21min

La prophétie des tulipes

Quand BetFirst gagne son pari

medor_betfirst_srbg_300dpi.jpg
Laurent Allard. CC BY-SA.

Le quotidien La Dernière Heure et la société BetFirst appartiennent au même groupe de presse : IPM. Ils avancent main dans la main pour vendre des paris sportifs. Maquillées en librairies, des agences vendent du hasard à travers le pays. Pari gagnant pour eux. Jeu dangereux pour tous.

Un fleuriste vend des fleurs. Un boulanger vend du pain. Et un libraire vend des journaux. Une évidence. Eh bien non.

Avril 2022. Schaerbeek, une librairie estampillée BetFirst. Façade noire et lettres jaunes. Sur la vitrine, les iconiques Mbappé, Ronaldo, Messi et Lewandowski forment une haie d’honneur sous les logos du Soir, de la Libre, de la DH. À l’intérieur, snacks, chips et jeux. Pas la moindre trace de presse.

— Bonjour, vous n’avez pas La Libre ou Le Soir ?

— Pardon ?

La Libre ou Le Soir ? Un journal ?

— Ah ! Pas reçu aujourd’hui, monsieur.

— Et ceux d’hier ?

— Pas reçus non plus, Monsieur.

À jeter

Autre essai.

Librairie BigUncle, façade BetFirst. 1er avril 2022. 10 h 30. Un sachet en plastique noir opaque est posé sur le frigo bahut. À notre demande, le « libraire » ouvre l’emballage. Il contient trois DH et deux Libre Belgique. Cette distribution est gérée par Rossel et IPM. Les deux groupes de presse fournissent sept titres à des micro-points de vente. Il n’y a pas de reprise des invendus. Selon nos informations, les établissements paient entre 80 à 140 euros par semaine pour un pack minimal avec différents titres. Souvent, dans ces établisse­ments, un présentoir gris métallique haut d’un mètre cinquante, large de trois journaux, prétend être un rayon « librairie ». IPM (La Libre, La DH, Paris-Match, LN24, L’Avenir,…) est également le propriétaire de… BetFirst. Ses deux produits « presse » et « paris » se côtoient dans les mêmes lieux.

medor_betfirst_newspapers_2.jpg
Laurent Allard. CC BY-SA

Entre décembre 2020 et juin 2022, Médor a visité cinquante librairies avec des bornes de paris BetFirst. À Bruxelles, mais aussi à Liège, Seraing, La Louvière ou Tournai. Cinquante portes poussées pour un constat récurrent : les librairies récentes, ornées en façade des visuels de la société « BetFirst », ne vendent pas, ou si peu, de journaux. Plus de la moitié ne sont pas des librairies. Si l’on prend les 26 librairies avec une façade parée des couleurs Bet­First, celles qui ont donc une relation privilégiée avec l’opérateur privé, 19 ne vendaient pas ou quasi pas de presse. BigUncle n’est même pas un cas exceptionnel. De nos observations, tantôt des journaux vieux de trois jours traînaient dans un coin du local, tantôt une petite pile de Ciné Télé Revue était déposée sur un pack d’eau. Des journaux ? « À part ça ? Non. » Et la « promo » de cette librairie bruxelloise BetFirst dépassait toutes les attentes : « Vous pouvez prendre les journaux. » Gratuit ? « Oui de toute façon, on les jette. »

La situation n’était pas illégale, mais quel est l’intérêt de prendre des journaux pour ne pas les vendre ? Retour en 2010. Le gouvernement belge entend réguler le secteur des paris sportifs. Pour ce faire, il limite le nombre d’agences de paris à 1 000 (puis 600 en 2018). Leur licence est très cadrée. Mais une autre mesure est liée à cette décision. D’autres acteurs acquièrent le droit de proposer des paris sportifs pour obtenir un revenu complémentaire : les librairies. Elles peuvent accueillir un maximum de quatre bornes d’opérateurs. Et si la possibilité est peu utilisée lors de sa mise en place, elle prend de l’ampleur en 2013 avec une initiative de la Loterie nationale (Scooore). C’est le coup d’envoi d’une prise d’assaut des libraires. Les opérateurs de paris se mettent à les draguer, à proposer des contrats, à assurer les démarches et coûts pour obtenir la licence de jeux (F2) auprès de la Commission des jeux de hasard (CJH).

Le système se pervertit. Le gouvernement voulait permettre aux librairies de vendre quelques paris ? La situation s’est retournée : les agences de paris vont vendre quelques journaux.

Le pari pour sauver la presse ?

Le 31 décembre 2021, 1 812 librairies accueillaient des bornes de paris sportifs. Plus de trois par commune. Dans ce réseau de librairies avec vente de paris, BetFirst occupe la première place avec un bon tiers du réseau couvert. Suivent la Loterie nationale, Ladbrokes ou Stanley Bet. BetFirst développe aussi son propre réseau, crée des librairies aux couleurs noir et jaune de la marque.

Toutes ne sont pas de fausses librairies. Médor a également constaté la diversification de libraires, qui acceptent les bornes et d’autres produits ou missions (envoi de colis par exemple) tout en proposant un vaste choix de titres de presse.

Mais d’autres établissements se servent de la presse pour ouvrir une agence de paris. Combien d’entre elles, tous les opérateurs confondus ? Difficile à dire. Pour Xavier Deville, du syndicat des libraires Prodipresse, « 600 librairies n’ont pas de contrat avec AMP ». Or, sans l’AMP (Agence et Messageries de la presse), principal distributeur de titres de presse en Belgique, il est quasi impossible de monter une librairie. Soit 600 « fausses librairies », presque autant que le nombre d’agences de paris.

« Des librairies qui ne vendent pas de journaux. C’est surréaliste, hein ?, ponctue Magali Clavie. Il y avait une carence du gouvernement et le secteur s’est engouffré dans la brèche. »

Cette ancienne juge au tribunal de l’application des peines de Bruxelles est depuis avril 2020 la présidente de la Commission des jeux de hasard. La CJH régule les licences de paris, contrôle les opérateurs de jeux de hasard : casinos, jeux en ligne, agences de paris… La CJH intervient en cas d’entorse à la loi. Magali Clavie est appréciée de l’ensemble du secteur. Si elle a fait de la lutte contre les fausses librairies un combat prioritaire, elle refuse de diaboliser les opérateurs de jeux : « Ils n’ont aucune raison de vouloir ruiner les gens. C’est un peu comme accuser tous les tenanciers de bar d’avoir intérêt à ce que leurs clients aient une cirrhose. » Au mur de son bureau, Magali Clavie a fait écrire dans une calligraphie soignée une citation de Nelson Mandela : « Je ne perds jamais. Soit je gagne. Soit j’apprends. » Il y en a quand même quelques-uns qui perdent, Nelson.

Selon une enquête de santé de l’institut de recherche Sciensano sur les pratiques de jeux de hasard et d’argent en 2018, 0,9 % de la population présentait un risque de dépendance au jeu. Au total : 85 000 personnes affichaient un risque faible, modéré ou sérieux de dépendance. Vu l’évolution du jeu en quatre ans, ce chiffre a probablement augmenté. La Clinique du jeu (Brugmann) constate que « les demandes liées aux paris sportifs sont en augmentation depuis ces cinq dernières années ». Au centre Alfa (Liège), spécialisé dans la réduction des risques en matière d’assuétudes, « pour le 1er trimestre 2022, nous avons déjà reçu le double de demandes (liées à une dépendance au jeu, NDLR) par rapport à celles reçues en 2021 ! ». Enfin, dernier indicateur récent : le nombre de personnes placées par an à la demande d’un tiers sur l’EPIS (un système électronique qui regroupe tous les joueurs exclus) a triplé de 2015 à 2020 (de 220 à 744). Tsunami de faillites individuelles à venir ? Jeunes y compris ?

Dans un avis de 2017, le Conseil supérieur de la santé souligne la fragilité des mineurs et le lien avec les librairies : « Ce sont surtout les paris sportifs qui sont souvent achetés par les mineurs (alors que c’est interdit aux moins de 18 ans) et une partie de ceux-ci peuvent aussi avoir des problèmes avec ces jeux. Tant les cartes à gratter (Loterie nationale) que les paris sportifs sont achetés dans les librairies par les jeunes (et aussi les mineurs) et constituent un “début précoce”. »

Une des solutions préconisées par le Conseil supérieur de la santé face à l’addiction au jeu est de « limiter l’exposition (notamment pour les jeunes) et de diminuer l’attrait du jeu, d’interdire la publicité, de réduire la disponibilité du jeu (heures d’ouverture, contrôle d’accès, interdiction d’accès en dessous de 21 ans, etc.) ». Les fausses librairies font exactement l’inverse… Mais, rassure-toi, Nelson, d’autres gagnent à ce petit jeu.

Au niveau européen et selon la European Gaming and Betting Association (EGBA), les revenus en 2020 du marché du jeu culminaient à 81 milliards d’euros. Le produit national brut (PNB) du Népal. Et, pour 2021, c’est le PNB de la Serbie que le secteur vise (126 milliards), une augmentation espérée via les jeux en ligne.

En Europe, les paris sportifs sont les jeux en ligne les plus populaires, devant le casino (40 vs 34 %). Hors courses hippiques, l’EGBA prévoit que le chiffre d’affaires autour des paris sportifs va doubler de 2020 à 2026.

En Belgique, environ 300 librairies (soit 17 % de celles qui ont une licence « paris sportifs ») ont un chiffre d’affaires « paris » qui dépasse les 250 000 euros. Soit un total global minimum de 75 millions d’euros. L’une d’elles, cas exceptionnel, atteint les quatre millions !

Le hasard des pauvres

Sur la base de nos observations, les « fausses librairies » BetFirst s’installent plutôt dans les coins fauchés de Schaerbeek ou de Molenbeek. On les retrouve aussi à La Louvière, à Bressoux (Liège)…

Selon le sociologue Thomas Amadieu, « la cartographie des points de vente de jeux d’argent ressemble à une carte des quartiers populaires. Des preuves solides s’accumulent, issues principalement de pays anglo-saxons, pour mettre en évidence l’inégale répartition géographique des machines à sous et salles de jeux ».

Alexis Murphy (CEO de Sagevas, qui commercialise BetFirst) conteste ce ciblage des quartiers populaires : « Nos librairies sont assez bien distribuées à travers le pays. Si vous allez à Uccle, vous en trouverez. On essaie de se développer là où il y a de la demande. »

Alors Médor a demandé.

Les U23 de Myanmar ? Des nazes

Librairie BetFirst Mike, quelque part à Schaerbeek. Audacieux mais pas téméraire, Médor a choisi son jour pour jouer : vendredi 13 (mai). Quelques DH et Libre à l’entrée. Un Soir. Des Paris Match. Le reste ressemble à une épicerie ou à un night-shop. Une pièce à l’arrière est interdite aux moins de 18 ans. On peut y « gagner jusqu’à 1 000 000 par pari ». Ma stratégie est claire. Miser gros au football, sur des trucs évidents, genre Barcelone-Waremme. 14 h 06. Je file sur les matches en direct. Les scores défilent. Sur un écran, les tendances d’un match (qui attaque ? qui défend ?) peuvent s’afficher. Deux déconvenues. De un, pour jouer en direct, je vais devoir cibler des matches coréens, australiens ou danois, pour lesquels mon expertise est relativement limitée. De deux, je ne peux pas, en direct, jouer moins de 10 euros et une cote en dessous de 5 contre 1. Mais je peux relier plusieurs risques moyens pour atteindre une « combi » qui me permettra de gagner cinq fois la mise. « Avant, c’était victoire, nul ou défaite. Aujourd’hui, pour un match, il y a plus de 200 paris possibles », m’expliquera François Mertens. Ce psychologue travaille à l’asbl Le Pélican, structure spécialisée dans l’accompagnement des assuétudes. Son premier public : les alcooliques. Le deuxième : les joueurs. « Les opérateurs visent la rapidité avec le “Live Betting” et l’illusion du contrôle (par l’utilisateur, NDLR) avec le “cash out”, à savoir la possibilité de récupérer une partie de la mise en cours de jeu si cela tourne mal pour vous. Mais les pertes s’installent petit à petit. »

Un type entre dans le local avec son gamin, qui doit avoir 5 ans, armé de patience et d’un paquet de bonbons Haribo, le temps que son père claque un peu de thunes. 14 h 41, j’ai déjà perdu deux matches en Australie, mais si les moins de 23 ans du Myanmar en collent une aux Vietnamiens avant la mi-temps, j’empoche 300 euros (et fais péter le resto !). Raté. Je passe au match amateur de Ledøje-Smørum. 140 boules en retour ? Raté. 14 h 52. Cinquante euros perdus en moins d’une heure. Je pars, le libraire ne relève pas la tête. Bizarre, ce vendredi 13.

Je perds. BetFirst gagne. Mais peu. « Nous restituons 90 % des mises, contre 50 % à la Loterie », assure François le Hodey, le patron d’IPM. La Loterie nationale, acteur public du secteur, est honnie des opérateurs privés. Elle incarne pour eux une concurrence déloyale et le paradoxe de l’État qui développe des jeux de hasard de plus en plus sophistiqués, réclamant une part de plus en plus importante du gâteau des jeux. Gâteau dont BetFirst a réussi à se prendre un bon morceau. « En partant de rien, BetFirst a réussi à se positionner en top 4 des opérateurs, précise Alexis Murphy. Nous sommes fiers d’avoir permis la diversification d’une offre jadis concentrée sur un seul opérateur de paris (Ladbrokes, NDLR). Et en étant le premier à obtenir la licence en ligne en 2011, nous avons participé à réguler le secteur. »

Du gain et des jeux

BetFirst peut compter sur son partenaire La Dernière Heure/Les Sports pour promouvoir les paris sportifs. « Depuis le début, la DH est partie intégrante du projet, elle concerne plus ou moins le même public (que les parieurs sportifs, NDLR), confirme Alexis Murphy. Et les groupes de presse ont pour défi de devoir se diversifier. Le combo paris & société des médias existait déjà à l’étranger. C’est ainsi qu’IPM s’est impliqué dans l’aventure. »

Les logos des deux sociétés se côtoient sur les façades et à l’intérieur des librairies. La Dernière Heure/Les Sports accueille plusieurs fois par semaine de la publicité BetFirst, évidemment, et le média partage une adresse URL (https://betfirst.dhnet.be/) avec BetFirst. Duo gagnant.

Ce n’est pas tout. Sur le plan rédactionnel, il y a également ces articles qui mettent en avant les belles aventures betfirstiennes :

« Un Carolo multiplie sa mise par 4 000 avec un pari combiné : il rafle plus de 86 000 € ! » (septembre 2021).

« Avec une mise de seulement 5 euros, un parieur empoche plus de 155 000 euros de gains sur BetFirst » (octobre 2021).

« Un des records de l’histoire du site de paris sportifs » (octobre 2021).

« Un parieur bien inspiré : il mise 6 € et en remporte près de 25 000 ! » (novembre 2021).

« Dison : il gagne 47 000 euros grâce à un but à la nonantième minute ! » (décembre 2021).

« Le joli coup d’un parieur namurois : il remporte 15 528 euros en misant 40 euros ! » (février 2022).

Les papiers sont signés par la rédaction, en contribution extérieure ou par un journaliste. Ils évoquent des joueurs « chanceux », mais également qui « ont eu le nez fin », l’un qui « savait ce qu’il faisait » ou était « avisé » pour « des rendements de plusieurs milliers d’euros ». « Il y aurait une science du pari et, si vous êtes habile, c’est le jackpot », explique François Mertens, de l’asbl Le Pélican. Mais « cette science n’existe pas. Des études ont demandé à des experts de l’information sportive et à des néophytes de parier lors du mondial et lors de courses de chevaux. Il n’y avait pas de différences significatives dans les gains/pertes entre les deux groupes. La plupart des jeux de hasard maquillent le hasard avec une impression de contrôle ».

Si ces articles de la DH sont de la publicité, ils relèveraient d’une pratique contraire à la déontologie journalistique (car la publicité doit être clairement signifiée). Ce ne serait pas le cas, assure la DH. « Rédiger des articles où nous donnons la parole à des gagnants qui, grâce à une petite mise et leurs connaissances sportives, ont réussi à remporter une somme qui n’a rien d’astronomique nous paraît approprié et digne d’intérêt. Ils ne sont pas devenus scandaleusement riches, avance Jean-Marc Gheraille (rédacteur en chef de la DH), taclant au passage la Loterie nationale. L’information est correcte, elle possède un intérêt journalistique. Elle fait d’ailleurs l’objet d’un communiqué de presse de la part de BetFirst. Libre aux autres médias qui le souhaitent de relayer l’information. BetFirst faisant partie d’IPM, nous avons des informations de première main dont il serait stupide de se priver. »

Un pari, double souci

Miser sur les jeux de hasard et la DH, c’était le bon cheval pour le groupe IPM. Alors que les titres de presse sont à la peine, les paris sportifs ont la cote. Le chiffre d’affaires de Sagevas ne cesse d’augmenter, de 23,9 millions € (M) à 32,83 M en deux ans pré-Covid, 29 M en 2020 avant de rebondir à 41 M en 2021 (avec 2,5 M distribués aux actionnaires). Chaque année, BetFirst devrait rapporter un peu plus… Mais cette augmentation de paris est contre-balancée, dans les comptes, par le poste « services et biens divers », qui selon le bilan 2019 comporte « essentiellement des frais de marketing ». Il passe de 18 M à 26,2 M d’euros en trois ans. Et atteint 34 M en 2021 ! Pourquoi un tel investissement ? C’est précisé à chaque rapport annuel : « L’activité des paris sportifs est liée au développement de son réseau de distribution et des budgets de marketing alloués à cette activité. » Une annonce pour un emploi de gérant d’agence BetFirst est claire sur cette nécessité de toujours grandir : « Tu développes la clientèle existante et participes au recrutement de nouveaux clients, avec l’apport et le soutien marketing de betFIRST. »

Sans pub, pas de paris. Sans réseau, pas de paris.

Et c’est là que BetFirst a un petit souci. Début 2022, le gouvernement a voulu mettre fin aux fausses librairies ET réduire drastiquement la publicité.

Grand nettoyage programmé

Expliquer qu’une librairie vend des journaux : ce projet ambitieux était dans les cartons du législateur depuis quelques mois. « Dès un kern en avril 2021, il était clair que cela allait bouger. Les grandes lignes étaient fixées et puis… il n’y a plus eu de mouvement », raconte Xavier Deville (Prodipresse). Mais, début 2022, un événement va accélérer le processus. Bpost décide de vendre son réseau de librairies (170 points de vente d’Ubiway Retail, soit les marques Press Shop, Hubiz, Ubi et Relay) à… GoldenPalace. Pourquoi un opérateur de jeux veut-il prendre possession d’un réseau de librairies ? Un début de réponse : en janvier 2022, il y avait 121 librairies Press Shop avec une licence active F2 pour les jeux de hasard. Schizophrène, l’État belge vend ses librairies à un opérateur de jeux. Panique dans les allées parlementaires, le jeu de hasard, déjà omniprésent, va s’immiscer encore un peu plus dans nos vies.

L’arrêté royal qui balise ce qu’est une librairie sort en février 2022. Finie la librairie foireuse : il faudra à présent 200 titres de presse en magasin et 25 000 euros de chiffre d’affaires minimum par an en ventes de journaux. Le parieur ne pourra jouer « que » 200 euros par jour (6 000 euros par mois quand même) et le libraire ne pourra accepter que 250 000 euros de mises par an. Les paris ne peuvent être pris qu’entre 6 heures et 20 heures. Un accord du bourgmestre devra confirmer que la librairie en est bien une… « Vous n’allez plus avoir de pseudo-librairies où il y avait un Ciné Télé Revue qui traîne par terre, estime Magali Clavie (CJH). On va les évacuer et, ça, c’est très bien. »

Le syndicat des libraires Prodipresse était même demandeur d’une définition plus drastique de la librairie. « L’enjeu est aussi démocratique, avance son président Xavier Deville. En tant que libraire, je pourrais réduire de 70 % mon offre de titres de presse et me contenter des 200 ou 300 titres contre les 800 actuels. Cela veut dire que je réduirais fortement l’offre et la possibilité d’un choix pour les clients mais aussi pour les petits éditeurs qui ne pourront plus jamais lancer un titre. Aujourd’hui, les magasins indépendants photo, les boucheries, les boulangeries disparaissent. Ceux qui résistent, le dernier réseau le plus maillé du territoire, ce sont les librairies-presse. Et on va nous tuer. »

Et de faire un parallèle avec la vente de fleurs. « Pourquoi garder les fleuristes ? Parce qu’avoir comme seul choix le bouquet de tulipes à l’entrée de votre supermarché, ce serait triste, non ? »

Game over, saison 1

Entré en vigueur le 5 mars, l’arrêté bouleverse déjà le secteur. À la mi-juin, la CJH avait octroyé 38 nouvelles licences et renouvelé 208 licences existantes de librairies F2, mais 103 licences avaient expiré sans demandes de renouvellement et 41 demandes de cessation avaient été enregistrées. À Molenbeek, une énième librairie BetFirst était prête à ouvrir dans le centre historique. La façade était installée. Elle n’a jamais accueilli de clients.

Game over pour les « fausses librairies » ? Pas si vite. Trois éléments tempèrent cet espoir : la contestation, la vérification et l’adaptation.

D’abord, la contestation. Deux opérateurs de paris contestent la mesure devant le Conseil d’État. Les recours incessants des acteurs du jeu sont la contrepartie d’un secteur du jeu très réglementé. Ces deux sociétés sont Bingoal et BetFirst. Quels sont les points contestés ? Les 25 000 euros de chiffre d’affaires, la clause d’exclusivité, les 250 000 euros de mise, les 200 titres. Bref, tout. « Il faut des limites raisonnables, intelligentes, argumente Alexis Murphy (BetFirst), qui se plaint de l’absence de concertation du ministre de la Justice dans ses décisions. On n’essaie pas de promouvoir les fausses librairies. Si on découvre des points de vente qui n’en sont pas, on arrête la collaboration. »

Ensuite, la vérification. Contrôler ces critères sera difficile, préviennent le CJH et Prodipresse. Et le fédéral a renvoyé la balle aux communes : il faudra une reconnaissance de librairie par le bourgmestre. Lorraine de Fierlant s’en étrangle en avalant son café latté à deux pas de la maison communale de Schaerbeek. L’échevine des commerçants et entrepreneurs ne voit pas trop comment les communes vont pouvoir faire respecter les mesures. Les agents vont-ils compter les 200 titres ? Et, pour les chiffres d’affaires, « les comptes d’une société sont publiés un an et demi après, on fait comment ? Dans ce dossier, comme dans bien d’autres, le fédéral décide, le local encaisse ». Qu’elle se rassure, Magali Clavie encaisse aussi. « Ces critères trop vastes ne nous aident pas dans le contrôle, ils ne sont pas suffisamment précis. Cela rend le contrôle très compliqué. » D’autant plus avec une cellule « contrôle » de la CJH réduite à… deux personnes.

Enfin, il y a l’adaptation.

Médor, cheval de Troie

Ce 12 mai, un certain Kenan Altan écrit à IPM et Sudinfo. Il voudrait obtenir le fameux présentoir de journaux, celui qui accueille sept titres et permettait jadis, légalement, de transformer n’importe quel night-shop en librairie.

Contact est pris avec une conseillère commerciale de Sudinfo. Au téléphone, c’est un ami de Kenan qui répond, pour faciliter la conversation en français. Il précise ce que veut Kenan : comme son pote à Seraing, il souhaite ouvrir une librairie pour avoir des bornes de paris. L’attachée commerciale explique que « ça, c’est terminé », mais elle renvoie vers son collègue d’IPM. Pourquoi cette redirection si l’entourloupe n’est plus possible ? « Il vous expliquera. »

Un appel le même jour éclaire la procédure. D’abord tenter sa chance auprès de l’AMP (distributeur de presse). Ensuite ceci :

— Et ceux qui avaient le présentoir là, avec quelques titres seulement, ça n’existe plus ?

— Si, ça existe toujours. C’est le système que je vous explique. On a pris contact avec une société qui s’appelle Tondeur Diffusion. Avec eux, on sait fournir des magazines en plus des titres quotidiens pour avoir les quantités de 200 titres.

— Ah d’accord.

— Sans passer par les AMP. Donc c’est le même système qu’avant avec le petit présentoir, y a juste un autre diffuseur de presse qui fournit des magazines un peu plus pointus. Mais le but, clairement, c’est pas de les vendre, c’est qu’il y ait les 200 exemplaires au minimum pour contourner la loi.

L’ironie de l’enquête veut que Tondeur soit le distributeur de Médor.

tirelire.jpg
Laurent Allard. CC BY-SA

Confronté aux propos du commercial d’IPM, Alexis Murphy (BetFirst) réagit : « On ne contourne pas la loi. Pas du tout. La seule consigne qu’ont les commerciaux, c’est d’évoquer toutes les options de distribution. »

« Nous n’avons pas d’accord spécifique avec BetFirst, répond de son côté Tondeur. Nous ne pouvons pas refuser de vendre et n’avons pas de raison de le faire si nos conditions financières sont respectées. Cela étant, nous livrions 25 BetFirst avant l’entrée en vigueur de la législation et n’en livrons plus que 14 maintenant. »

Au final, ce serait en effet l’AMP qui tirerait son épingle du jeu. Une soixantaine de nouveaux établissements se sont manifestés depuis février auprès de l’AMP. La moitié ont déjà ouvert, explique l’AMP. « Nous aiderons ces magasins avec un assortiment correct, une formation et, par exemple, l’installation de présentoirs. Chaque magasin qui fait une demande de livraison et qui a du potentiel est aidé par AMP. L’intention ici est que le magasin se diversifie et soit moins dépendant du jeu. » Les candidats auront le droit de renvoyer la marchandise, car « la vente en achat ferme est malheureusement impossible, en raison du droit de retour imposé par les éditeurs ».

L’essence du jeu

Mi-juin, Médor a revisité deux fausses librairies qui avaient étoffé leur offre. Finis les quotidiens, place à une cinquantaine de périodiques sur la moto, les fleurs, la déco. Dans l’une de ces librairies, les magazines écornés sont déjà périmés depuis 15 jours. Cela vire au cache-cache légal entre opérateurs privés et l’État. Le maquillage est plus sophistiqué, mais pas parfait. Il permettra au réseau de survivre et de quadriller des quartiers. En 2010, le politique voulait que les agences de paris soient distantes d’au moins 1 000 mètres. En 2022, avenue Rogier à Schaerbeek, quatre agences ou librairies se partagent 300 mètres de bitume.

Toutes les décisions régulatoires depuis 12 ans n’ont pas ralenti le phénomène du jeu en Belgique. Elles n’effraient en tout cas pas le CA de Sagevas qui en juin 2022 s’attend que « les activités de paris sportifs sous la marque BetFirst continueront globalement de croître ». Le marché ne cesse de gonfler. Magali Clavie (CJH), Xavier Deville (Prodipresse) et François Mertens (Le Pélican) craignent de plus que la nouvelle législation de mars 2022 reproduise le coup de 2010. À savoir, d’une part, réguler des points de vente de paris, mais, d’autre part, les ouvrir massivement à d’autres acteurs. Avec la nouvelle définition des librairies, n’importe quel supermarché ou station essence pourra mettre des bornes au fond de son magasin.

Médor a sollicité l’avis de la Belgian Association of Gaming Operators, la fédération des sociétés de jeux de hasard, sur les « fausses librairies ». Elle « n’a pas de position sur cette proposition ». Dommage.

Les paris sportifs sont de plus en plus ancrés dans notre quotidien. Les jeux sont faits. Et à défaire ?

Relais presse

"En 2010, l’idée c’était que les librairies puissent vendre quelques paris. Et en 2022 qu’est-ce qu’on a ? Des agences de paris qui vendent quelques journaux." : Olivier Bailly, au micro de Déclic (RTBF) . Une séquence à écouter pour mieux comprendre les enjeux en présence.

oli déclic

Radio Quetsch, une radio indépendante française, a dédié sa 163e émission "Les autres voix de la presse" aux Paris sportifs en recevant Olivier Bailly.

Autre type de hasard, beaucoup moins de risques et sacrément plus de fun, nos petites annonces ne rapportent rien, sauf du lien. Et le lien c’est ce dont on a besoin.

envie-petites-annonces

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Tags
  1. Entre autres, elles ne sont pas soumises aux mêmes heures de fermeture que les agences de paris.

  2. La Fabrique de l’addiction des jeux d’argent, Thomas Amadieu, éditions Le Bord de l’Eau, 2020.

  3. Autre exemple de cette « science », le groupe Facebook « betFIRST Challengers » se présente comme « une communauté autour des paris sportifs dans laquelle des parieurs font part de leurs connaissances et de leurs analyses ».

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3457 abonnés et 1878 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus