La Sambre, nouvelle vague
Le réseau navigable belge est l’un des plus denses d’Europe. La réouverture de la navigation entre Paris et Namur pourrait être une opportunité en or pour la culture, le tourisme vert et la navigation de plaisance. À condition que la Wallonie ne la laisse pas filer. Reportage d’Erquelinnes à Namur, sur les 90 km de Sambre « belge ». Dans l’esprit de Stevenson.
À quelques encablures de Jeumont et de la frontière française, le port d’Erquelinnes abrite une péniche-café et des bateaux. Sur le pont du Westen Wind, Christophe Heeren, habitant du Grand-Hornu (Borinage), fait blinquer le 9 mètres construit en 1981. La vedette hollandaise a changé le cap de son existence. Pour la piloter, Christophe s’est imprégné des guides de navigation, a passé les brevets. Il évoque la grande nouvelle : « Les autorités françaises annoncent que les bateaux remonteront vers Paris à la fin du mois de juin ! »
Un communiqué détaillé des Voies navigables de France en atteste. L’info fait le tour des rivières et canaux, des Pays-Bas à l’Allemagne, de Belgique en France, de la Meuse au Rhin, du Veerse Meer à la Marne et du Rhône à la Méditerranée. « J’irai voir Paris et les travaux de Notre-Dame », confie le capitaine…
Depuis l’hiver 2006, la navigation était bloquée à hauteur du canal de liaison de la Sambre à l’Oise. De grands travaux s’imposaient. Ils ont coûté 23,5 millions d’euros pour reconstruire notamment les ponts-canaux de Macquigny et Vadencourt (Aisne) et rénover 25 écluses. En France, le retour des 1 000 bateaux attendus génère un projet économique et culturel au travers de réalisations collectives. Sept communautés de communes riveraines, réunies sous le fanion de « Réussir notre Sambre », des Voies navigables de France et différents services publics travaillent avec les citoyens. Parmi les idées figure la reconversion de maisons éclusières, dont celle de Maroilles, en gîte pour les plaisanciers et autres voyageurs. Qui revivifieront les commerces locaux.
Cette créativité est une réponse à la crise qui frappe la région, en pariant sur le rôle moteur de la rivière, non plus comme mode de transport pour les usines, car la majorité d’entre elles ont fermé et la rivière est trop étroite pour de forts tonnages, mais pour souder les gens en créant des emplois. Le territoire irrigué par la Sambre et le canal de liaison à l’Oise (239 km) compte 55 villes et villages.
En Belgique, Charleroi, Thuin, Lobbes et Erquelinnes, dans le cadre du bassin de vie de Charleroi-Métropole, suivent cette dynamique de près. Un programme Interreg (coopération européenne entre zones frontalières) ne devrait-il pas être mis en œuvre ? La reprise de la navigation a déjà conduit des représentants de toutes ces communes à confronter leurs points de vue.
Des deux côtés de la frontière, un vaste « pays de Sambre » dessine sa géographie. Longue de 190 kilomètres, la Sambre prend source dans le bois de La Haie-Equiverlesse, à Fontenelle, près de Nouvion-en-Thiérache. Passage naturel entre l’Europe du Nord et Paris, le sillon Sambre-et-Meuse sépare la zone carbonifère et le massif ardennais.
En 1914-18, les batailles de la Sambre rouge ont été tragiques, ainsi qu’en témoigne le cimetière de Heuleu, à Lobbes, où reposent des jeunes gens partis des Charentes, tombés en août 1914 dans un chemin creux.
Chargée de mission pour « Réussir notre Sambre », Odile Hazebrouck plaide pour qu’on considère la rivière comme une piste de développement contemporaine, où l’inattendu veille à chaque méandre. Pour témoin, elle prend les aventures vécues à l’automne 1876 par l’écrivain écossais Robert-Louis Stevenson sur le tronçon français de la Sambre.
L’esprit de Stevenson
Avant d’écrire Voyage avec un âne dans les Cévennes et de devenir une légende de la littérature, avec ses romans adaptés au cinéma, L’Île au trésor et Dr Jekyll and Mr Hyde, Stevenson avait entamé sa carrière littéraire en Belgique, dans le port d’Anvers.
Dans An Inland Voyage (« En canoë sur les rivières du Nord »), son tout premier livre, modèle de récit de voyage, tissé de descriptions, de rencontres, portraits et pensées notées en marge d’un magistral journal de bord, le gentleman vagabond décrivait en effet son périple en canoë d’Anvers à Paris, accompli en 1876 avec Walter Grindley Simpson.
Ils naviguaient à bord de deux canoës pontés et mâtés, du type Rob Roy, prisé par les explorateurs de l’époque. Stevenson pilotait L’Aréthuse et Grindley la Cigarette. À 26 ans, il fuyait la banalité. Son livre donne envie de retrouver, à Maubeuge, ville fortifiée, l’auberge du Grand Cerf. Stevenson y avait rencontré le chauffeur de l’hôtel qui conduisait les hôtes à la gare avec son omnibus. Lassé de ses allers-retours, ce travailleur avait confié au voyageur son désir de se lancer dans l’inconnu, lui aussi.
Depuis des décennies, En canoë sur les rivières du Nord attire des « stevensoniens » du monde entier en Val de Sambre – principalement dans la partie française, où l’on a bien compris le potentiel touristique de ce récit. Les deux équipiers étaient partis d’Anvers, sur l’Escaut, d’où ils avaient rejoint Boom sur le Rupel, puis emprunté le canal de Willebroeck pour rejoindre Bruxelles. Ensuite, ils se virent quasi forcés de charger leurs canoës dans le train pour rallier Maubeuge via Charleroi. Traverser les zones d’usines fumantes et franchir les 55 écluses du canal de Charleroi aurait constitué un défi extrême, même avec un humour british. Par la Thudinie, du haut de son wagon, Stevenson aura suivi la noria des péniches emportant des tonnes de charbon du Pays noir pour réchauffer Paris…
Longtemps après, des voyageurs contemporains chercheraient leur île au trésor en Sambre. Comme les artistes belges installés en région lilloise Arnaud Verley et Philémon Vanorlé. À Jeumont, avec l’association Idem+Arts, ils ont montré leur « Bananalab » aux enfants du collège Charles de Gaulle. Ils propulsent à la palme cet engin gonflable en forme de banane dans les recoins oubliés de la Sambre, du côté de Jeumont et Maubeuge pour récupérer des déchets et objets insolites.
Entre Norvège et Galice
Le halage du sillon Sambre-et-Meuse voit passer la Véloroute européenne 3, dite « Scandibérique ». Mêlés au flot des vélos, des nomades descendent du Cap Nord à Saint-Jacques-de-Compostelle et poussent même jusqu’à Gibraltar en roue très libre. Parfois, ils se posent à côté des pêcheurs pour suivre les arabesques des poissons dans les trous d’eau. Récemment, Tim, de Manchester, 67 ans, avec sa bécane chargée comme un mulet, cherchait la route de Dinant à Thuin pour rejoindre une copine en Suisse. Lassé de la vie sur les plateformes de forage de la mer du Nord, il vit dans un van et profite de sa liberté.
La ville de Thuin saupoudre ses toits sur un éperon rocheux. Du beffroi, le carillon balance ses mélodies vers la Haute-Sambre et la vie valse du café l’Escale au quartier du Rivage, là où les bateliers ont leurs maisons et où est amarrée la péniche « Thudo ». Construit à Thuin en 1950, le Thudo ira bientôt en cale sèche, au chantier naval Vankerkoven, à Pont-de-Loup. Le spits de 38,50 m s’est métamorphosé en écomusée, grâce à la Ville et aux bateliers. Dans ses vitrines veillent des photos sépia, une casquette de laine, un gilet tissé dru. On médite devant les souvenirs de bateaux disparus, confiés par leurs capitaines, et les cartes des routes d’eau. Des pavillons de bois gravés du nom des péniches rappellent les odyssées du Padoua, de la Rolande ou du Mon Désir, vers Paris, les Pays-Bas, Liège, Anvers, le Rhin, la Marne.
Sandrine Maquet, guide de l’Office du Tourisme de Thuin, a découvert la batellerie avec le capitaine Rudice Dagnelies. Il l’a accueillie sur le Thudo quand elle débarqua à Thuin pour un stage scolaire. De l’homme de la rivière, elle transmet la mémoire… « En 1835, quand le canal de liaison de la Sambre à l’Oise a permis de monter à Paris, les frères Blampain, bateliers à Thuin, ont ouvert la voie. » Leur trajet fut périlleux et jalonné de fêtes, selon la légende. La canalisation était réalisée, le parcours encore truffé de pièges.
Descendu à terre depuis 1992, Roger Demany habite rue des Mariniers. La façade de sa maison s’orne d’un fanal et du pavillon de son bateau, le Notre-Dame d’El Vaulx. Sur 5 000 âmes, Thuin compta aux XIXe et XXe siècles jusqu’à 1 100 bateliers et cinq chantiers navals. Après la guerre 40-45, Roger se rendait dans l’Est de la France. « On chargeait du côté de Coblence des carrelages à destination de Maubeuge. »
Après les années 60, le petit gabarit de la rivière rebutait des bateaux de plus en plus longs. En Haute-Sambre, les éclusiers prompts à expliquer leur métier manœuvrent toujours les ouvrages d’art datant de Napoléon pour les derniers spits et les bateaux de plaisance.
Convaincue des vertus de la rivière, la bourgmestre de Thuin, Marie-Ève Van Laethem, défend l’extension de la ville au bord de l’eau. Le dernier chantier naval a été racheté par la commune. Le Thudo y trouvera un abri. Quant aux plaisanciers, il faudra leur aménager un havre avec des services. Un plan est en élaboration. Le défi est de trouver les budgets. Thuin croit à un tourisme vert, sportif et de culture. Comme les Français.
En aval, l’abbaye d’Aulne attire les gens du Pays noir depuis des générations, avec ses restaurants, cafés, brasseries et guinguettes, son pont-levis, ses bandes de copains, ses musiques en plein air. Le site aux allures de montagne de romance s’avère un improbable lointain à portée de terrils boisés où se posent les oiseaux migrateurs. La ligne 121 Charleroi-Erquelinnes, vestige ultime du chemin de fer d’autrefois, dépose des touristes à Landelies, Hourpes, Thuin, Fontaine-Valmont, Solre-sur-Sambre.
La Sambre commerciale
Après Thuin, Hourpes et Aulne, Landelies est une escale prisée. Le commodore Bernard Mercier, président du Yacht-Club et du port, veille sur l’esprit de la navigation fluviale. Amateur de cornemuse, il brûle de repartir sur les canaux des Pays-Bas, s’active pour inciter la Wallonie à défendre son patrimoine fluvial où des milliers de bateaux de plaisance sont en quête de routes s’ouvrant dans de grands décors.
Passé Marchienne-au-Pont, la darse Ouest et le bateau-chapelle, des panneaux annoncent un carrefour. La Haute-Sambre folâtre se réduit déjà à un souvenir, à gauche s’amorce le canal Charleroi-Bruxelles. À grand gabarit, il conduit vers Mons, Tournai et l’Escaut, Bruxelles et Seneffe. Un peu plus loin, au cœur de Charleroi, la sidérurgie, dont la mondialisation n’a pas encore eu la peau, fait de la résistance.
Industeel ouvre sa scène dantesque, avec les grues qui extraient des montagnes de ferraille des cales des bateaux de 100 mètres de long pour alimenter l’usine grondante qui régurgite des kilomètres de fils de métal. Sur la Boucle noire qui cerne Charleroi via la cordillère des terrils et la rivière, des marcheurs en anorak photographient le déchargement de l’Allegro, 2 400 tonnes. En arrière-plan, la silhouette sculpturale du HF4 – le haut fourneau 4, le dernier des géants – attend d’être fixée sur son sort.
S’affirme ici l’actualité du transport fluvial au temps du réchauffement climatique : l’Allegro et ses 2 400 tonnes, c’est moins de camions sur les routes et de tonnes de CO2 lâchées dans l’air. Le Port autonome de Charleroi regroupe 100 entreprises réparties sur 28 sites (450 ha, dont 300 de friches industrielles) et génère des milliers d’emplois.
Le réseau navigable belge est un des plus denses d’Europe avec ses 1 532 km dont 60 % ont le gabarit des bateaux de 1 350 tonnes et plus. Pour les spits de 38,50 m, ainsi en Haute-Sambre, ne subsistent que 341,4 km de rivières et canaux. La flotte belge de la navigation intérieure représente 936 bâtiments affectés aux cargaisons sèches, 146 bateaux-citernes et 78 pousseurs. De quoi transporter des dizaines de millions de tonnes chaque année face à la concurrence acharnée de la route. Le transport multimodal, avec les conteneurs, est en croissance. À l’horizon 2030, le grand projet de liaison à grand gabarit du bassin de la Seine au Benelux passera par la réalisation d’un nouveau canal long de 100 km, entre Aubencheul-au-Bac, sur le canal Dunkerque-Escaut, et Compiègne, sur l’Oise. Débat en cours, le chantier colossal en est à ses premières études.
Quelques centaines de mètres plus loin, et la gare de Charleroi apparaît sur la rive droite. En face, remodelée autour du centre commercial Rive gauche et de la rivière, la Ville-Basse attend sa halte nautique pour 2024. Des jeunes flânent à hauteur de la passerelle du Quai 10, l’ancienne Banque nationale reconvertie en cinéma d’art et d’essai.
Abel, casquette de baseball et lunettes de soleil, va partager un sandwich avec des copains, assis sur un banc. Rebaptisé du nom d’Arthur Rimbaud, le quai rappelle l’homme aux semelles de vent. Venant de Charleville, en 1870, il laissa à Charleroi le poème « Au Cabaret vert ». À six années près, Arthur aurait pu croiser Stevenson et ses canoës à la gare…
Namur et le tourisme vert
Le voyage se poursuit. Au-delà de la métropole se profilent Châtelet, Pont-de-Loup, la vallée s’évase, le ciel se fait plus bas. Des usines émergent des champs à Sambreville. Avant Namur, la nature reprend le dessus. À l’ombre de l’abbaye de Floreffe, des bateaux s’amarrent à la halte nautique. Cyclistes et marcheurs se détachent en pointillé sur le halage. Deux péniches se croisent en silence, le vent ébouriffe une eau mate et soyeuse.
Enfin, Namur. À hauteur du Grognon et du parlement wallon, la Sambre se fond dans le courant de la Meuse. Sur les contreforts de la citadelle, face au panorama en terrasses, on tombe en arrêt devant la démesure de la sculpture en bronze doré de l’artiste Jan Fabre. Chevauchant une tortue de la taille d’une baleine, un rocker en Perfecto fixe l’horizon. Fabre a nommé l’œuvre Searching for Utopia. Son cavalier de métal fait tourner la tête des fous de selfies. L’androïde à la Blade Runner confronté à la dérive du monde serait un personnage selon Stevenson.
Article mis à jour le 29/06 à 14h06.
Pour prolonger ou accompagner la lecture, Pointculture nous propose sur un bateau du groupe Ciao Kennedy.
-
Il a été conçu pour les voies navigables à petit gabarit et les petites écluses en France sous le nom de Freycinet. Le nom spits est utilisé en Belgique. Sa longueur est de 38,50 mètres pour 5,05 mètres de large.
↩