », insiste Stéphane Adam, psychologue de la sénescence à l’ULiège. C’est d’autant plus important pour une personne comme Charles ou le père de Martine. « En quittant leur cadre habituel pour un environnement nouveau, les symptômes de la maladie augmenteraient en intensité, par le simple fait de la nouveauté. »

Bien qu’elles repoussent un maximum l’échéance de la maison de repos, Martine et Annie reconnaissent leur besoin de répit afin d’éviter l’épuisement. La vie d’aidante proche, ce n’est pas que négatif, mais le besoin de se ressourcer se fait souvent sentir. Le père de la Brabançonne se rend désormais au centre de jour cinq fois par semaine. Ça aide, c’est sûr. « Être aidant, c’est d’abord de la joie et de l’accomplissement, mais c’est aussi devoir cumuler beaucoup d’autres choses qui peuvent rendre la situation compliquée. Il est attendu socialement que cela se passe bien, car, de toute façon, il faut le faire, mais c’est aussi se mettre en danger », note Pierre Gérain. Ce chercheur postdoctoral à l’Université de Lille a réalisé sa thèse de doctorat sur les déterminants de l’épuisement des aidants. Selon lui, être aidant, c’est affronter un équilibre fragile, qui peut nécessairement vous confronter à l’épuisement parental ou au burn-out.

Au-delà de la fatigue de Martine et Annie, il ressort d’une étude menée par la Haute École de Gand (HoGent) après le premier confinement qu’un tiers des aidants pensent ne plus pouvoir assumer l’aide à leur proche que difficilement dans les mois à venir. « Un aidant épuisé ne peut pas remplir sa tâche pleinement. Il ne faut pas oublier de prendre soin de soi-même pour pouvoir prendre soin des autres », rappelle Pierre Gérain.

Canaliser la détresse

Annie avait bien intégré le principe. Le 1er avril 2020, elle devait prendre l’Eurostar pour passer quelques jours chez son fils à Londres. Tout était prévu : départ le vendredi matin et retour le mardi soir. Pour 65 euros par jour (plus 5 euros pour le chat), une bénévole de l’asbl « Baluchon Alzheimer » devait prendre soin de Charles le temps de l’escapade. Le coronavirus est venu chambouler ses plans. Depuis lors, elle est clouée à domicile. Alors, Annie s’occupe pendant que Charles, lui, « ne fait rien du tout », comme il dit. Installé dans son fauteuil, il se balance, perdu dans ses pensées. Annie refuse de tout faire à sa place. Elle a la certitude qu’en maison de repos, le rythme de vie infantilise. Alors tout est bon pour faire bouger Charles : se raser, faire ses tartines, mettre la table, une balade le midi… Des petits gestes anodins. « Mais entre ma demande et sa réaction, il faut du temps, c’est usant. La grosse différence, c’est que, là-bas, il serait au lit jusqu’à midi. » Ces derniers mois, Annie a ressenti plus de peur, plus de pression qu’au premier confinement.

La permanence téléphonique de l’asbl Aidants proches tente de canaliser cette détresse. « On savait que la santé des aidants était une bombe à retardement, on devra faire le point sur les dégâts une fois la crise derrière nous. Je pense qu’on découvrira des choses assez dures. » Annie ne craint pas pour elle-même, mais pour Charles. « Si j’attrape le virus, qu’est-ce qu’on va faire de lui ? » Au mois d’octobre, dans la maison de repos de Bertrix où elle envisage d’installer Charles, une trentaine de cas se sont déclarés parmi les 85 pensionnaires. À l’époque, elle était bien contente d’être restée dans leur appartement.

Au mois de janvier dernier, Martine, elle, nous a envoyé un SMS : « Je suis très fatiguée. » Le télétravail complet ne s’est pas arrêté. Les demandes de ses parents non plus. À l’époque, elle passe en 4/5 pour se soulager. Début avril, un nouveau SMS arrive : « Suis en repos médical jusqu’à la fin du mois, trop de fatigue et de tension. »

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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  1. La loi vient de changer à ce sujet. Le congé est passé de 1 à 3 mois le 11 juin 2021. L’information contenue dans notre article a donc été adaptée sur ce point après publication.

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