Nos carpes au bout du fil

L’enfance au téléphone, stress test

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Sarah Fabre. CC BY-NC-ND.

2012. Nous avons donné à nos enfants un téléphone. 2021. Il s’est transformé en ordinateur. Entraînant les parents dans ce paradoxe : nous n’avons jamais autant désiré des gosses autonomes. Nous ne les avons jamais autant surveillés.

Cet article s’insère dans l’un des volets de notre grande enquête participative sur l’hypersurveillance à la belge.

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On s’inquiète pour leur bien.

Avouez-le. Notre génération de parents flippe ou… surprotège ses enfants.

Pourquoi ? Avançons deux explications (il doit en y avoir d’autres). Une pure belge et une autre sociétale.

D’abord la belge parce qu’elle va être vite comprise : elle s’appelle Marc Dutroux. Nous sommes marqués au fer rouge par un traumatisme. « La camionnette de Dutroux est entrée dans l’imaginaire collectif », explique Abraham Franssen, sociologue à l’université Saint-Louis. Mais cette figure de l’ogre – propre à toute société, hein, nous n’avons pas le monopole absolu niveau dévoreurs d’enfants – a changé d’aspect : « La nouvelle camionnette de Dutroux, c’est le profil facebook du méchant pervers. »

Ensuite, l’explication sociétale. Nos enfants ne sont plus « rois », ce ne sont plus non plus des forces laborieuses pour le champ. Ce sont des « potentiels cachés » !

Solène Mignon, doctorante à l’université Saint-Louis, étudie le boom du « coaching parental » pour un projet européen (ERC). Et nous explique ce qui a changé :

« On est passé du statut d’enfant roi à celui de l’enfant au cerveau immature, avec la vague des neuro-sciences. L’enfant est désormais vu comme ayant un potentiel caché, sans limite, qu’il conviendrait d’aider à développer. Et c’est sur les parents que pèse de plus en plus plus cette responsabilité éducative. Ils deviennent des guides pour permettre à leur enfant de développer ses compétences et son autonomie. Mais les limites ne sont jamais exposées clairement. Ce qui les met dans le flou. »

Une conséquence directe de l’arrivée des neurosciences comme mètre étalon, c’est la parentalité bienveillante avec ses bons côtés mais aussi ses dérives. Comme celle des « Parents hélicoptères », ces super pros de l’agenda google, enchaînant réunion boulot sur conduite au poney, à la harpe et au football, avant de s’apercevoir un beau matin être passés de super-éducateur à super-flic, voire super-étouffeur. (Oui, ces hyper-parents sont sans doute un phénomène de classe moyenne sup’, et on y reviendra, promis.)

Avec ce paradoxe, qui dépasse largement les histoires d’hélico : pour rendre nos enfants autonomes, on ne les a jamais autant accompagnés.

Coincés dans cette « double contrainte » impossible à résoudre, les parents ont heureusement déniché un allié de poids, un objet miraculeux permettant de suivre au plus près nos gamins pour leur bien : le téléphone portable.

Allô maman bobo

L’histoire de nos ados et de leur téléphone est déjà vieille d’une décennie.

En 2012, 91 % des jeunes de 10 à 17 ans disposaient d’un GSM. C’était pour leur bien. On pouvait les appeler, échanger des SMS. C’était comme notre téléphone avec fil dans leur poche, mais sans fil.

Sauf qu’en dix ans, le téléphone en leurs mains s’est petit à petit transformé en ordinateur. De GSM à Smartphone. Et nous, parents, n’avons rien vu venir, ou si peu.

Alors on essaie de gérer le dérapage, de contrôler, de surveiller. On localise, on vérifie, on « contrôleparentale ». On stresse. Et on dédramatise, parce que cet outil, c’est aussi de l’or. Pour les utilisateurs. Et pour les marchands de réseaux sociaux (TikTok, YouTube, Google,…), qui veulent attirer un public de plus en plus jeune. Pour rassurer les vieux, ils développent des app’de contrôle.

Carpe diem

Chez Médor, on a fait un petit tour sur les commentaires de « Google Family Link pour les parents », une de ces app’s de contrôle. Bilan : des dizaines de témoignages de parents… qui râlent ! Car le contrôle semble avoir fonctionné… un temps.

Florilège de frustrations techno-parentales :

  • « Je viens de m’apercevoir que malgré le dépassement de limite de temps, il (l’enfant, ndlr) arrive quand même à accéder à Google et au Play store en forçant sur le bouton application récente du téléphone. »
  • « Le lancement de l’appli devrait être verrouillé par un code spécifique afin d’éviter aux enfants de modifier leurs comptes depuis le téléphone de leurs parents. »
  • « Mon fils à malencontreusement cliqué pour créer un groupe famille et il se retrouve a être le gérant de l’application ! LOL. »

Hypothèse la plus plausible de la pertinence de l’outil. « Bien jusqu’à 10 ans… après les enfants arrivent à détourner le code parental… et débloquent entièrement le téléphone. »

Sans blague. Sur YouTube, de petits tutos bien foutus expliquent comment contourner le contrôle parental. Le match technologique est perdu d’avance.

En préparant ce dossier, deux contradictions nous sont apparues comme des évidences.

Rien à cacher

  • Les parents, malgré eux, contrôlent leur enfant par écran interposé. Du petit V qui marque un message lu sur WhatsApp à la fouille méthodique du téléphone portable, l’intensité de cette surveillance varie, mais modifie nos liens familiaux. Dans le même temps, les mêmes parents répètent à leurs ados de ne pas déballer leur vie privée en ligne.
  • Les enfants, et plus particulièrement nos ados, réclament cette vie privée. Pas question, passé un certain âge, de toucher à leur téléphone. Ils deviennent fin stratège dans les parades pour éviter le flicage parental. Mais dans le même temps, ils postent et repostent leur image, multiplient les profils ou partagent les connexions avec leurs pairs, à qui ils n’ont rien à cacher. Vraiment ?

Nos paradoxes posent un enjeu de taille. « C’est la question des coulisses. Quels sont les espaces de secondarité, où l’on peut vivre des expériences cachées mais nécessaires ? » questionne Abraham Franssen. « Nous vivons dans une société de l’hypertransparence et du risque zéro, qui nous fait oublier l’importance du secret. »

« La carpe grandit en eau trouble » dit un proverbe chinois. Abraham Franssen complète le proverbe : « L’ado c’est pareil ».

Alors, que fait-on de nos carpes ?

Médor travaillera cette question jusqu’à la fin de l’année 2021.

Dans les 4 prochains épisodes, découvrez l’histoire de la famille Rienacacher, une fiction basée sur des faits réels, issus du millier de réponses à nos questionnaires.
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  1. « Mais que font les jeunes avec leur GSM et leur Smartphone ? », Les analyses de la FAPEO, août 2012

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