La guerre des miettes
Tomates amochées, pain de la veille et lait périmé le jour même : les invendus ont d’abord été réservés aux associations d’aide alimentaire pour nourrir les plus précaires. Désormais, des start-up anti-gaspi grignotent le secteur. Attention aux remontées acides.
« Ce sont des voleurs, je ne vois pas comment on peut les décrire autrement. » D’un geste ample de la main, Laurent désigne « toutes ces start-up » qui débarquent dans le milieu des invendus alimentaires, ces rebuts de supermarchés récoltés juste avant de périmer. Un butin de seconde main que se partageaient jusqu’ici les assocs d’aide alimentaire, dont l’asbl L’Îlot, pour qui travaille Laurent, afin de proposer des repas ou des paniers de courses aux portefeuilles les plus minces.
Jusqu’à l’arrivée, donc, des start-up. La plus connue de ces nouvelles plateformes privées est la franco-danoise Too Good To Go. Débarquée en Belgique en 2018, elle propose ses paniers de produits – moins 70 % sur le prix d’origine – à plus de deux millions et demi d’inscrits dans le plat pays. Sont apparues dans son sillage la belge Happy Hours Market, la française Phenix et la finlandaise Foodello. Chacune possède ses spécificités, mais toutes fonctionnent sur un mécanisme similaire : la récupération auprès d’enseignes alimentaires de leurs restes, à la date limite de consommation imminente, pour les revendre en ligne à prix réduit à des particuliers. Il suffit de passer la porte du point de retrait d’Happy Hours Market, place Bethléem à Saint-Gilles (Bruxelles), pour se faire une idée de la clientèle : étudiant·es qui surveillent autant leur budget que l’état de la planète et mères de famille soucieuses de se plier aux revendications écolos de leur progéniture, baskets Veja aux pieds et tote bag en coton à l’épaule.
Commerce à la sauce Solvay
Happy Hours Market appartient à deux ex-étudiants de l’école de commerce Solvay : Aurélien Marino et Ludovic Libert. Coincés dans l’inertie des grosses entreprises où ils ont débuté, ils ont eu envie d’« un projet plus impact » comme le présente le premier. Leur sensibilité à la cause écologique et le pressentiment d’un marché juteux les poussent vers la lutte contre le gaspillage alimentaire, qu’ils souhaitent rehausser d’une touche sociale en fournissant une partie de leur récolte à des associations. Happy Hours a cinq ans et « le business model est break-even », ce qui leur permet de « lancer d’autres hubs » – comprenez : l’entreprise a atteint son seuil de rentabilité et en profite pour se développer. Déjà présente à Bruxelles et à Namur, HHM partira bientôt à l’assaut d’autres villes, Liège et Charleroi en tête. Là-bas, d’autres jeunes travailleurs dynamiques imiteront la valse cadencée de leurs collègues bruxellois qui, aux alentours du cimetière d’Ixelles, s’affairent chaque matin tout sourire dans les entrailles de camionnettes pleines d’invendus récupérés aux quatre coins de la capitale. L’une sort les caisses remplies de viande, jus de fruits et gâteaux secs, les scanne, un autre les range avant que d’autres encore ne forment les paquets des courses commandées par les consommateurs sur la plateforme de la société. L’opération est enfantine, quelques clics et les produits sont sélectionnés, payés – moitié prix – en ligne, prêts à être récupérés aux points de collecte ici et là dans Bruxelles. La même efficacité règne de l’autre côté de la chaîne : « Nos véhicules passent tous les jours aux magasins, sont parfaitement ponctuels et reprennent l’entièreté des invendus, d’où l’intérêt pour les supermarchés de travailler avec nous », soutient Aurélien. Lui voyait au départ son projet comme un relais idéal entre grandes surfaces et associations, lesquelles n’avaient pas les moyens humains et logistiques pour assurer pareil service.
Les invendus des invendus
Pourtant, avec ses seulement 50 000 inscrits, la start-up cristallise l’ire du secteur associatif envers les acteurs privés, à la suite de relations houleuses. Tout commence en 2019, à l’arrivée d’Happy Hours Market sur le marché des invendus. L’entreprise les récupère alors gratuitement à la fermeture des magasins, les met en vente sur son site en début de soirée, pour une distribution aux utilisateur·ices entre 20 et 21 heures. Des associations bruxelloises travaillent à l’époque avec la plateforme. Elles récupèrent ce qui reste après la vente, soit les « invendus des invendus »… Ces produits sont théoriquement bons jusqu’à minuit, mais il faut les stocker et les distribuer. Problème : les assocs les reçoivent souvent bien après l’heure du dîner, et au-delà des horaires habituels des travailleurs sociaux. Plusieurs structures se plaignent de récupérer de la nourriture immangeable, qui ne permet pas de réelles économies et augmente en fait le gaspillage alimentaire. Les contestations se multiplient entre cartes blanches aux titres sans équivoque (« Social et greenwashing au détriment de l’aide alimentaire : le modèle Happy Hours Market ») et boucles de conversation anti-HHM.
Les partenariats s’arrêtent les uns après les autres. Happy Hours Market change de modèle, récupère plus tôt les invendus à présent rachetés aux magasins et se concentre aujourd’hui sur une assoc européenne, Safe Food Advocacy Europe, qui redistribue ses restes d’invendus à des structures aux besoins plus ponctuels. « Là où ils ont été moins malins que les autres, c’est qu’ils ont fait du socialwashing (blanchiment social), ils ont construit leur modèle en prétendant aider les assocs alors que leur façon de faire laissait clairement à désirer », analyse Adrien Arial, de la Fédération des services sociaux.
En guise de réaction, certaines associations vont se regrouper pour former LOCO, un réseau de logistique collaborative. En se partageant camionnettes, travailleurs et lieux de stockage, elles espèrent être les plus professionnelles possible, ne plus rouler à vide, mais aussi concurrencer les privés en termes de performance.
Une médiation juridique entre Happy Hours Market et le milieu associatif est organisée par le gouvernement bruxellois en mai 2022. Les associations y exposent leur incompréhension face aux choix d’implantation de la start-up. En effet, la carte regroupant les points de vente HHM est un négatif presque exact des communes les plus défavorisées de Bruxelles. Aucun point de collecte dans les secteurs les plus pauvres comme Saint-Josse, Molenbeek ou Anderlecht, tandis qu’Ixelles en compte trois. Un positionnement jugé incohérent pour une start-up qui revendique des objectifs sociaux. La remarque est entendue, mais les camions où retirer sa commande de la start-up ne bougent pas. Côté Happy Hours Market, on pense que tout le monde a droit aux invendus et que la hiérarchisation des précarités n’a pas lieu d’être.
10 % des Bruxellois
Depuis la médiation, soldée sur un statu quo, les deux mondes se tiennent à distance. Aurélien Marino, blasé par la campagne de dénigrement d’une partie du secteur associatif envers son entreprise, appelle à la trêve. « Travaillez en bonne intelligence avec nous », demande-t-il. Le porte-parole d’HHM, Marcel Hulin, pour qui les aléas de la phase test sont loin derrière, décrète que ce n’est ni plus ni moins qu’une « tempête dans un verre d’eau ». La plaie est pourtant encore sensible du côté des associations d’aide alimentaire, complètement dépendantes des rebuts de supermarchés pour assurer leurs services.
À l’antenne saint-gilloise de L’Îlot, qui s’occupe de sans-abri, le menu du jour, « Soupe aux lentilles, couscous au poulet, dessert + café + fruit », est composé essentiellement d’invendus. Ils sont servis à table à une trentaine de personnes. La bonne centaine d’associations bruxelloises d’aide alimentaire s’inscrit dans des systèmes semblables. Les huit plus grosses d’entre elles ont recueilli 1 400 tonnes en 2021, pour 400 000 € de budget logistique, beaucoup moins toutefois que les cinq millions d’euros qu’il aurait fallu débourser si la nourriture avait été achetée. Dans son bureau jouxtant la salle à manger, Philip De Buck, directeur de L’Îlot, fait les comptes. Il constate une augmentation de fréquentation de 20 % depuis début 2022. « Pendant l’été, on était plein comme en janvier, c’est là que je me suis dit que c’était pas normal. »
À l’échelle de Bruxelles, la Fédération des services sociaux estime que 90 000 personnes ont recours à l’aide alimentaire annuellement, presque 10 % de la population, un chiffre qui croît au fur et à mesure que les crises se juxtaposent. Les assocs craignent que l’accumulation des start-up et la concurrence engendrée par celles-ci ne finissent par poser des problèmes au niveau de leur approvisionnement.
Trop de déchets ?
La Belgique est le deuxième pire élève européen en termes de gaspillage alimentaire. On estime que 3,4 millions de tonnes d’aliments sont jetés chaque année. Alors, les invendus ne manquent pas. Dans sa première Stratégie Good Food, lancée en 2016, la Région bruxelloise affichait la volonté de réduire le gaspillage de 30 % pour 2020. La seconde, qui encadre la période 2022-2030, admet laconiquement que l’objectif n’a pas été atteint : « En 2018, on estime à 131 469 tonnes l’ensemble des biodéchets alimentaires produits en Région de Bruxelles-Capitale. À titre de comparaison avec les chiffres disponibles […] en 2016 (134 000 tonnes), la situation ne s’était pas clairement modi­fiée », même si « les données chiffrées sont difficiles à obtenir. »
Le 13 février 2020, Aurélien Marino affirmait sur le plateau d’On n’est pas des pigeons, qu’« en Belgique, le milieu associatif ne récupère que 0,3 % du gaspillage alimentaire ». Une façon de répondre à la question de savoir si son application ne piétinait pas les plates-bandes du secteur associatif.
Ce chiffre massue doit pourtant être relativisé, l’ensemble de ce qui est jeté n’étant pas récupérable. D’abord parce qu’une partie est impropre à la consommation. Ensuite parce qu’effectuer de longs trajets en périphérie auprès des producteurs pour rapporter de faibles quantités de nourriture n’a que peu de sens, d’un point de vue écologique autant qu’économique. Enfin, parce que tous les magasins n’acceptent pas de donner leurs invendus.
Le milieu associatif estime son taux de récupération auprès des enseignes alimentaires autour de 20 % pour la ville de Bru­xelles, même s’il reste difficile à établir précisément. Une contribution qui, selon la Région bruxelloise, laisse largement de la place pour d’autres projets : « Sachant que seulement 11 % des invendus des supermarchés belges sont redistribués et valorisés, il y a encore de gros volumes à capter par de nouveaux projets qui souhaitent travailler sur ce flux. La Région estime que les projets de valorisation des invendus par la vente (via transformation ou non) et par le don peuvent coexister et être soutenus par la Région pour des objectifs différents (sociaux, économiques ou environnementaux), mais dans une visée complémentaire. » Tout en reconnaissant que « la sécurité alimentaire des personnes en situation de pauvreté [est] considérée comme une priorité », le cabinet du ministre bruxellois de l’Environnement, Alain Maron, réfléchit actuellement à l’adoption d’un outil réglementaire permettant de concrétiser cette priorité, lequel garantirait aux associations les « flux les plus importants d’invendus, permettant à d’autres acteurs de continuer leurs activités avec des flux plus petits qui intéressent peu les acteurs de l’aide alimentaire ».
Œufs de Pâques en été
Certains acteurs de l’aide alimentaire se placent en marge de ces hostilités et cherchent au contraire à se détacher des flux d’invendus, petits ou grands. Parce qu’ils prédisent que le système actuel de ravitaillement conduira à « un krach assuré », une dizaine d’acteurs sociaux, associations et services de première ligne, des Restos du Cœur de Saint-Gilles à l’ONE Bruxelles, cosignent fin mars 2023 une carte blanche appelant à repenser la façon dont est nourrie la frange la plus précaire, en dehors de « l’amalgame entre lutte contre le gaspillage alimentaire et aide alimentaire ». Cette approche condamne les plus pauvres à se contenter de mets qu’ils ne choisissent jamais – « manger des œufs de Pâques en été » – et toujours à la date limite de consommation.
« Bien sûr que ça me fait ch… de devoir me contenter d’invendus pour les gens qui viennent ici, déplore Philip De Buck, mais tant qu’il n’y a pas d’autres solutions… » Pas d’autres solutions, c’est effectivement ce que semble dire le gouvernement bruxellois : « À l’heure actuelle, le secteur ne peut pas se passer de cette source d’approvisionnement. » Et pour la suite ? La carte blanche demande notamment, « au niveau régional, une reconnaissance structurelle et des financements de l’activité d’aide alimentaire (gratuite ou payante) ».
Une option à laquelle ne souscrit pas non plus le ministre Alain Maron : « En institutionnalisant l’aide alimentaire, le risque est d’en faire une politique sociale structurelle alors qu’elle devrait rester dans le champ des modes d’intervention ponctuels/ marginaux/humanitaires. Le fait de l’associer à des politiques sociales, c’est donc accepter sa présence en tant que mode d’action sociale, c’est donc accepter la défaillance de nos systèmes de protection sociale et l’incapacité de notre société à réduire des inégalités. »
En attendant, 10 % des Bruxellois continueront à manger des œufs de Pâques cet été. Les applis, elles, proposeront peut-être de belles poules en chocolat. Les supermarchés, eux, continueront à jeter des tonnes de produits périmés à la benne.
Happy Hours Market débarque à Namur. Médor aussi ! Venez à notre rencontre du 14 au 17 juin entre 13h et 20h. On s’installe temporairement dans les locaux de l’asbl Cinex. Il y aura d’anciens Médor à prix libre et plusieurs rencontres journalistiques au départ de nos articles.
Infos et inscriptions : medor.coop/popup
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Signée par une petite vingtaine d’associations à l’été 2021.
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