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Plus jamais ça ?
Chacun pour soi ou tous pour un
Photos (CC BY-NC-ND) : Aurélien Goubau
Texte (CC BY-NC-ND) : Quentin Noirfalisse & Philippe Engels
Publié le
Quelles leçons a-t-on tiré de la première grande catastrophe climatique - en Belgique - de ce 21ème siècle des dérèglements ? À force de nier les dangers, la vallée de la Dyle risque-t-elle de subir ce que la Vesdre a vécu en juillet 2021 ? Médor a chaussé des bottes et rencontré celles ou ceux qui ont lancé l’alerte, subi la vague ou qui cherchent à imposer le seul modèle viable en zones à risques : la solidarité territoriale. Découvrez, dès le lundi 6 novembre, notre série web consacrée aux vallées de la Dyle et de la Vesdre. Pour comprendre ce qui s’y joue. Et aider à penser demain…
Chez les fanas de la monarchie, on appelle ça l’épisode du manteau royal. En février 1984, l’Ourthe vient de déborder sérieusement. Des pluies s’abattent sur l’Est de la Belgique depuis trois semaines. Des sinistrés, comme on les appelait déjà, subissent d’importants dégâts. Certains sont ruinés. Baudouin débarque à Esneux, en province de Liège. Le roi boit un café face à des gens qui logeaient en caravane et ont tout perdu. Il a une belle veste de chasse verte, ce jour-là. Dehors, une femme qui habite dans un chalet pleure. Tout est mouillé dans sa maison. Elle grelotte. Ses vestes sont trempées aussi. Baudouin rentre chez elle, et en ressort. Sans veste. La télé reste. La femme revêtue du manteau pleure encore plus.
Ce mois-là, il a plu comme quasiment jamais durant le 20ème siècle. Foi de mémoire de l’IRM. L’Institut Jules Destrée, qui écrit en temps réel une sorte d’histoire socio-politique de la Wallonie, indique que, le 8 février 1984, on a relevé 465 millimètres d’eau tombée à Chiny en trente jours. C’est énorme. Les pluies sont venues de l’Ardenne et ont affolé l’ensemble du pays. À Esneux, on n’oubliera pas le don royal et la scène –filmée – reste ancrée dans la mémoire collective. Elle incarne à la fois notre extrême fragilité quand les éléments se déchainent et une forme de douce solidarité quand il est trop tard.
Une solution globale
Restons un moment sur l’Ourthe, cette éternelle oubliée. À l’époque, la Belgique vient d’entrer dans une phase de régionalisation accélérée. Après ces inondations catastrophiques de 1984, c’est encore un ministre national qui gère les travaux publics. Louis Olivier, un Bastognard libéral, annonce la création d’une Commission d’aménagement de l’Ourthe. Le monde politique semble réagir. Huit ans et une série de modèles mathématiques et d’études hydrographiques plus tard, le ministre social-chrétien Jean-Pierre Grafé installe officiellement la commission. La compétence est entretemps devenue régionale.
Les rives de l’Ourthe, comme celles de tant d’autres cours d’eau belges, ont été largement aménagées au cours d’une fin de siècle sous le signe du béton. Routes, voies ferroviaires, habitations individuelles construites en zone inondable. On tente de dompter les flots à coups de dérivations et d’ouvrages hydrauliques. Le Liégeois Grafé écrit, à l’époque, son point de vue : « Je privilégie une solution globale qui atténuerait les nuisances dues aux crues tout en respectant au mieux l’environnement. » Waw. De l’écologie ambitieuse, avant même que le terme de développement durable soit passé dans le langage courant.
Nineteen eighty four, l’alerte
L’éphémère ministre wallon des Travaux publics recommande des aménagements, mais il insiste pour que l’on protège les berges de l’Ourthe, voire qu’on les recrée. Car elles ont « une grande valeur biologique ». Dans un blog tenu après les inondations de 2021, l’ancien journaliste de L’Avenir Philippe Leruth a ranimé le souvenir de cette Commission qui aurait pu s’avérer emblématique. Après tout, ce qui était analysé et mis en œuvre pour l’un des affluents de la Meuse pouvait s’appliquer à un affluent… de l’Ourthe : la Vesdre. Et aussi servir pour d’autres points noirs, le long de la Dyle, par exemple, qui finit son cycle dans l’Escaut.
Au début des nineties, la Wallonie voulait ériger des barrages écrêteurs de crues sur l’Ourthe. C’était construire des installations qui laisseraient passer l’eau à un niveau minimal. Quand la rivière montait, il s’agissait de la retenir et de laisser inonder des zones définies à l’avance. Pour protéger des vies humaines. Ce plan Grafé était beau sur papier. Mais l’opposition des communes suggérées pour héberger ces « zones d’immersion temporaire » allait vite tuer l’idée dans l’oeuf. Jean-Pierre Grafé fut remplacé par Michel Lebrun, du même parti, le PSC (devenu le cdH, puis les Engagés). Les fameux barrages écrêteurs ne virent jamais le jour. Et la commission sombra dans l’oubli. Le mal wallon est profond…
39 morts
Il y a trente ans, on ne parlait pas encore de crise climatique. D’épisodes pluvieux ultra-intenses et d’étés de sécheresse aride dans la belle Wallonie. Il n’y avait pas eu 39 morts, 50 000 maisons touchées, 11 000 voitures détruites, en deux jours à peine. Il y avait des inondations fréquentes. Mais pas comme celles de l’été 2021, qui ont coûté 2,8 milliards d’euros à une Région wallonne déjà dans le rouge financièrement. Les crues de 1984 auront servi de signal d’alarme pour quelques fonctionnaires consciencieux, voire l’un ou l’autre politicien appliqué. Ils n’ont pas su imposer leurs idées. Celles de 2021 ont été, comme nous l’a dit un jour une personne sinistrée, « un poing dans la tronche de tout le monde ».
Ce coup a été doublé d’une évidence révélée durement à la face du pays : les fonds de vallée accueillent les populations les plus précaires. « Nos » premières victimes de la crise climatique, comme on dit, ont été les citoyen.nes qui allaient avoir le plus de mal à s’en remettre.
Un soir d’octobre 2023, nous étions à Verviers pour une conférence sur la « résilience territoriale ». Les gens peuvent en parler, là-bas. Deux ans après les inondations, les stigmates sont toujours là, comme si une bataille s’était déroulée dans le centre-ville. C’est un urbaniste de l’Université de Liège, Joël Privot, qui prend alors la parole. Il est sur la vague. Il fait partie des scientifiques de l’ULiège qui ont collaboré avec un cabinet d’urbanisme mondialement reconnu, le Studio Viganò, dirigé par la réputée Paola Viganò. Ensemble, ils ont façonné à l’attention des pouvoirs publics wallons un « masterplan ». Ça aussi, ça en jette. C’est quoi ? Un Schéma stratégique multidisciplinaire du bassin versant de la Vesdre. Un document de plus de 300 pages qui dessine une vision pour l’aménagement du territoire de toute la vallée, des Fagnes qui marquent la frontière avec l’Allemagne à Liège, une autre victime de la catastrophe. Pour les crues mais aussi les sécheresses à venir.
Joël Privot, donc : « En replongeant dans certaines recommandations de la commission de l’Ourthe, on voit bien que nous ne venons pas avec des découvertes incroyables : les adaptations à mettre en œuvre sont connues depuis longtemps. Ils attiraient déjà l’attention, à l’époque, sur la nécessité de laisser plus de place à la rivière face aux usages humains, par exemple. » On parlait déjà d’aménager les « versants et les fonds de vallée afin d’augmenter la capacité naturelle d’absorption d’eau dans le sol », du « remplacement des épicéas par des feuillus » ou de « la réimplantation de zones humides », et aussi, rappelle l’urbaniste, de l’évacuation préalable de certains campings, de l’aménagement des autres pour faciliter au mieux l’écoulement des eaux.
« Certaines de leurs recommandations ont été appliquées, explique l’urbaniste liégeois. Mais il faut bien se rendre compte que d’autres propositions de la Commission n’ont pas été suivies d’effet. Et il faut en tirer la leçon. » Ben, oui. Trente ans ont passé et on est toujours au même point. « C’est une responsabilité politique forte que de garantir la bonne gouvernance et la cohérence des actions d’adaptation du bassin versant à long terme, peu importe les changements de mandataires politiques et les aléas budgétaires. Dans le cas contraire, on risque de revivre la même expérience que pour l’Ourthe dans les années nonante. »
Le droit à un logement digne
Cet enterrement de la Commission de l’Ourthe s’est fait sous le sceau d’une maxime dont on entend de plus en plus parler : « Not in my back yard ». Nimby, en cinq lettres. Pas dans mon jardin. Plutôt chez toi. En l’occurrence, les communes de l’Ourthe ne voulaient pas hériter de zones inondables qui, inévitablement, allaient faire des mécontents. Difficile de convaincre un agriculteur qu’il risque de voir sa prairie d’élevage inutilisable en cas de crue. Ou de se priver de terres constructibles et, donc, génératrices de taxes communales. En Brabant wallon, on sait ça aussi. Il n’existe aucune zone de rétention d’eau à l’entrée de Wavre, que la Dyle envahit en moyenne tous les quatre ans.
En 2023, ces considérations nimbystes ou localistes ne sont en théorie plus acceptables. C’est ce qui transpire en tout cas du masterplan du Studio Viganò et de l’ULiège. Le document appelle à la solidarité territoriale. Sujet technique, parfois jargonnant, habituellement réservé à des experts, l’aménagement du territoire est en fait un enjeu clé du 21ème siècle. C’est pour cela que les architectes du masterplan ont tenté d’aller au contact de citoyens dont certains étaient encore sous le choc de la « vague ». Et qu’ils espèrent, aussi, que le document sera suivi d’une vraie action politique. Enfin.
En pleine organisation de la Journée mondiale de lutte contre la pauvreté, le 17 octobre, Christine Mahy, secrétaire-générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, nous a résumé avec clairvoyance l’enjeu que posent les inondations. « La catastrophe a montré l’importance du droit au logement. D’avoir un lieu de vie digne, de pouvoir le reconstruire et d’y habiter sans crainte. » Cette combattante a aussi montré qu’en plus de devoir assurer ce droit au logement, il faut désormais prendre en compte un autre droit. « Celui d’être protégé, comme citoyen, des inondations, des cataclysmes liés au réchauffement climatique. »
La folie du béton
Comment faire ? Est-il possible que les inondations de 2021 ne soient pas juste une nouvelle sonnette d’alarme ? Après avoir arpenté à pied deux vallées très différentes, celle encaissée de la Vesdre et celle de la Dyle, plus ouverte, en ayant passé quelques mois à comprendre comment on y vit, Médor vous propose, dès le lundi 6 novembre, un regard sur les enjeux d’aménagement du territoire dans ces lieux de vie où coulent deux rivières belles, capricieuses et dangereuses.
Pourquoi la Dyle ? Parce que cette rivière qui prend sa source à Houtain-le-Val, sur la commune de Genappe, a connu huit épisodes de crues destructrices depuis 1996. Et qu’en même temps, la région riche où elle suit son cours ne cesse d’accueillir de nouvelles constructions. En hauteur et au ras de l’eau. Sans concertation à propos de la Dyle, comme si chacun gérait de son côté un bout du même problème, deux villes, Wavre et Ottignies-Louvain-la-Neuve, se sont lancées dans une sorte de compétition de prestige et une surenchère immobilière. Pour espérer devenir « la » capitale du BW. Nos articles montreront les dommages collatéraux de cette rivalité.
Pourquoi la Vesdre ? Parce qu’elle a été la plus meurtrière et que la notion de solidarité territoriale, conceptuelle, y est désormais à l’épreuve des actes. Elle est à son insu une sorte de laboratoire pour d’autres vallées. Que va devenir ce masterplan qui génère de l’espoir ? Qu’est-ce qui a été fait et reste à faire au niveau des plateaux qui surplombent la rivière ? Comment aménager les Hautes Fagnes pour qu’elles sortent d’une vision productiviste du territoire ? Et comment réhabiliter une rivière, en fond de vallée, qui est privée de deux stations d’épuration jusque fin 2024 ? Parfois, nous oublions les « qualités » de notre paysage, comme dit Paola Viganò. Il fallait sans doute un regard extérieur pour nous faire comprendre que le territoire n’est pas qu’une chose qu’on domine mais un espace que l’on doit écouter.
Avec une série de « regards croisés » sur les bassins versants de la Vesdre et de la Dyle, Médor cherche à comprendre ce qui est fait et à faire pour protéger les citoyens des catastrophes. Et faire en sorte que les communes ne soient plus en compétition mais en mode collaboration pour réparer des territoires abîmés.
Un travail d’enquête de cette ampleur n’est possible que dans un média parfaitement indépendant et qui peut prendre le temps. Tout cela a un prix. Pensez à vous abonner, c’est le meilleur moyen de nous soutenir. Merci
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Qui rassemblait des communes, des scientifiques, des administrations compétentes.
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