La violence arbitraire de la fraude sociale

Exploitation au travail

Harcèlement moral, accidents non déclarés, santé détruite, horaires insoutenables. Nos témoignages de fin d’enquête livrent une vision glaciale du bout de la chaîne de production. Les travailleuses et travailleurs deviennent les variables d’ajustement d’une vraie machine à frauder.

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Leo Gillet. CC BY-NC-ND

22h02, jeudi 8 octobre 2020. L’écran noir s’illumine. Un sms vient d’arriver. « Cher monsieur, j’ai lu avec attention votre article sur les pratiques des sociétés de nettoyage. Je travaille pour l’une d’elles et j’aimerais vous rencontrer car c’est très bien mais encore loin de la réalité ». Le message n’est signé d’aucun nom.

C’est un mois plus tard, dans un bâtiment vide de Bruxelles, que nous retrouvons deux personnes. Elles sont agentes de nettoyage chez Activa — l’une des entreprises dont les activités frauduleuses ont été développées dans des articles précédents de cette série. Leur anonymat est en partie préservé par leurs masques chirurgicaux. Leur présence ici comporte un gros risque. Elles savent qu’elles pourraient être reconnues. Pourtant, elles dénoncent sans filtre les agissements de leur employeur. « Les millions de chiffre d’affaires sont accumulés en profitant de la précarité des gens, des personnes sans papiers débauchés à la sauvette dans les cafés ou les mosquées, qu’Activa fait travailler au noir, à 7€40 l’heure. » Dans une main, un employé tient une liste manuscrite des heures que l’entreprise ne déclarerait pas et des montants payés cash. Dans l’autre main, un écran de téléphone, sur lequel il montre les qualificatifs racistes qui seraient employés par la direction et ses collaborateurs dans des mails, pour désigner les travailleurs.

« Sadik Ouriaghli, le patron, instaure une pratique de la peur pour montrer qu’il est le chef  », explique le second témoin. « Lorsqu’un travailleur fait quelque chose qui lui déplaît, il est écarté et mis sous pression. Ainsi que sa famille. » Puisque la main-d’œuvre est recrutée via des réseaux informels, des familles entières travaillent dans l’entreprise et l’intimidation sur une épouse se transmet au conjoint ou aux enfants, et vice-versa. « Les dirigeants et actionnaires ont construit leur empire sur des gens pauvres » conclut ce témoin.

Activa n’a pas souhaité répondre à nos questions. L’Auditorat du travail de Bruxelles enquête sur cette affaire. Une vraie coopération entre les différents services de police, vu des soupçons de trafics et blanchiment, tarde à se dessiner.

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leo gillet. CC BY-NC-SA

Pour Nicolas Latteur, sociologue et formateur au Centre d’Éducation Populaire André Genot (CEPAG), il y a de manière générale un lien clair entre fraude sociale organisée et exploitation de travailleurs. « Quand il est question de fraude sociale il est question de pratiques criminelles instituées et il y a une mobilisation de stratégies qui vont permettre d’augmenter le profit, quitte à ce que ce soit sur le dos de gens qui sont malléables et corvéables à merci. »

Lorsque des chantiers sont refilés à une kyrielle de sous-traitants négligents avec les lois ou lorsqu’il y a tricherie avec le chômage économique (par exemple), ce sont, en fin de compte, les travailleur·euse·s qui sont fragilisé·e·s, privé.e.s de protection sociale, qui encourent des risques en matière de santé et de sécurité. « En tant qu’avocat, ce qui me frappe terriblement c’est que les personnes victimes d’exploitation ne le réalisent pas toujours », commente Alexis Deswaef, vice-président de la Fédération Internationale pour les Droits Humains. « Certaines d’entre elles sont dans une situation de précarité administrative telle qu’elles n’ont d’autre choix que de travailler pour un salaire de misère dans des conditions non-conformes à la dignité humaine. » Ces emplois indignes prospèrent tant dans les petites que les méga structures, précise l’avocat Deswaef, qui cite comme exemple des boulangeries de quartier et la chaîne de fast-food Quick.

Violence au travail, un phénomène d’ampleur

La violence qui est exercée sur les plus précaires, dans certains secteurs précis et souvent dans des relations individuelles, rejaillit pourtant sur l’ensemble du monde du travail, argue Nicolas Latteur. « Elle contribue à subvertir les normes de l’emploi convenable et donne un élan à certaines pratiques très agressives, en ce qui concerne la gestion du personnel. Notamment par les formes d’arbitraire qui s’exercent sur les travailleur·euse·s, dont la précarité apparaît comme un outil de disciplinarisation. »

Entre les quatre secteurs que nous avons investigué précédemment dans cette série d’enquêtes — construction, titres-services, nettoyage et rail —, s’observent de nombreuses similitudes. L’arbitraire que nomme Nicolas Latteur y occupe systématiquement une place centrale. Des mécanismes quasiment identiques se dessinent ailleurs. Dans les secteurs du gardiennage, du transport routier et de la gestion de déchets. Pour ne citer qu’eux.

1. Gardiennage : surveillance constante

Ahmed (prénom d’emprunt), agent de gardiennage, l’avoue avec une certaine amertume dans la voix : « Je suis une psychothérapie depuis ce qu’il m’est arrivé. » Pour avoir réclamé que son employeur respecte la commission paritaire du secteur, Ahmed dit avoir été harcelé moralement et affirme que ses conditions de travail ont délibérément été rendues pénibles. Du jour au lendemain, ses horaires habituels changent, les postes de travail aussi. « Mon responsable ne m’a plus donné que des chantiers à l’autre bout de la Belgique, avec des horaires difficiles, de nuit. J’étais envoyé sur des chantiers à l’extérieur, dans le froid. »

Le secteur du gardiennage est un des rares secteurs en Belgique où les travailleurs peuvent être mobilisés douze heures d’affilée, à tout moment du jour et de la nuit, tout au long de la semaine. Nulle part sur le contrat d’un agent ne sont stipulés les horaires ou les lieux de travail. Tirer parti de cette spécificité pour faire pression sur les travailleurs est une pratique courante, selon Cédric Claeys, ancien agent de gardiennage devenu permanent syndical à la CSC (le syndicat chrétien). « On est sans cesse sous surveillance et dès qu’on fait quelque chose qui ne plaît pas au patron, ça vous claque à la figure », explique-t-il. Malgré les dépôts de plusieurs plaintes pour harcèlement et racisme, rien n’a vraiment changé, au sein de l’entreprise où il travaillait. « Plusieurs anciens collègues se sont mis en arrêt maladie suite aux pressions exercée par leur hiérarchie. » Pour finir par quitter l’entreprise, tandis que la personne qui les avait harcelées se maintient en poste.

(Cet épilogue rappelle notre enquête de septembre sur le nettoyage industriel.)

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Leo Gillet. CC BY-NC-ND

2. Transport routier : trace ta route

« Je n’ai jamais vu de métier où on a aussi peu de respect pour les travailleurs », témoigne Gaëtan dans le livre de Nicolas Latteur « Travailler aujourd’hui ». En tant que chauffeur de poids lourd à l’internationale, Gaëtan travaille habituellement quinze heures par jour « pratiquement sans le moindre arrêt ». « Dans ce système, on prend officiellement les pauses quand on charge et décharge. » Tous ses déplacements, ses heures de routes et ses pauses sont enregistrés dans une carte tachygraphe. Que l’employeur suit avec attention. « Il m’est arrivé de traficoter avec la carte, le patron nous y pousse. » Il faut toujours rouler un peu plus loin, encore un peu plus longtemps. Alors, une fois arrivé et pour respecter ses horaires supposés, et satisfaire aux impératifs de rendement, Gaëtan indique sur la carte qu’il est en repos alors qu’il continue le travail. « On n’a pas trop intérêt à ce qu’un accident de travail survienne. En attendant, on preste plein d’heures qui ne sont pas rémunérées et qu’on ne pourra pas réclamer puisqu’elles ne sont pas enregistrées. » Les week-ends, en dehors de ses heures déclarées, Gaëtan continue d’effectuer des missions à bord d’une camionnette, sans la carte de contrôle et payé au noir.

La concurrence avec les chauffeurs slovaques et roumains, en Belgique, est déjà forte en temps normal. Mais depuis que la pandémie paralyse l’Europe, de nombreux chauffeurs ont été placés en chômage économique et… remplacés par des chauffeurs venus de l’Est. À vrai dire, rien de neuf côté dumping social. Jost Group, la deuxième société de transport du pays, a été épinglée pour de nouveaux faits. Depuis 2015, elle est sous le coup d’une enquête judiciaire pour des soupçons de fraude organisée et de traite des êtres humains. Le CEO Roland Jost a fait de la détention préventive, il y a trois ans.

« Moi, raconte Gaëtan, mon patron m’a dit franchement qu’il paie trois fois moins avec ces gens-là. » Selon lui, un chauffeur roumain, par exemple, se retrouve avec environ 450 euros dans sa poche à la fin de chaque mois.

3. Gestion des déchets : boulot empoisonné

« Insalubrité, insécurité, lourdeur du travail, carrière sans possibilité d’évolution, dialogue de sourd entre des collègues qui ne parlent pas la même langue et qui ont peur de perdre le peu qu’ils ont… Le cocktail est explosif. » Antonio Fanara est permanent syndical à la FGTB Métal (socialiste) et il se fait la voix des ouvriers recycleurs de déchets. Une autre réalité que celle des beaux « emplois verts ». En étant penchés sur les chaînes de tri ou affairés à désosser de l’électro-ménager pendant de longues heures, ces ouvriers répètent les mêmes gestes qui évoluent en blessures. « Vous vous doutez de ce que ça cause comme dégât au corps de soulever plus d’une centaine de frigos par jour », explique le syndicaliste. Les accidents - coupures, brûlures, fractures - sont fréquents. Mais trop peu souvent pris en charge, histoire d’éviter d’augmenter les statistiques ou d’avoir à payer le salaire garanti. Plusieurs sources évoquent des blessures soignées à la va-vite, sur le chantier. Puis hop, de retour au boulot au plus vite, quitte à les laisser s’aggraver.

(Ceci a été constaté le long des chantiers ferroviaires du RER. Des lecteurs ont réagi à nos articles en critiquant Besix et son sous-traitant Speed Travaux, qui ne serait qu’un opérateur parmi d’autres. lls dénoncent une situation encore plus rude que décrite. Une enquête judiciaire est en cours.)

Les risques de contamination sont élevés lorsqu’on manipule des produits toxiques dans des nuages de poussières contenant du mercure et du cadmium, sur des terrains gorgés de plomb. Antonio Fanara regrette que les économies soient (entre autres) réalisées sur la sécurité. « Les infrastructures sont inadaptées, ne fût-ce que pour l’absorption des produits toxiques. Beaucoup de travailleurs sont étrangers et aucune des consignes de sécurité n’est traduite. Lorsqu’il y a des départs de feu, ce sont régulièrement les travailleurs qui doivent se charger de les contenir. On a dû se battre pour des choses aussi basiques que des douches ou des tables, pour que les ouvriers ne mangent pas à même le sol toxique… »

« Travailler aujourd’hui, ce que révèle la parole des salariés » est un recueil de 44 témoignages de travailleur·euses qui abordent les conditions de leur emploi, ses formes d’organisation et les politiques qui l’encadrent. Coordinateur : Nicolas Latteur, du Cepag.

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