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Plaisir de grossir

Des SUV plein la vue

Les pubs pour voitures vantent des véhicules de plus en plus larges. Sans raconter l’envers du gros capot. Trois Liégeois veulent rectifier le tir à l’occasion d’un procès que leur intente l’État belge.

SUV
Que scay-je ?. CC BY-NC-ND

11 janvier 2024, 13 h 02, dans le hall de la gare Centrale de Bruxelles. En ce jeudi glacé, s’il ne fait pas la file pour un club débordant de mayonnaise ou 40 centilitres d’« americano » avec son prénom sur un gobelet brûlant, l’usager du rail peut se soumettre à un tabassage visuel en bonne et due forme. Autour de lui, une quarantaine de panneaux Clear Channel lui rappellent qu’il pourrait quand même faire autre chose que s’user l’épine dorsale sur les banquettes des wagons de la SNCB. Comme quoi ? Comme « choisir [son] plaisir de conduire » et s’acheter une bonne BMW iX1, flamboyant « SUV compact électrique » de la prestigieuse marque bavaroise. Prix de base : 49 950 €, soit l’équivalent de 14 fois le salaire mensuel médian belge, et de près de 10 ans d’abonnements sur tous les réseaux bus et trains belges.

Gares, bords de route, télévision, réseaux sociaux, espace public tous azimuts : janvier est le mois du va-tout pour l’industrie automobile. Il n’y a pas eu le sacro-saint Salon de l’auto au Heysel (mais bien un « auto show », avec des défilés de « super- et d’hyper-voitures »), mais, en 2024, les conditions Salon n’ont plus besoin de stands et de colporteurs de berlines pour exister. Les ristournes proposées, qui peuvent représenter jusqu’à un quart du prix de la voiture, font que 30 % des ventes de voitures en Belgique se concluent sur cette période. 30 % c’est aussi l’augmentation des immatriculations de voitures neuves mises sur les routes en 2023, par rapport à 2022. Le Covid et l’Ukraine semblent loin. Près de 500 000 véhicules en plus pour dépasser la barre des 6 millions sur le territoire. Les ventes ont été boostées par le besoin des sociétés de faire passer leurs flottes à l’électrique, pour continuer de bénéficier des avantages fiscaux octroyés par le fédéral.

Pour parvenir à ces ventes massives, le secteur ne lésine jamais sur la publicité. Durant l’après-Covid, et selon les chiffres les plus récents dont nous disposons (2021, par la société de mesure de marché Nielsen), près de 300 millions d’euros ont été dépensés en Belgique par l’industrie automobile. Un investissement de près de 800 € par véhicule vendu en Belgique cette année-là. En France, des chiffres plus récents montrent que l’industrie, sur le premier semestre 2023, a augmenté en moyenne ses dépenses publicitaires de 15 %.

Dès l’après-Covid, la majorité (61 % en 2020, selon le chercheur Pierre Ozer, de l’Université de Liège) des publicités sont consacrées au secteur en pleine explosion des SUV. Désormais, ces véhicules plus hauts et plus lourds que les berlines classiques représentent plus de la moitié des ventes dans l’Union européenne.

Fin octobre 2023, trois citoyens, qui n’en peuvent plus de l’hémorragie visuelle font face au juge Franklin Kuty. Ils auraient pu tomber plus mal. On dit qu’il affectionne le vélo. Il est aussi habitué à rendre des jugements plutôt progressistes, comme refuser une peine de prison pour une toxicomane ayant commis un vol alimentaire, estimant que ça ne ferait qu’empirer sa situation. Ici, il a devant lui Philippe, Niels et Xavier. Il leur est reproché d’avoir découpé une bâche publicitaire vantant une BMW hybride, en août 2022, sur un panneau JC Decaux. Dans leur coffre, il y avait aussi deux autres bâches. Selon la maréchaussée, volées elles aussi, ce que n’ont pas avoué les protagonistes. Qu’allaient-ils faire avec la bâche qu’ils découpaient ? La détourner pour un happening lors de la Semaine de la mobilité de septembre 2022. Attentif aux arguments des trois activistes, le juge Kuty les juge coupables de vol, mais ne les condamne à aucune peine. Il estime que les faits commis, sans violence, visaient à permettre au trio d’exercer leur droit à la liberté d’expression et d’alerter l’opinion publique sur « les conséquences de la pollution, du réchauffement climatique et de l’incitation fiscale à l’achat de voitures présentées comme peu polluantes ». Le parquet a fait appel, et l’affaire risque de traîner longtemps.

Mais le trio s’est habilement servi de ce procès comme caisse de résonance pour dénoncer un phénomène réel, aux antipodes du discours publicitaire de l’industrie, qui se dit de plus en plus « respectueuse de l’environnement ». Les marques automobiles construisent des voitures toujours plus lourdes, larges et puissantes, et leur donnent la part belle dans leur marketing. « On sait que ce terme de SUV reprend de nombreux types de véhicules et que des gens diront que leur SUV émet moins, consomme peu, etc. », explique Philippe. « Mais ce n’est pas ça le problème. Le problème, c’est la tendance : ces dix dernières années, les véhicules ont pris 30 % de masse et 60 % de puissance en plus », complète Xavier.

Une kyrielle d’études et d’actualités sont venues appuyer leur propos. Début février, l’ONG Transport & Environment a annoncé que les véhicules gagnaient 1 cm de largeur tous les deux ans. Les constructeurs se défendent souvent en utilisant l’argument des mesures de sécurité qu’on leur impose, qui ankyloseraient les véhicules. Mais si on est plus en sécurité dans un SUV que dans une voiture classique, l’usager d’en face, lui, ne l’est pas vraiment. Une étude de l’institut belge VIAS a montré qu’un piéton ou un cycliste percuté par un capot haut de 90 cm (courant dans les gros SUV) « court un risque de blessures mortelles 30 % plus élevé que s’il est heurté par un véhicule dont le capot est 10 cm plus bas ». Cela n’est évidemment pas indiqué dans les publicités des conditions Salon que nous avons observées en janvier.

Des mesures contre les SUV

Lancée par des activistes comme le trio liégeois, la grogne contre les quatre-roues mastodontes gagne aujourd’hui l’arène politique, pourtant souvent tiède à l’idée de critiquer la sacro-sainte voiture individuelle. L’Agence internationale de l’énergie, par son directeur, Fatih Birol, a appelé à des réglementations contre les SUV, et surtout les SUV thermiques, qui ont été ces dernières années la deuxième source de croissance des émissions de CO2. Début février 2024, la Ville de Paris a organisé une votation pour tripler le prix du parking pour les véhicules de plus de 1,6 tonne (et 2 tonnes pour les électriques). À peine 5 % des Parisiens ont participé. L’ouest de la ville, cossu et amateur de grosses bagnoles, a voté contre. À l’est, plus populaire, 55 % des votants ont marqué leur accord pour ce tarif spécifique.

Le mille-feuille institutionnel belge n’a pas d’autre choix, non plus, que de s’emparer de la question. Au fédéral, rien ne bouge, mais les Régions, directement confrontées aux enjeux de stationnement et de circulation, prennent position. La ministre bruxelloise de la Mobilité, Elke Van Den Brandt, affirme via sa porte-parole étudier des pistes pour décourager les véhicules lourds. « Cela va de la fiscalité au poids ou au volume, à l’augmentation des frais de stationnement. » Les pick-up que le cabinet de la ministre estime en multiplication pourraient même être frappés d’une « interdiction pure et dure, aux abords des écoles ou même sur l’ensemble de la région ». L’étude « sera prête pour le prochain gouvernement », affirme le cabinet de la ministre. En ajoutant : « On veut planter dans nos villes, c’est indispensable avec le dérèglement climatique. Mais comment faire si les voitures garées prennent de plus en plus de place ? »

Côté wallon, dès 2025, la taxe de mise en circulation sera augmentée ou diminuée selon le poids du véhicule. Le combo gagnant sera désormais d’avoir une petite électrique. La taxe pour une Tesla modèle C passerait, elle, de 61,50 à 1 910,80 euros. Au grand désespoir de la Fédération belge et luxembourgeoise de l’automobile et du cycle (Febiac), qui a estimé que la réforme ralentirait la « décarbonation » du parc automobile belge. Les grosses électriques, vantées partout dans la publicité pour leur 0 % d’émission, ont pourtant un coût environnemental de fabrication plus élevé que les légères. Il faut plus de tôle, et surtout plus de batterie pour les faire rouler. Dans leur plaidoyer « pour une mobilité populaire et durable », les Liégeois dénoncent la mise sur un piédestal de « la grosse voiture électrique » comme la « super-héroïne de la cause climatique », au détriment de la réduction « de notre dépendance aux énergies ». L’industrie automobile y voit, elle, la piste ultime pour sauver sa peau en phase de dérèglement climatique tout en conservant ses bénéfices.

À l’heure des choix, on se rappellera que, selon des études britannique, canadienne ou américaine sur le sujet, nos chers véhicules restent parqués 95 % du temps. Et servent à conduire en moyenne 1,6 personne.

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  1. De nombreux exposants et constructeurs ne désirent plus se rendre à l’évènement organisé par la Fédération belge et luxembourgeoise de l’automobile et du cycle, dont D’Ieteren, le gros importateur belge de Volkswagen, selon L’Écho.

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