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Le GSM balance-t-il notre intimité par la fenêtre ?
En famille, nos vies privées à l’épreuve du smartphone
Illustration (CC BY-NC-ND) : Sarah Fabre
Texte (CC BY-NC-ND) : Chloé Andries & Olivier Bailly
Publié le
Un millier de réponses, une centaine de documents lus, une dizaine d’interviews… Qu’avons-nous appris, au cours de ce travail sur la présence du téléphone dans les familles, sur la façon dont on remodèle notre vie privée ?
La notion de vie privée est fluctuante. Elle n’est pas morte pour autant. Mais la technologie et les réseaux sociaux la titillent. Comment nos ados, première génération "pure réseaux", la vivent-ils ?
D’un côté la notion de vie privée s’érode. De l’autre elle est sous contrôle.
À chaque fois qu’on envoie un message, qu’on désactive nos notifs, qu’on poste, puis qu’on dépose notre GSM dans le salon (le livrant aux regards de toute la famille), nous faisons une chose fondamentale : nous redéfinissons les limites de notre vie privée.
Lente érosion
Mettons donc simplement le téléphone sur la table du salon. Un geste banal et quotidien.
Résultat : 70 % des parents et 82 % des ados ont déjà « vu des messages, notifications, photos ou infos persos dans le téléphone » de l’ado ou du parent.
Est-ce vraiment une info ? Qui sera surpris de ce glissement de notre vie privée où il est devenu normal, acceptable que nos échanges et/ou photos personnelles soient découverts sans notre consentement ?
Le smartphone devient cet agenda professionnel et ce journal intime poreux, aperçu par tout le monde, mais consulté par les seuls initiés. Les parents tentent de le superviser : ils installent des applications de partage comme Family link de Google, ou – plus sournois ? - filent sur Messenger ou Whatsapp vérifier si le message est « vu » ou si le gamin est « en ligne ».
Illusion technologique
Ce contrôle parental participe à l’illusion d’une technologie toute puissante, omniprésente et omnipotente, pouvant remplacer la communication familiale. Beaucoup de parents tentent le coup, mais des témoignages et réponses recueillis, ça ne fonctionne jamais vraiment.
La discussion parents-ados autour de cet objet transitionnel (mais transitionnel pour qui ?) et autour de thèmes de société reste la meilleure méthode pour évaluer le bien-être de nos enfants. Le contact direct, rien de mieux n’a donc été inventé…
L’érosion de la vie privée passe aussi par l’illusion de contrôle que peuvent avoir les ados (mais cela ne leur est pas propre) sur les réseaux sociaux. La perte de contrôle se passe au moins à deux niveaux :
- L’ado, plus que l’adulte, poste facilement des photos sur les réseaux sociaux. Selon Laura Merla (UCLouvain), c’est sans doute parce qu’il ou elle chargerait moins ses publications de sens et d’affect. Une photo chasse l’autre, en somme… Mais ces images sont stockées et deviennent la propriété des GAFAM. Elles sont utilisées pour les identifier, les scruter, les scanner, les marchandiser. Est-ce vraiment un choix ?
- L’ado (et le parent) peut avoir l’impression de faire des choix sur les réseaux sociaux. Mais ces derniers sont en partie orientés par le pouvoir d’une mise en forme pernicieuse. À savoir l’usage d’un design obscur (un « dark pattern ») pour nous décourager d’utiliser nos droits à la vie privée, et nous encourager à partager un maximum de nos données personnelles ! Ces interfaces manipulent les usagers pour promouvoir les options les plus liberticides. Un exemple évident : les épuisantes interfaces RGPD à rallonge qui vous poussent à « tout accepter » vite fait pour pouvoir accéder à un site. Une étude conjointe de l’Université de Bochum et du Michigan a testé différents designs sur 37 000 utilisateurs. La version « dark pattern » pousse 30 % d’utilisateurs de téléphone à choisir l’option la plus faible en terme de protection de la vie privée. Seuls 0.1 % des utilisateurs font le même choix lorsque le design encourage la vie privée. Le consentement est donc biaisé. Utiliser son téléphone, c’est consentir à bien plus que ce qu’on en fait (géolocalisation, reconnaissance faciale via les photos, empreintes digitales, reconnaissance vocale…)
Vie privée sous contrôle
Edouard Cuvelier, chercheur en cryptographie (UCLouvain) nous a fait peur quand il nous a annoncé :
« la notion de la vie privée avec l’hyperconnectivité évolue tellement que certaines personnes estime que cette notion aura été une parenthèse dans l’histoire de l’humanité. »
Mais non. On n’en est pas là.
La nouvelle génération maîtrise (en partie) les espaces numériques. Elle les utilise avec parcimonie et intelligence pour organiser la mise en scène de sa vie privée, qui ne dévoile pas forcément son intimité.
Délires partagés, prestige social
Pour les chercheurs Claire Balleys et Sami Coll, les jeunes mettent en scène leur vie privée (par exemple insinuer que tel mec est un naze via un post, en laissant planer le doute sur son identité) mais gèrent les accès (quand les amis demandent qui est vraiment ce mec, la réponse est accessible ’via message privé’, validant l’accès à l’intimité aux uns et pas aux autres).
C’est une manière de « rendre visible une vie privée constituée de liens forts entre pairs, afin de pouvoir en retirer du prestige social, tout en préservant ce qui en fait la substance, à savoir le caractère intime, c’est-à-dire exclusif ».
Selon cette étude, « les relations d’amitié sont également investies d’un important travail de mise en scène et en récit, en particulier entre filles. De longs statuts, puis de longs commentaires en réponse, sont rédigés en honneur à la meilleure amie, faisant référence "aux délires" partagés ensemble, aux sentiments réciproques, à l’exclusivité des liens et aussi souvent aux inimitiés partagées.
Par exemple, lorsque Ambre, 15 ans, dédie un long texte à ses deux meilleures amies, l’intimité qu’elle convoque est construite autour de ce qu’elles seules partagent et apprécient ensemble : "tellement de délires que y a seulement nous qui comprenons", mais également autour du rejet d’une "meuf", contre laquelle elles se sont liguées. »
Prêter son téléphone, pour entrer dans le clan
En rendant visible leur vie privée, en la mettant en scène, les ados se créent donc une identité, ils en retirent un prestige social. De même, donner son téléphone, le prêter à son ami·e est un gage de confiance, c’est un geste signifiant. Qui permet de rentrer dans un clan. De « sociabiliser ».
Le secret n’est pas mort
Si la vie privée est en constante évolution, la notion d’intimité est toujours une valeur cardinale. Pour les ados, exposer sa vie, même privée, ce n’est pas rendre publique son intimité. Il leur reste des secrets, qu’ils savent aussi bien (ou mal) garder que les adultes.
C’est frappant dans les réponses à notre questionnaire : si 70 % des parents ont déjà vu des infos ou "notifs" de leur ado via son GSM, seuls 29 % y ont déjà appris quelque chose que leur ado aurait voulu leur cacher. Et la proportion n’est pas bien différente concernant ce que les ados apprennent du GSM de leur parent. Nos bambins savent donc toujours bien ce qu’est un secret.
De cet espace intime, fort logiquement, les parents sont exclus. Et les tentatives de contrôle restent vaines. Et parfois drôles.
Comme le coup de ce parent qui installe un logiciel de contrôle parental, jusqu’à ce que son fils « clique malencontreusement pour créer un groupe famille et se retrouve à être le gérant de l’application ! LOL. Une erreur de clic qu’il est impossible de corriger ». Ce transfert de gérance est symbolique. Et rappelle que le surveillant peut vite devenir surveillé (lire aussi nos constats ici).
La perte de contrôle parental est aussi une des principales conclusions de la vaste étude #Génération2020 menée sur les usages numériques des jeunes par Média Animation.
Les filles surexposées
Pour terminer ce tour d’horizon des constats posés, il est impossible de ne pas mentionner dans ce travail la pression sur les filles en termes de contrôle et d’image de soi.
Nos résultats font écho à ce qu’explique bien Mona Chollet dans son dernier essai : les réseaux sociaux n’inventent rien, mais ils n’améliorent rien non plus.
L’autrice signale que « la toute puissance de la subjectivité et du regard masculin a pour conséquence que les femmes apprennent à s’envisager comme un spectacle offert aux hommes et au monde en général. (…) les hommes regardent les femmes ; les femmes s’observent en train d’être regardées ».
Mona Chollet donne de nombreux exemples tirés de l’histoire de la peinture et de la littérature. « Tout être féminin est façonné par ce rapport, par cette conscience permanente d’être vue, ce qui peut l’empêcher d’accéder à ses propres désirs, sensations et sentiments. »
Rien de nouveau sous le soleil donc. L’exposition de la femme sous le regard de l’homme est ancré depuis des siècles. Y compris sur les réseaux sociaux. Amen ? Non. Les réseaux sociaux amplifient le phénomène et le couplent avec cette période fondatrice qu’est l’adolescence. Et là, on a un souci quand même…
Dans le palais des glaces
Les adolescentes, à un moment clé de la construction de leur identité, doivent encore et toujours correspondre à une image, se placer dans une posture d’objet de désir, que l’on regarde. Et ce sont elles qui sont chargées de mettre en scène cette image attendue et de susciter des likes, pour exister aux yeux des autres. Pour le pire et le meilleur. Un adolescent sur cinq dit qu’Instagram nuit à son estime de soi, selon… son propriétaire Facebook.
Cet univers de l’image et de la mise en scène, on pourrait le comparer à un grand palais des glaces (écoutez à ce propos ce podcast d’Arteradio). C’est ce que fait le chercheur Bernard Harcourt, quand il décrit l’univers des réseaux sociaux comme une « société de l’exposition », qui attise en nous le désir narcissique de s’exposer et l’exploite.
Chaque jour, nous sortons dans ce grand « palais d’exposition », où à coups de selfies, défis et commentaires, nous nous regardons dans une multitude de miroirs et scrutons les autres.
Il est parfois agréable de se balader dans ce palais d’expo – sinon, il y a longtemps que toute cette économie aurait fait faillite. Si nous n’en retirions aucun plaisir, nous ne donnerions pas aussi aisément toutes ces infos privées à des géants commerciaux.
La question de la gestion de la vie privée sur smartphone vous préoccupe, participez à nos ateliers pour renforcer la sécurité de votre navigation mobile. Informations et inscriptions ici.
Qui privera son gamin de TikTok… et de ses amis ?
Et surtout, ces espaces numériques sont incontournables. C’est là que la vie sociale se déploie, que les potes se retrouvent, échangent. Allez priver votre ado de retrouver ses amis sur TikTok, on vous souhaite bon courage…
À la question de savoir ce qu’on peut faire face à cette nouvelle scène d’exposition, Bernard Harcourt a répondu (toujours dans ce même reportage) une seule chose. Il faut s’accrocher à un principe : la réflexivité.
Autrement dit, se questionner, discuter, réfléchir, se poser. Pour trouver comment naviguer, sans livrer de notre plein gré toute notre intimité. Et donc notre être. Et sans cesse remettre le métier sur l’ouvrage. Finalement, c’est un peu ce qu’on a essayé de faire, en se plongeant dans nos GSM et toutes ces affaires de famille.
Dans ce palais des glaces, réfléchir plutôt que luire.
Plongez dans l’ensemble de notre enquête sur l’hypersurveillance familiale à travers notre mini-fiction sur la famille Rienacacher, les résultats des questionnaires adressés à plus de 1000 parents et ados, les témoignages d’adolescentes et de mères et les analyses d’expert·es.
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Un terme inventé par le pédiatre Donald Winnicott, évoquant un objet utilisé à l’enfance pour incarner une présence rassurante.
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« Dark Patterns : Regulating Digital Design », Sebastian Rieger & Caroline Sinders, Stiftung Neue Verantwortung e. V., mai 2020
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« La mise en scène de la vie privée en ligne par les adolescents / Teenagers and their online privacy : How and why they care », Claire Balleys et Sami Coll, Les mondes du jeu, 2015
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#Génération2020 est la première enquête d’envergure sur les pratiques numériques des enfants et adolescent∙es menée en Fédération Wallonie- Bruxelles. En 2019 et 2020, plus de 2000 élèves de l’enseignement primaire et secondaire ont répondu à un questionnaire abordant différents aspects de leur vie connectée. Ces données statistiques ont été complétées par des entretiens individuels et des débats en groupe.
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Instagram peut avoir des effets néfastes sur les adolescents, selon une étude menée par Facebook, Le Monde, 14 septembre 2021
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