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Transparence en pharma, les comptes d’apothicaire
875 millions du pharma vers les acteurs de la santé en 4 ans. Qui finance quoi ?
Enquête (CC BY-NC-ND) : Olivier Bailly
Illustration (CC BY-NC-ND) : Margaux Dinam
Enquête : Guillaume Derclaye & Les rédactions partenaires Le Soir, Knack et De Tijd (CC BY-NC-ND) : Aurore Paligot
Publié le
Depuis 2017, les entreprises pharmaceutiques sont obligées de déclarer les financements qu’elles octroient aux différents intervenants du monde de la santé belge. Ces données sont rassemblées dans une source publique, mais rendue difficilement accessible : le registre BeTransparent. L’association française EurosForDocs a simplifié la chose (et notre vie), en récupérant la base de données et en la mettant à disposition des quatre médias d’OpenPharma (Médor, Le Soir, Knack, De Tijd).
Ce n’est pas rien. Quatre années (2017-2020), 875 millions d’euros via 134 000 transactions entre 546 entreprises pharmaceutiques d’une part, et des dizaines de milliers d’acteurs de la santé en Belgique de l’autre.
En Belgique, 643 entreprises pharmaceutiques ont encodé en 2020 leurs transferts dans le registre de transparence BeTransparent. Les 20 premières entreprises donnent près de 30 % des montants versés au secteur de la santé en Belgique. Les déclarations des entreprises vont de zéro euro (235 ont remis un fichier vide) à 93 millions pour la société Roche, numéro 1 des dépenses. « 80 % de la somme totale dépensée par Roche concerne la R&D, car nous sommes le premier investisseur en Belgique en R&D en matière de santé », nous précise la société pharmaceutique suisse. C’est parti pour le reste des détails, ci-dessous…
En 2020, La plateforme BeTransparent.be se réjouissait de voir entreprises, prestataires de soins, institutions de soins et organisations de patients jouer « à nouveau pleinement la carte de la transparence ».
Pendant quatre jours, Médor et ses partenaires vont apporter un regard plus circonspect sur cette plénitude, éclairant les multiples défaillances et manquements de cette plateforme.
Mais d’abord…
Pourquoi tant insister sur la transparence ?
Des mutualités…
« La transparence est un élément essentiel de la politique de santé publique. » (Solidaris – Mutualités socialistes)
… aux entreprises…
« Toute l’industrie attache une grande importance à la transparence. » (Sanofi),
… tout le monde accorde de l’importance à la transparence.
Pourquoi ? Parce qu’elle nous protège des conflits d’intérêts potentiels, des influences tarifées, et donc de décisions prises en dépit de l’intérêt public. « La transparence est indispensable pour effectuer un contrôle, savoir qui a reçu de l’argent et évaluer les résultats des études à cette lumière », avance Marie-Christine Closon, professeur honoraire d’économie de la santé à l’Ucl.
« Les médecins et les organisations qui croient qu’ils ne sont pas influencés par les partenariats se font des illusions, explique Thierry Christiaens, professeur de pharmacologie clinique à l’UGent. Travailler ensemble crée une forme de loyauté qui s’installe dans le temps, même lorsque le contrat est terminé. Nous ne pouvons rien y faire : cette loyauté est inhérente aux relations que nous construisons. Et notre objectivité en souffre. Cela ne veut pas dire que les soins sont mauvais. Car cette influence n’est pas forcément négative. Mais il est important d’être conscient qu’elle existe. Une citation résume bien cette problématique : le problème, ce n’est pas que les médecins soient influencés, c’est que les médecins pensent qu’ils ne sont pas influençables ».
Qui sont les protagonistes belges de cette transparence ?
En vrac : BeTransparent, le Sunshine Act, Mdeon et l’AFMPS.
Si on veut comprendre d’où provient le registre belge, il faut se tourner vers les Etats-Unis. Après une série de scandales, le Congrès américain vote le « Sunshine Act » en 2010. La loi vise à faire la transparence sur les liens entre les médecins et l’industrie pharmaceutique. Assez rapidement, ce désir de plus de transparence traverse l’Atlantique. Au même moment, d’autres pays connaissent également leur lot de scandales sanitaires, comme la France avec l’affaire du Mediator. « L’industrie pharmaceutique réalisait que quelque chose était en train de se passer dans le monde entier, explique Shai Mulinari, sociologue suédois travaillant sur la transparence et la régulation de l’industrie pharmaceutique. L’EFPIA, la fédération internationale de l’industrie pharma - une des organisations les plus influentes politiquement en Europe -, a procuré le cadre général qui a été implémenté dans les différents pays par l’organisation nationale. »
En 2015, le secteur pharmaceutique belge -en collaboration avec plusieurs associations de professionnels du secteur de la santé- prend l’initiative de créer BeTransparent. Cette plateforme centralise les primes et avantages que les sociétés pharmaceutiques octroient aux professionnels de la santé, organisations de patients ou encore aux organisations médicales (hôpitaux, fédérations, associations de médecins…).
Via son moteur de recherche, BeTransparent permet à tout le monde de regarder, pour une année donnée, s’il existe des liens financiers entre un praticien et des entreprises pharmaceutiques. Si la Belgique n’est pas le premier pays à suivre la voie de la publication de ces intérêts financiers, elle est l’un des rares pays à avoir opté, en 2017, pour un système mixant à la fois l’intervention du secteur (via l’autorégulation) et celle du législateur (via l’adoption contraignante du Sunshine Act.)
Concrètement, ce sont les entreprises, partout à travers le monde (nul n’est censé ignorer la loi… belge) qui doivent déclarer les transactions financières vers les praticiens belges et les organisations installées en Belgique. En 2020 (dernière année accessible), 643 entreprises ont déposé une liste (mais 237 d’entre elles étaient vides). Dans ces listes, les firmes distinguent frais de consultance, inscription à un colloque, l’octroi d’une bourse, du sponsoring, des donations et subventions (à des organisations) ou encore des frais d’hôtel et de voyage. Depuis 2017, la déclaration à BeTransparent est obligatoire.
C’est Mdeon qui gère le registre de transparence du secteur pharmaceutique présent sur le site BeTransparent.be. Mdeon est une plateforme réunissant une vingtaine d’associations représentant l’industrie pharmaceutique et de dispositifs médicaux ainsi que les médecins et pharmaciens. Elle a été créée en 2007 suite à une série de scandales pour réguler le financement des manifestations médicales par le privé, via des demandes d’autorisation. Elle chapeaute donc aussi BeTransparent, avec en tout et pour tout… deux personnes pour coordonner les centaines de déclarations des entreprises.
Pas d’inquiétude cependant, ce serait suffisant puisque Mdeon n’a pas à contrôler le contenu des déclarations, réagit Mieke Goossens, directrice de Mdeon. « Nous n’avons aucun pouvoir de contrôle, ni a priori ni a posteriori, nous n’examinons pas les dossiers individuels et nous n’avons pas le pouvoir de contacter les entreprises sur le contenu de leur dossier, dit-elle. Le rôle de Mdeon est de gérer la plateforme et de veiller à ce que tout se passe bien. »
Mais qui contrôle alors les centaines de fichiers entrants, les milliers de données encodées ?
L’AFMPS. L’Agence fédérale du médicament. C’est à elle que le législateur a confié le contrôle et la possibilité de sanction vis-à-vis des entreprises, élément essentiel pour avoir une transparence effective, qui « a un effet préventif contre les groupes d’intérêt inacceptables ». Dixit le ministre fédéral de la Santé Frank Vandenbroucke en juin 2021, à la sortie du rapport annuel de BeTransparent.
Le gendarme du pharma est cependant resté beaucoup caserné. Les rédactions d’OpenPharma ont demandé le nombre d’inspections que l’AFMPS a menées concernant BeTransparent. Réponse : « Aucune inspection n’a été effectuée à ce jour. » Ah… Mais pourquoi ? « En tant qu’autorité compétente, l’AFMPS détermine ses priorités en matière de santé publique sur base d’une analyse des risques. Cette analyse des risques a déterminé qu’il fallait accorder une plus grande priorité à d’autres tâches. » L’AFMPS a-t-elle suffisamment de ressources humaines pour contrôler cette base de données, vérifier les déclarations des entreprises et le respect du Sunshine Act ? « La disponibilité des ressources est un défi général pour l’AFMPS. Les ressources sont déployées sur la base d’une analyse des risques et classées par ordre de priorité en fonction des risques pour la santé publique. Ces activités ne sont pas menées actuellement. » Faute de moyens humains, la mission de contrôle n’est pas effectuée.
Pas de contrôle a priori, pas de contrôle a posteriori. Pas de sanctions. Bienvenue dans BeTransparent. Reste encore à savoir (dans les publications à venir) : la base contiendrait-elle des approximations, erreurs, mauvais encodage ? Attention spoiler : elle en regorge.
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Interview d’Olivier Bailly sur Chérie FM
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