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Prévenir quand on ne peut prédire

Rencontre avec Fabienne Collin, sismologue

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Camille Cooken. CC BY-NC-ND.

8 novembre 1983. 1 h 49’33’’. À Liège, la Terre se met à trembler. Une quantité incroyable de cheminées de maisons s’effondrent. Le séisme atteint une magnitude de 5 sur l’échelle de Richter, qui mesure de 1 à 9 l’intensité des tremblements de terre. Il fait deux morts, une dizaine de blessés. 16 000 habitations sont touchées. Un millier de personnes se retrouvent sans abri. Dans le Brabant wallon, une adolescente est inquiète. Sa marraine habite à Liège. Mais l’événement la fascine. Ça et la vision de quelques films catastrophes, en vogue à l’époque, et Fabienne Collin, « une élève polyvalente » à qui on disait qu’elle pouvait réussir dans tout, se décide. Elle va étudier pour comprendre ce qui se passe pendant un tremblement de terre. Près de trente ans plus tard, la sismologue s’occupe, avec ses collègues chercheurs, du réseau sismique belge à l’Observatoire royal de Belgique. Le réseau, c’est 28 stations, dont trois au grand-duché de Luxembourg, qui enregistrent l’activité sismique en Belgique et dans les régions limitrophes.

Que se passe-t-il dans notre sous-sol ?

Cela peut surprendre, mais il y a eu une cinquantaine de séismes depuis le début de l’année 2022 en Belgique et dans des régions frontalières, aux Pays-Bas et en Allemagne. Cela montre que le sous-sol belge n’est pas si calme qu’on le dit et qu’il y a un intérêt à déterminer d’où viennent ces événements, quelle est leur magnitude, s’ils sont isolés ou s’ils se produisent en séquences. Cette observation est possible depuis 1899 et l’installation du premier sismographe à l’Observatoire royal à Uccle, grâce à un financement d’Ernest Solvay.

Pourtant, nous ne sommes pas à la limite d’une plaque tectonique, comme la Crète, la Californie ou le Japon. Pourquoi cette activité ?

La Belgique est effectivement en plein milieu d’une plaque tectonique, la plaque eurasienne, à grande distance des zones de rencontres entre les plaques. Cela ne l’empêche pas d’être soumise à l’influence de la tectonique. En Belgique, il y a deux zones particulièrement actives, à cause de l’existence de failles dans la roche, dans les profondeurs de la terre. Il y a la faille du Midi, dans la région de Mons-Charleroi, et ensuite le graben du Rhin, où se trouvent des failles très vieilles, qui s’étend jusque dans l’est de la Belgique. Les régions de Verviers et Liège affichent une activité sismique importante comparativement au reste du pays.

C’est d’ailleurs à Verviers qu’a eu lieu le plus gros tremblement de terre de Belgique ces derniers siècles.

Oui, en 1692. On a longtemps dit que son épicentre était localisé à Aix-la-Chapelle, mais, en fait, c’était plutôt dans la région de Verviers. Nous avons travaillé avec l’historien Pierre Alexandre pour rassembler des informations sur les tremblements de terre anciens, qui se sont produits avant l’installation des premiers sismographes en Belgique. Il a retrouvé des sources, notamment des livres de comptes de certaines propriétés ou certains châteaux, qui attestaient des dépenses faites pour acheter des matériaux pour reconstruire après le séisme. Il a pu retracer, grâce à des annales, des dégâts jusqu’à Londres. Le tremblement de terre de 1692 a atteint une magnitude estimée à 6 ou 6,5. Si ça se produisait aujourd’hui à Verviers, je pense qu’on serait « mal barre ».

Mal barre comment ?

Il y aurait des dégâts importants à des maisons, des ponts et des barrages. Je ne dis pas que les édifices se briseraient nécessairement. Que ce soit en accélération ou en mouvement différentiel, quand les ondes passent dans le sol, elles font bouger tout dans tous les sens. Sans parler des conduites de gaz, des lignes électriques. Un tremblement de terre serait pour toute la région, pas uniquement la Belgique, quelque chose d’assez éprouvant. En temps géologique, 1692, c’est hier. Le risque existe donc. Nous avons beaucoup étudié l’aléa sismique et cela rentre dans l’établissement d’une carte européenne qu’on appelle l’Eurocode 8. On y retrouve les cartes des risques sismiques par région en Europe. Une partie du Hainaut et l’est de la Belgique sont en rouge. On remarque que les zones les plus faillées, les plus actives, sont celles des anciens charbonnages. On dit souvent que c’est parce qu’il y a des charbonnages qu’il y a des tremblements de terre, mais pas du tout, c’est l’inverse ! Les tremblements de terre se passent entre 5 et 20 km sous le sol, en général. Le Hainaut a connu il y a très longtemps des séismes, jusqu’à faire en sorte que les bois tombent dans des failles et y restent enterrés jusqu’à devenir du charbon. Les zones rouges de l’Eurocode 8 sont les plus vulnérables, car c’est là que l’accélération des mouvements du sol peut être la plus importante en Belgique. Qui dit zone rouge dit recommandations de construction pour les hôpitaux et casernes de pompiers pour qu’ils résistent en cas de séisme, car ce seront les premiers lieux stratégiques d’aide.

Les recommandations sont suivies ?

Oui, c’est une obligation pour certains bâtiments comme les hôpitaux. Pour les maisons individuelles, très peu de personnes sont au courant. Nous essayons de sensibiliser les architectes, mais ce n’est pas toujours évident pour eux de prendre des précautions qui vont parfois à l’encontre de leurs envies esthétiques. On ne va pas bâtir tout comme au Japon, car l’aléa est moins fort, bien sûr. Dans l’idéal, pourtant, tous les bâtiments devraient être construits de façon parasismique. Mais ça coûte cher.

Dans le Hainaut ou à Liège, quelles mesures peut-on prendre pour un hôpital ou une maison ?

On peut éviter que les bâtiments soient construits sur des piliers au rez-de-chaussée. En Grèce, un séisme a frappé une fois deux bâtiments à piliers. Un des deux était occupé au rez-de-chaussée par des squatteurs, qui avaient érigé des murs de blocs entre les piliers. Lors du tremblement de terre, c’est celui-là qui a résisté, l’autre a été détruit. Je ne suis pas ingénieur, mais on sait qu’il vaudrait mieux solidariser les structures et les charpentes pour que tout ne tombe pas en dominos, et fixer les hourdis convenablement au mur.

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Camille Cooken. CC BY-NC-ND

Si l’Eurocode 8 pointe le Hainaut et la région liégeoise comme zones à risque, vous soupçonniez moins le Brabant wallon de convulser.

En juillet 2008, nous avons pourtant reçu des signalements d’un séisme à Court-Saint-Étienne. Nous avons placé des capteurs tout autour de la zone, mais sans savoir qu’on était parti pour deux ans de tremblements de terre, avec des magnitudes oscillant entre un peu plus de 0 et 3,2 au maximum. Régulièrement, des habitants remplissaient le formulaire de signalement sur notre site. En réalité, quand les magnitudes sont très faibles, on ne ressent pas un tremblement de terre. On l’entend. Une roche émerge sous terre et émet le son du séisme. Ça fait boum comme un boum durant des travaux. J’habite la région. J’ai donc entendu une fois un boum puis les armoires font « crack ». Là, je sais que c’est un tremblement de terre. Si on a eu des gens qui ont entendu, ressenti et signalé ces séismes, on a aussi eu des mécontents, qui nous ont dit : « Vous arrivez toujours après. »

C’est vrai ?

On ne peut pas prédire les tremblements de terre. Mais on peut observer ce qui se passe à la suite d’un séisme, évaluer si on est face à une séquence ou pas et avertir que le sol peut encore trembler, maintenir les autorités en alerte. Quand on attend une vague de chaleur, on a des modèles de propagation des vents, on peut affirmer qu’une vague va arriver chez nous, on fait de la prévision météorologique. Nous, les sismologues, n’avons aucun paramètre pour évaluer la survenance ou pas d’un tremblement de terre. Alors oui, il y a des zones où la façon dont se déplacent les plaques tectoniques est connue. On sait que la terre va craquer un jour, peut-être avec telle magnitude, mais quand ? Impossible à savoir. Et encore plus en Belgique où, évidemment, l’aléa sismique est moins important qu’au Japon. Mais que faire après un tremblement de terre ? On ne peut pas déménager tout un pays, car il y a un risque qu’un événement se produise deux ans, dix ans, cent ans après. On peut regarder les plaques qui se touchent, dire qu’il y a des zones plus dangereuses, mais, dans un schéma intraplaques comme en Belgique, on ne peut pas savoir. En 1938, on n’attendait pas un séisme qui puisse faire des dégâts à Audenarde (Flandre orientale). Et pourtant, des dégâts, il y en a eu beaucoup.

Quand on ne peut prédire, que faire ?

Prévenir et informer. La Belgique n’est pas à l’abri d’une catastrophe sismique. En Grèce, en Italie, ils vivent avec cela, mais le savoir n’empêche pas certaines catastrophes. Au Japon, la connaissance aiguë de ce qu’un tremblement de terre signifie n’a pas empêché Fukushima. D’ailleurs, dès qu’il y a eu le tsunami, exploitants de centrales nucléaires et gouvernants belges sont venus nous voir. Est-ce que tout est en ordre ? Qu’est-ce qu’on doit faire ? On a travaillé avec eux pour imaginer ce qui pouvait se passer chez nous. Des études plus précises ont été effectuées sur les probabilités de mouvements forts du sol sur les sites d’exploitation et les ingénieurs concernés ont vérifié les paramètres de leurs constructions. Des rapports ont été transmis aux autorités compétentes.

Pour le Covid, sans savoir qu’il allait survenir, on aurait aussi pu choisir de stocker plus de masques. Où se trouve le juste milieu face à un risque que l’on perçoit, mais qui semble parfois improbable ?

Le juste milieu consiste à préserver les organismes et infrastructures qui doivent absolument continuer à fonctionner en cas de catastrophes. Doit-on construire les ponts autoroutiers de façon parasismique en Belgique ? J’ai envie de dire oui, vu la durée de vie d’un pont autoroutier, le risque non négligeable dans plusieurs endroits d’avoir des mouvements de sol importants, et en considérant l’utilité nulle d’un pont cassé. On l’a vu durant les inondations de 2021. Les ponts détruits par l’eau ont empêché l’accès des secours. Et est-ce qu’un particulier doit construire sa maison de façon parasismique ? Là, c’est selon sa sensibilité. Quitte à ce que sa maison ne subisse aucun séisme en cinquante ans, en tant que scientifique je dirais : oui. J’ai envie de sauver tout le monde. Mais à Liège, Bruxelles, Mons, il y a trop de vieux bâtiments pour cela. Les dégâts lors du séisme de 1983 à Liège étaient très importants, il a fallu reconstruire énormément. Ces séismes ont aussi marqué un tournant dans la sismologie belge.

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Camille Cooken. CC BY-NC-ND

En quoi ?

La première station sismique belge, qui était aussi une des premières d’Europe, date de la fin du XIXe siècle. À l’époque, les géologues ne connaissaient rien à la séismo-tectonique. Les stations permettaient de recevoir les signaux des tremblements de terre lointains pour tenter de les étudier. En 84 ans, on a à peine installé trois stations de plus, et il n’y a eu aucune volonté de développer le réseau. On disait alors qu’il n’y avait jamais de tremblements de terre. Quelques années avant Liège, le directeur de l’Observatoire royal de Belgique de l’époque avait envoyé une lettre au ministre, disant qu’en cas de séisme, il ne pouvait pas garantir de l’analyser correctement. Le dossier a été rangé au milieu de la pile, c’était la crise, il n’y avait pas de moyens. À l’époque, l’Observatoire dépendait du ministère de l’Intérieur (aujourd’hui, c’est la Recherche scientifique). Après Liège, le dossier est remonté tout au-dessus de la pile et un nouveau réseau a été développé par le sismologue Thierry Camelbeeck, avec de nouvelles stations dans les régions les plus vulnérables. On a aussi commencé à faire de la paléosismologie, en allant chercher dans les sols des indications de tremblements de terre, de failles qui arrivent à la surface.

À l’époque, vous ne travailliez pas encore à la section sismologie de l’Observatoire royal.

Non, je suis arrivée en 1989. Pour devenir sismologue, il faut étudier la physique et la géophysique. J’ai eu de la chance : après mon mémoire, que j’ai mené ici, j’ai postulé, quelqu’un partait au service militaire, on m’a dit : vous pouvez venir à l’Observatoire pour un an, au bureau de l’heure. J’y suis restée quatre ans et j’ai ensuite rejoint le service de sismologie et ça fait 29 ans que j’y suis !

Votre mémoire portait sur quoi ?

La localisation des téléséismes à partir des données du réseau sismique belge. Un téléséisme, c’est un tremblement de terre lointain, aux îles Kouriles ou au Japon, par exemple, mais dont nos appareils peuvent détecter les ondes qu’ils envoient jusqu’ici. Les stations sismiques enregistraient le temps d’arrivée précis d’une onde d’un séisme à l’autre bout de la planète et les envoyaient au Centre international de sismologie. Ils collectaient ces données à travers le monde et on tentait de localiser le tremblement de terre. Cela pouvait prendre deux ans pour confirmer l’épicentre d’un séisme.

Qu’est-ce que vous aimeriez encore apprendre comme sismologue ?

J’aimerais comprendre le mécanisme qui peut enclencher un tremblement de terre. On parle beaucoup de l’idée de tension entre deux roches, qui ne savent plus se retenir et glissent, un peu comme la semelle d’une chaussure contre la glace, qui se décroche et glisse à un moment. Mais ces tensions n’expliquent pas tout. Pourquoi a-t-on eu une séquence sismique de deux ans dans le Brabant wallon ? On ne peut pas juste se contenter de dire qu’il y a eu une tension dans la roche. Il y a plusieurs hypothèses. Par exemple, dans le Brabant wallon, ça s’est produit quelques mois après des inondations à Court-Saint-Étienne. Est-ce qu’elles ont eu une influence sur la roche plus bas ? Nous n’avons pas de réponse, mais la question se pose. Quand il y a eu les inondations de la Vesdre, on a tous espéré ici que les habitants ne se tapent pas un tremblement de terre dans la foulée. Il y a bien eu un petit tremblement de terre, heureusement pas catastrophique, mais était-ce lié ? Chaque fois qu’un séisme se produit en Belgique, nous nous posons beaucoup de questions : « Quels sont les facteurs concomitants, quels liens pourraient exister entre ces facteurs et le tremblement de terre, quelles justifications scientifiques peut-on trouver ? »

Tiens, on n’a pas parlé des volcans, pourtant on en a dans la région.

Dans la région de l’Eifel, donc dans les Cantons de l’Est pour leur partie belge, on a des volcans très éteints qui font partie d’un système volcanique plus large qui, lui, n’est pas encore endormi. On voit des lacs, dans l’Eifel, qui révèlent toujours une activité sismique. Une chaleur arrive par le bas. Il n’y a pas de consensus sur l’histoire volcanique de la région. La dernière éruption daterait d’il y a 12 000 ans, mais le système est toujours vivant. Récemment, il y a eu quelques petites séquences sismiques, dont les journalistes ont fait leurs choux gras. Mais ne comptez pas sur moi pour vous dire si l’Eifel se réveillera ou pas. Je ne sais pas.

Si vous vous savez, dites-le nous dans les petites annonces de Médor. Ce serait dommage de garder une telle information secrète.

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  1. Zone de subduction, où une plaque plonge sous l’autre.

  2. Un graben est un fossé tectonique, causé par le déplacement vers le bas d’un morceau de terre, le long de failles. Le plus connu est sans doute le rift est-africain.

  3. Soit la probabilité qu’un séisme potentiellement destructeur se produise dans une zone donnée pendant une période donnée.

  4. Ils ont été estimés à plus de 70 millions d’euros.

  5. Une section de l’Observatoire chargée de faire participer la Belgique au Temps universel coordonné et d’informer les autorités de tout changement de l’heure (ajout d’une seconde intercalaire, par exemple).

  6. Archipel volcanique contesté entre le Japon et la Russie, situé sur la ceinture de feu du Pacifique.

  7. Basé dans le Berkshire, au Royaume-Uni.

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