11min

Violences dans le scoutisme : on en parle ?

ScoutV2
Colin Delfosse. CC BY-NC-ND.

Depuis les origines du scoutisme en Belgique, les fédérations de scouts et guides s’inquiètent de dérives, constatées notamment durant les totémisations, sans pouvoir totalement les freiner. Le problème est réel. Une centaine de témoignages reçus font état d’une culture de la domination et de la violence, encore bien présente en 2023 dans certains groupes. L’engouement pour les mouvements de jeunesse et leurs atouts indéniables ne peuvent nous conduire à fermer les yeux sur ces violences ordinaires.

Mars 2023. Sophie, la mère de Juliette contacte Médor. Elle est tombée sur notre appel à témoignages, concernant la violence dans les mouvements de jeunesse. Notre média se penche sur cette question, car, à l’été 2022, nous avons reçu un mail d’un autre parent inquiet. Son fils de 13 ans rentre d’un camp où, comme Juliette, il a subi des épreuves de totémisation pendant près de 36 heures et une culture de l’humiliation pendant deux semaines. Son père se demande si tout cela est normal. Médor aussi.

S’agit-il de faits isolés ? De débordements récurrents ? Pour le comprendre, nous avons ouvert, en mars, une enquête participative. Sur notre site, un formulaire, toujours accessible, propose à celles et ceux qui le souhaitent de se confier anonymement sur des faits de violence subis, commis ou constatés. Il est repris quelques semaines plus tard par nos confrères flamands d’Apache, avec qui nous publierons des constats communs, dans la foulée de la sortie de ce numéro, sur medor.coop/scouts.

Violences ordinaires

Entre le 1er mars et le 25 avril, nous récoltons 129 réponses. Celles-ci sont visibles en partie sur un mur de témoignages en ligne. La majorité des répondants ont participé aux mouvements de jeunesse de la fédération Les Scouts (87). Ce sont généralement des personnes directement concernées qui témoignent, bien que 21 des répondants soient des parents. La moitié des témoignages décrivent des événements qui se sont déroulés entre 2010 et aujourd’hui. Dans un cas sur trois, ils s’étalaient sur plusieurs années. Des personnes de tous les âges ont participé à cet appel. Les violences décrites ont pu marquer durablement, même lorsqu’elles sont survenues il y a plus de 30 ans. Entre ces témoignages anciens et celui de Juliette, s’observent de nombreuses similarités.

Les faits rapportés font état d’humiliations et de hiérarchies bien établies entre jeunes (les petits qui mangent les restes des grands, portent les sacs les plus lourds et se tapent toutes les vaisselles ; des jeunes qui se sentent obligés de boire ou de fumer pour intégrer un staff), d’une culture virile (quand la gym se pratique torse nu, par tous les temps, si possible en public, ou quand on punit un garçon en lui faisant porter une jupe), d’insultes sexistes et homophobes (« tapette » par-ci, « gonzesse » par-là).

Dans la plupart des cas, il s’agit « simplement » d’une ambiance excluante ou d’un manque de bienveillance qui ne cadrent pas avec les valeurs affichées par les mouvements de jeunesse. De plus rares témoins évoquent des faits qu’on pourrait mettre entre les mains d’avocats, comme des coups portés sur des mineurs.

Mériter son totem

Un élément saute aux yeux : la totémisation et le secret qui l’entoure sont des portes d’entrée sans égales vers des mécanismes de domination. Le choix du totem ou du qualificatif, laissé à l’appréciation des chefs ou des scouts plus âgés, peut engendrer une grande violence, comme quand le seul garçon noir de la troupe reçoit un nom de singe. Le totem et le quali ne sont pas négociables. On vous les a donnés ; il faudra ensuite les porter.

Mais les dérives signalées portent surtout sur l’épreuve de totémisation : une fille qui se trouve grosse à qui on demande d’imiter la baleine pour faire rire la compagnie, des ados obligés de lécher des aliments ou une mixture infâme sur le corps d’un autre ou de tuer un animal à mains nues, de ramper dans des boyaux d’animaux ou des restes de repas, de se prostrer « gueule en terre » tout au long de la journée. Des tenues dégradantes, lorsque les sous-vêtements sont déchirés ou inexistants. Des seaux d’eau glacée jetés sur un enfant frigorifié, affamé et épuisé. Des baffes et des coups de pied donnés sans que personne ne voie le problème. La peur, la faim, les hurlements, la souffrance physique.

Un côté sacré

En filigrane de ces récits apparaît la responsabilité de jeunes animateurs qui s’occupent d’autres jeunes. En cause, leur manque de recul ou de formation, les « défauts d’animation » causés par des traditions répétées sans qu’elles soient mises en question. En 1993 comme en 2017, des chefs mettent en place un cadre militaire, où des enfants peuvent être sanctionnés par des pompages si leur uniforme n’est pas impeccable.

Dès novembre 2022, la maman de Juliette interpelle les fédérations des Scouts et des Guides. « Je suis fort choquée que l’humiliation puisse ainsi être banalisée et reproduite année après année par des jeunes d’une vingtaine d’années, sur des enfants », écrit-elle. Les fédérations sont bien au courant du problème. La présidente des Scouts, Christelle Alexandre, lui assure que de tels faits ne sont pas tolérés dans le mouvement et que les responsables régionaux vont encadrer l’unité de Juliette pour éviter que cela ne se reproduise. Suite à cette rencontre, elle s’engage fermement, dans un édito (publié sur le site de la fédération) : « Je militerai encore, haut et fort, pour changer ces vieilles habitudes qui n’ont plus leur place dans cette société de 2022, et qui n’ont jamais eu leur place dans le scoutisme. […] Attendez-vous donc que pas mal de choses sortent dans les mois à venir. Parce qu’il me devient insupportable d’entendre de tels récits revenir chaque été… »

Face à notre mur de témoignages et les récits de violence, le psychopédagogue Bruno Humbeeck réagit : « C’est édifiant. » Édifiant mais, selon lui, tout à fait attendu. Ce spécialiste du harcèlement observe qu’il est beaucoup plus difficile pour les enfants de dénoncer des rapports de pouvoir chez les scouts qu’à l’école. « Ils ont l’impression de décevoir deux fois leurs parents : une fois parce qu’ils n’ont pas réussi à s’insérer dans un groupe et une autre parce qu’ils ne parviennent pas à trouver du plaisir dans une activité que leurs parents ont choisie pour eux et qu’ils ont sacralisée. » Il peut être difficile d’entendre le malaise de son enfant chez les scouts quand on y a soi-même vécu les meilleurs moments de sa jeunesse. Comme il peut être difficile de dénoncer des faits inacceptables quand ils s’insèrent dans une expérience globalement positive. « Le scoutisme, c’est une partie fondamentale de mon identité, une tradition familiale, confie Ourson. En mettant en lumière la rudesse du mouvement, ses dérives, j’ai l’impression de trahir mes pairs. » Cet ancien chef revient sur des faits qu’il qualifie de « violence extrême », notamment pendant les totémisations. S’il fallait parler en termes pénaux, il juge qu’« on en était à de la non-assistance à personne en danger ». Mais la culture du secret décourage bien souvent les jeunes victimes ou leurs parents de se plaindre.

« J’ai grandi avec cette idée héroïque de jeunes à la morale irréprochable, résistants pendant l’occupation de Bruxelles par les nazis, témoigne Sapajou, 48 ans. On m’a répété aussi qu’être chef, c’était ajouter une ligne déterminante sur son CV. C’est très difficile dans ma famille d’ouvrir le débat sur les dérives du mouvement surtout que j’y ai, moi aussi, vécu les plus beaux moments de mon adolescence. Pourtant, je dois l’admettre : on avait une façon de se moquer de celles qui n’étaient pas dans le coup, de tout faire pour qu’elles n’aient pas envie de rester. On voulait un groupe de filles dynamiques, sportives, en bonne santé, avec les mêmes codes. Avec le recul, ça me débecte. »

Plus qu’un lion, mieux qu’un lion ?

Le scoutisme, en Belgique, a une particularité : les personnes qui animent le mouvement sont toutes bénévoles et très jeunes. Elles ont le plus souvent entre 17 et 23 ans, alors que, dans le modèle anglo-saxon, les scouts sont encadrés par des parents. Les fédérations de scouts et guides mettent volontiers cette caractéristique en avant pour expliquer l’extraordinaire vitalité du mouvement dans notre pays et sa mise à jour permanente. Le scoutisme à la belge est loin d’être un truc de vieux cons.

Paradoxalement, des témoins pointent aussi le poids de la tradition et la résistance au changement dans certaines unités. L’argument « On a toujours fait comme ça et on n’en est pas mort » muselle celles et ceux qui tentent de remettre en question les pratiques, notamment liées aux totémisations, qui se transmettent oralement, de génération en génération. Cet argument n’a aucun fondement historique : la totémisation ne s’est pas toujours déroulée de cette manière et elle ne se pratique plus sous cette forme que dans de rares pays.

scout2V3-edit
Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

Sophie Wittemans, du Centre d’histoire belge du scoutisme, a exploré le développement des pratiques totémiques et indianistes dans le scoutisme. Dans les années 1920, les scouts belges empruntent des références à plusieurs sources, notamment les militaires ou les natifs américains. Le mouvement commence à pratiquer la totémisation « à l’indienne », c’est-à-dire une cérémonie très symbolique et empreinte de bienveillance. Le jeune se choisit un animal et une qualité qui l’inspirent. Il saute un coup au-dessus d’un feu et le voilà grandi. Petit à petit, le rituel est enrichi d’épreuves « pour rire ». Dans les années 1930, un scout a eu les yeux bandés et a dû mimer le décollage d’un avion… C’est qu’on savait rire, à l’époque.

Baden Powell lui ne rigole pas trop. Le fondateur du mouvement dénonça même en 1920 le « peau-rougisme » rampant et ses rites inutiles. Pour lui, se faire appeler « Tigre bleu ou Loup vert » est un rêve moins inspirant pour la jeunesse que celui d’être un scout.

Avec la guerre 1940-1945, le scoutisme prend son envol dans notre pays. Et Sophie Wittemans observe que, « dans les années qui suivent, la violence a percolé chez les jeunes, et des dérives commencent ». En Île-de-France, « les premières dénonciations officielles de totémisations aux épreuves “sadiques » se font dès l’année 1945, écrit-elle dans Quels sont donc les totems du Grand Manitou ? Chez nous aussi, les fédérations tentent de freiner la bête. En 1955, déjà, les Scouts catholiques sont clairs à propos du totémisé : « Il ne s’agit pas d’une victime à martyriser. » Pendant des décennies, les fédérations multiplient les messages condamnant la violence. À partir des années 1970-1980, l’influence de la vie estudiantine (baptêmes, accès à l’alcool) marque les totémisations. « Les bizutages, les épreuves humiliantes, dégradantes, les chocs psychologiques ainsi que les consommations d’alcool, de tabac… sont interdits », rappellent les Pluralistes en 2002, alors que ces pratiques se sont ancrées. « La difficulté, souligne Sophie Wittemans, c’est que c’est informel. Ça vit de manière souterraine. »

« C’était pour rire », vraiment ?

Pour le dire autrement, les fédérations sont un peu dépassées. « Cette tradition est un boulet colossal pour la fédé, assure Ourson, qui a fait partie du staff fédéral des Scouts. Elle essaie de s’en défaire, et c’est peut-être pour cela que votre enquête génère des ressentiments. Parce qu’elle tente de faire le travail… »

Dans le cadre de cette enquête, nous avons rencontré les principales fédérations francophones (Scouts, Guides, Pluralistes et Patros), qui nous ont assuré qu’elles faisaient le maximum pour prévenir les débordements. Un arsenal d’outils permet de sensibiliser les staffs à la bienveillance, à la gestion de conflits ou d’« accompagner le changement ». Bruno Humbeeck suggère de créer, au niveau des groupes, des « espaces de parole régulés », où chacun puisse exprimer ses émotions. Et que celles-ci soient prises en compte. « Si un jeune a eu peur, il faut l’entendre et ne pas lui répondre : “Mais ce n’est rien, c’était pour rire”. »

Ces conseils se retrouvent aussi dans les formations qu’offrent les fédérations. Celles-ci sont suivies en moyenne par un animateur sur trois chez Les Scouts. Si elles ne sont pas obligatoires, c’est notamment parce que le projet pédagogique est basé sur la confiance et la responsabilisation de jeunes bénévoles. Les fédérations répètent à l’envi qu’elles sont des « organes de soutien et pas de contrôle ». Si elles deviennent des flics, les bénévoles pourraient se désinvestir et c’est alors tout le modèle qui s’effondre.

Des mesures contraignantes (intervention du staff fédéral dans la refonte de la totémisation au sein d’une unité, obligation pour les animateurs de suivre des formations spécifiques…) peuvent être prises dès qu’un problème est signalé. C’est peut-être là que tout se joue : la pression du groupe et de la famille, évoquée plus haut, rend cette démarche de dénonciation difficile pour un jeune en souffrance. D’autant plus si la chaîne de transmission est rompue. Sans réel moyen de contacter directement la fédération, le scout devra passer par l’intermédiaire de ses parents ou de ses animateurs. Et il est peu probable que ces derniers signalent une totémisation qu’ils ont eux-mêmes organisée.

L’existence d’un formulaire perdu dans les limbes du site, d’un numéro « Scout Assistance » (ligne d’urgence s’adressant avant tout aux animateurs) ou du 103 (service externe d’écoute pour les enfants) ne suffit pas à faire réellement émerger la parole ou révéler des dynamiques dysfonctionnelles.

Pour cause, sur les 263 incidents répertoriés en 2022 chez les Scouts, seuls quatre concernaient les totémisations. Chez les Guides aussi, la présidente Thaïs Dewulf confirme avoir « très peu de remontées de cas de harcèlement au niveau fédéral. C’est géré au niveau des unités, et parfois des régions. Mais ce serait hypocrite de dire que ça n’existe pas ».

Pour la maman de Juliette qui a dénoncé la totémisation abusive de sa fille, la posture des fédérations se résume ainsi : « Tant qu’on ne vient pas nous le dire, on ne peut pas le savoir et on ne peut donc rien faire. » Retour au problème de départ : comment faire émerger la parole ? Sur les quatre fédérations rencontrées, seule celle des Scouts et Guides pluralistes a accepté de relayer notre appel à témoignages sur ses site et réseaux sociaux. Les Scouts ont suivi en évoquant notre démarche, mais en invitant leurs membres à témoigner en interne plutôt que dans un média.

Cet article n’est pas le point final de la réflexion. Il contribue à celle déjà entamée depuis des décennies par les fédérations, pour que les jeunes puissent profiter des bienfaits du groupe sans en subir l’influence néfaste. Vous pouvez suivre l’intégralité de notre dossier, et les retours de Flandre récoltés par Apache, sur medor.coop/scouts

Cet article fait partie d’une grande enquête participative, mêlant mur de témoignages, articles par épisodes et rencontres publiques. Pour en savoir plus sur les coulisses de cette enquête et nous faire part de vos réactions, rejoignez-nous le samedi 17 juin à 18h à l’asbl Cinex (Namur).
Infos et réservations sur medor.coop/popup

popup cinex_crop
Tags
  1. Nom d’emprunt.

  2. Nom d’emprunt

  3. https://journals.openedition.org/belgeo/12295.

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3448 abonnés et 1879 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus