Les asbl, le financement pharma des hôpitaux

Quand les services d’hôpitaux se financent par des asbl : les cas ISICEM et CRA

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Margaux Dinam. CC BY-NC-ND.

Salle de Congrès au Square (Bruxelles), mardi 22 mars 2022.

Nous sommes au 41e Congrès d’Isicem, l’International Symposium on Intensive Care & Emergency Medicine.

À deux pas de la gare centrale, une vaste banderole arbore le logo de l’événement et un peu plus loin, MannekenPis a revêtu une tenue urgentiste pour l’occasion.

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None. CC BY-NC-ND

L’événement vaut bien cet effort vestimentaire. Selon son président Jean-Louis Vincent, il serait « le plus grand congrès au monde de soins intensifs et médecine d’urgence. Plus de 6 000 participants avant le COVID – à peu près le meeting annuel le plus important à Bruxelles. Nous en sommes fiers. »

Dans les salles de conférence, les interventions se succèdent toutes les 15 minutes. L’organisation est remarquable, les prises de paroles minutées, avec de brefs échanges après les interventions scientifiques où, le seul souci, du peu que l’on puisse en juger, est de nourrir la communauté scientifique. Dans le Gold Hall où un tiers des 1 200 sièges sont occupés, la deuxième dia d’une oratrice hollandaise prête à sourire. Elle y présente ses conflits d’intérêts, mentionnant ses actions dans le restaurant « Lars ». Et invitant la salle à découvrir ce temple chic de la gastronomie lors d’une prochaine visite à Amsterdam.

Côté conflits d’intérêts, il y a encore un peu à dire. Les entreprises pharmaceutiques sont les actrices incontournables du Congrès. À l’« exhibition area » au sous-sol, les exposants privés proposent leurs dernières innovations. Octopharma, NestléHealthcare, Baxter, Nutricia, Abiomed ou encore Masimo sont de la partie. Il est difficile, à contempler ces stands dernier cri avec écran led intégré, de deviner que le secteur de la santé est un monde désargenté. Les accessoires indispensables semblent être la machine à café et l’hôtesse, mais la distribution aux ’goodies’n’a plus la cote dans le secteur. Fini le temps des jours heureux où les cadeaux tombaient du ciel pharmaceutique. Le sac « We care intensively » contient un micro flacon de gel hydroalcoolique, quelques promos d’intervention lors du Symposium et un livre « 2022 Annual Update in Intensive Care and Emergency Medicine 2022 ». Assis non loin de son stand, un commercial de Baxter discute au téléphone avec le bureau : « Moi je suis sur les salles intégrées. Au service achats, tu as tes entrées ? »

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Olivier Bailly. CC BY-NC-ND

L’« International Symposium on Intensive Care and Emergency Medicine » (ISICEM) fait partie, selon le site BeTransparent, des dix organisations de santé qui touchent le plus d’argent de la part des entreprises pharmaceutiques. Près de 1,5 million d’euros venant de 20 entreprises, en quatre ans, presque exclusivement par le biais de parrainages d’événements.

Mais ces chiffres sont largement sous-estimés. Alors que les sponsors « gold » et « platine » s’affichent partout, sur les écrans, dans les stands, dans le programme, leurs contributions ne sont pas mentionnées dans le registre BeTransparent.

Comment est-ce possible ?

La société suédoise Orion (sponsor gold ou platinum, selon les années) s’en excuse. « Dû à une mauvaise compréhension, le sponsoring des Congrès ISICEM est par inadvertance manquant à notre déclaration. » Et ce depuis quatre ans.

Pour la société Nestlé Healthcare, l’explication est autre. L’équipe suisse qui coordonne la participation à l’événement n’était pas au courant de la nécessité de cet enregistrement dans le registre BeTransparent, et ce même si d’autres dépenses y sont pourtant mentionnées par Nestlé Healthcare.

Voici ensuite la version d’Edwards Lifesciences : « Le report incorrect (de nos données, Ndlr) résulte des transitions de données à cette époque et d’erreurs humaines d’enregistrement. Nous allons communiquer les chiffres corrects à BeTransparent. » De 243 000 euros, l’intervention d’Edwards Lifesciences monte à 318 000 euros.

En 2020, la firme GE Healthcare déclarait 19 000 euros de « consultance » à Isicem. De la consultance d’un Congrès ? « Des frais de sponsoring d’un événement digital, corrige la firme pharmaceutique. Visiblement il y a une erreur dans la saisie des données, et ils vont regarder s’il est possible de corriger l’information sur BeTransparent. »

Une dernière imprécision pour la route ?

La consultance de Isicem pour l’entreprise pharmaceutique MSD est en fait « un sponsoring et non d’une consultance, corrige MSD. Cela a été mal enregistré dans le système. MSD est en train de voir comment corriger cela dans le registre BeTransparent.be ».

Erreur, erreur, erreur.

La fiche d’Isicem ne vaut rien.

Les oublis et imprécisions dans le registre belge sont considérables pour une seule organisation. La société CSL et Baxter n’ont à ce stade pas encore donné la moindre explication concernant leur déclaration, apparemment incomplète. La firme Masimo, elle, se contentera d’envoyer une réponse standard face à ses obligations légales.

Comme Mdeon ne contrôle pas a priori, et que l’AFMPS ne sanctionne pas a postériori, elle n’a en effet aucune raison de se presser. La transparence peut bien attendre.

Avec des sponsorings à hauteur de 40 000 (gold) ou 60 000 euros, avec l’ajout d’un stand à 25 000 euros et d’un symposium (moment où les entreprises présentent leurs nouveaux produits) à 10 000 euros, le projet « OpenPharma » ajoute plus d’un demi million à la déclaration d’Isicem dans BeTransparent. Et on est encore loin du compte. Selon ses propres estimations, Isicem reçoit environ deux millions d’euros par an via les entreprises pharmaceutiques. Soit un montant de très loin supérieur aux 1,5 millions identifiés sur quatre ans. En bref, la fiche d’Isicem dans le registre de transparence ne vaut rien.

Si ces constats montrent les défaillances de la transparence en Belgique, l’asbl Isicem n’y est pour rien. Elle ne remplit pas de déclarations et dépend de celles transmises par les entreprises. À cela s’ajoutent les déclarations de conflit d’intérêts personnel. « No COI declared » (pas de conflit d’intérêts déclarés), affirme le président du Congrès, Jean-Louis Vincent, dans la brochure du 41e congrès d’ISICEM. Pourtant, ce professeur a reçu 44 000 euros (à titre privé et via sa société) en 4 ans, dont 10 000 euros de Baxter en 2019. Contacté par Médor, le Pr Vincent estime éviter les COI en refusant les positions payées de manière récurrente, menant des consultances ponctuelles sur des produits en développement.

Organisation ou hôpital ?

Pour le registre de BeTransparent, ISICEM est une « HCO », une HealthCare Organisation. Le président du Congrès, Jean-Louis Vincent, confirme que l’asbl ISICEM facture énormément à l’industrie, pour des activités diverses (sponsorship, symposiums satellites, stands, consultances, support d’études cliniques et expérimentales, etc.). Cette asbl est domiciliée à l’hôpital d’Erasme, elle y loue des locaux. Au final, les bénéfices (un million avant le Covid) vont à la recherche du laboratoire expérimental de Soins Intensifs d’Erasme. Un laboratoire fondamental, précise Jacques Créteur, président de l’Asbl Isicem et professeur à Erasme. « c’est-à-dire qu’il ne se consacre qu’à de l’expérimentation animale pour des études essentiellement précliniques. » Ce laboratoire reconnu par la Faculté de médecine, existant au sein de l’hôpital Erasme, est donc entièrement financé par l’asbl ISICEM via des fonds des entreprises pharmaceutiques. « Tout le monde recherche des financements complémentaires pour mener à bien ses missions (l’hôpital, la médecine ambulatoire, la recherche…), avance Marie-Christine Closon, économiste de la santé (UCLouvain). Or dans le secteur de la santé, il y a un secteur qui n’a pas de problèmes financiers : ce sont les industries pharmaceutiques qui font des profits très importants et peuvent débloquer des montants très conséquents assez rapidement. Et puisque les autres acteurs ont les poches, si pas vides, insuffisamment remplies, la tentation est terrible. »

L’hôpital Erasme perçoit-il dans ce type de collaboration un risque d’instrumentalisation ? N’y a-t-il pas au minimum un manque de transparence sur l’ensemble des ressources financières qui alimentent la structure universitaire publique ? « L’Hôpital Erasme respecte toutes ses obligations légales en matière de financement et sa comptabilité fait l’objet de contrôles réguliers. » Mais n’y a-t-il pas un risque de dépendance de tout un service, redevable envers des acteurs privés ? « Nous n’avons pas d’autre réponse que celle qui vous a été envoyée cet après-midi. » Voilà pour les « explications ». Reste la confusion.

OpenPharma a été réalisé avec le soutien du Fonds pour le Journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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