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COMPOST MORTEM

Mourir sans polluer, mode d’emploi

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Cecile Matignon. CC BY-NC-ND.

Nous aurons beau crever, nous continuerons à polluer. En termes de gestion des déchets, nos pratiques funéraires sont navrantes. Le corps, ce rebut ultime, ne pourrait-il plutôt se transformer en ressource pour la terre ? Allez, tous au compost ! Ah, si seulement c’était aussi simple…

« Nous sommes rassemblés pour te faire un dernier adieu et te dire merci d’avoir embelli nos vies par ta présence. » L’odeur camphrée de l’encens, l’écho d’un éternuement sur la voûte ou d’un pied de chaise crissant sur le marbre. Il n’y a pas de doute, nous sommes dans une église et, vu la tête des personnes au premier rang, il s’agit d’un enterrement.

Cinq jours plus tôt, un mardi un peu avant 9 h, le vent était modéré, le temps sec, la visibilité bonne. Mais les freins de mon vélo mal entretenu n’ont pas répondu à la vue tardive d’un bus à l’arrêt au milieu de ma descente effrénée de la rue de la Foresterie. Le choc a été violent, la mort immédiate. Elle n’a pas épargné non plus le passager du bus qui venait d’en descendre et qui le contournait par l’arrière.

Dans l’assemblée, certains pleurent, d’autres somnolent ou tapent furtivement sur leur condensé rectangulaire de technologie. Et moi, entre mes quatre planches de sapin, je fais le calcul. D’ici une heure, je serai six pieds sous terre. En plus de la caisse en bois et de la gaine qui me contiennent, de mes habits de circonstance, c’est aussi trois amalgames dentaires en mercure, une prothèse en titane, 36 ans d’absorption de métaux lourds, de perturbateurs endocriniens, de pesticides, d’antibiotiques récurrents et autres résidus médicamenteux que l’on enfouira avec mon corps sous la terre et qui finiront dans les nappes phréatiques. C’est ironique, mais, même morte, je continue de polluer… Sans compter l’empreinte écologique de la fabrication de mon cercueil et celle de ma pierre tombale importée de Chine.

La cause de mon empreinte environnementale funeste réside en partie dans les modes de sépulture proposés à ma famille en deuil par les Régions, compétentes en matières funéraires. Ils sont limités à deux : l’inhumation et la crémation, désormais majoritaire en Belgique (62 %). Une fois inhumé, mon corps se décomposera dans son jus, le liquide de putréfaction, qui va ensuite s’infiltrer dans le sol avec toutes mes toxines corporelles, ainsi que la putrescine et la cadavérine toxiques libérées par ma décomposition. « Le problème de l’inhumation est qu’on est enterré trop profondément dans le sol, entre 1,5 et 2 m, là où la terre est pauvre en micro-organismes nécessaires à une bonne dégradation du corps. Et je ne parle même pas de l’inhumation en caveau », résume Cléo Duponcheel, aka « Croque-Madame », entrepreneuse en pompes funèbres qui propose des funérailles plus créatives et écologiques. Si les autorités belges reconnaissent la pollution des sols engendrée par l’inhumation, elles n’ont jamais cherché à la quantifier.

La famille du passager du bus a opté pour l’incinération. « La crémation, elle, engendre des émanations dans l’air de particules toxiques qui, certes, sont retenues par des filtres, mais le principe du filtre, c’est qu’il doit être nettoyé. Donc, poursuit Croque-Madame, ces particules finissent dans les égouts. » Outre le rejet de dioxines dans l’atmosphère, la crémation consomme 200 litres de mazout par corps à brûler.

Selon une étude de la mairie de Paris, mon enterrement émettrait autant de CO2 que 4 023 km en voiture. Tandis que l’équivalent CO2 de l’usager du bus incinéré correspondrait à un trajet de 1 124 km. « On passe notre vie à faire des efforts et, au moment ultime où on peut se dire “ça y est, je vais partir, je ne vais plus polluer”… paf ! On en remet une couche », ironise Cléo Duponcheel, qui suggère de réduire la facture finale avec des petits gestes : « Éviter les soins de conservation, qui remplacent les liquides corporels par du formol, très toxique pour l’environnement ; opter pour des cercueils sans amalgames de colles et de vernis, aux matières plus durables comme les bois à croissance rapide, l’osier, le carton (ou le cercueil vivant en champignon, lancé par l’entreprise néerlandaise Loop Biotech, NDLR), ou le remplacer par un linceul, désormais autorisé ; opter pour des fleurs bio, de chez nous, des habits en matières naturelles, des cartons souvenirs recyclables, etc. »

Coin de terre wallonne

En Belgique donc, comme dans de nombreux pays européens, l’ultime demeure de mon corps ne pourra être autre que le four ou le trou dans la terre. Pourtant, dans un coin de Wallonie, sur quatre hectares boisés près de Nassogne en province de Luxembourg, une alternative crie pour exister. Il s’agit de l’humusation, ou compostage de la dépouille. La fondation Métamorphose s’en est fait le chantre principal et milite ardemment en faveur de sa légalisation. Cette technique transformerait en 12 mois le corps en humus grâce aux micro-organismes, tels les bactéries et champignons, présents à la surface du sol. La promesse de l’humusation est double : éviter de polluer post-mortem, mais aussi nous transformer – pour une fois – en ressource pour la terre. La fondation dit l’avoir testée avec succès sur de gros animaux morts. Ce qui se pratique d’ailleurs couramment dans les fermes de l’Ontario. Côté humain, elle a collecté des milliers de signatures ainsi que le consentement de centaines de personnes ayant fait don de leur corps à l’humusation pour permettre les études nécessaires sur l’être humain.

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Cecile Matignon. CC BY-NC-ND

Elisabeth travaille à la Commission européenne et a mis son destin funéraire entre les mains de la fondation Métamorphose. « À première vue, on pourrait penser que ce sont des illuminés, mais ce sont de vrais professionnels, des ingénieurs, des agronomes, passionnés par le sujet. » Elle rit en imaginant être la première personne à se faire « humuser ». Moi aussi, j’essaie d’imaginer ses funérailles, avec l’aide de Francis Busigny, président de la fondation : « On crée d’abord un lit de broyat de copeaux de bois sur lequel on vient déposer le corps, amené dans un cercueil réutilisable, puisqu’on en sort le corps, emballé dans un linceul ou du papier crépon. Ensuite, les proches peuvent le recouvrir d’une pelletée de broyat végétal et de fleurs jusqu’à le recouvrir complètement dans une sorte de butte de 3 m². Après quatre mois, les chairs sont décomposées. On déplace alors le haut de la butte pour retirer du squelette tout ce qui n’est pas biodégradable, prothèses, amalgames dentaires, et on en profite pour émietter les os et les dents dans une broyeuse » – ici on imagine les réticences de l’assemblée, à laquelle il convient toutefois de rappeler que les cendres issues de l’incinération sont en fait de la poudre d’os obtenue par broyage du squelette sorti du four. Ensuite, il reste huit mois pour parfaire la décomposition des os broyés d’Elisabeth. « Pendant ce temps, la famille pourra venir se recueillir sur une stèle placée devant chaque butte, comme au cimetière. Après un an, elle repartira avec du compost pour, par exemple, alimenter un bois du souvenir, qui serait prévu dans chaque commune. » Selon Francis Busigny, les restes d’Elisabeth permettront de faire pousser une bonne centaine d’arbres.

Mais pourquoi nos cadavres bardés de produits chimiques pollueraient-ils moins posés sur le sol qu’enfouis un mètre et demi dessous ? Ce sont les micro-organismes de la surface qui feraient la différence : « Les infiniment petits scindent les chaînes moléculaires des matières organiques, produits chimiques inclus. Même le plus puissant antibiotique ou le pesticide le plus nocif, une fois coupé en morceaux, n’agit plus. C’est ça le véritable cadeau des humuseurs. » Ceux qui nettoient naturellement les forêts des branches, feuilles mortes et autres petits animaux morts. Raison pour laquelle d’ailleurs, on n’enterre pas son compost.

Ça ne vaut pas un clou

Me transformer en engrais et rendre à la terre ce qu’elle m’a donné, l’idée est séduisante. Reste à voir si la méthode est efficace avec l’homo sapiens et à grande échelle. En 2018, le gouvernement wallon a mandaté l’UCLouvain pour tester l’humusation sur des carcasses de porcs, génétiquement proches de nous. Les résultats, publiés fin 2020, n’ont pas convaincu. « Nous avons décidé sur cette base qu’on n’allait pas permettre de pratiquer l’humusation en Wallonie », clôt Olivier Rubay, porte-parole du socialiste Christophe Collignon, ministre wallon des Pouvoirs locaux. Francis Busigny ne cache pas sa fureur : « Confier l’étude d’un phénomène de compostage à des gens qui ne savent pas composter, c’est à pleurer. L’étude ne vaut pas un clou. Ils n’ont même pas mesuré l’humidité dans la butte, condition sine qua non, avec un bon rapport carbone/azote et une bonne aération, pour que les micro-organismes qui vivent en aérobie fassent leur boulot. »

Ces « gens », c’est notamment Philippe Baret, ingénieur agronome de l’UCLouvain, qui a mené l’étude et me reçoit à l’université. « La première fois, nous n’avons peut-être pas fait le test parfaitement, mais la secon­de fois oui. Et il restait encore une partie des chairs. De plus, le corps en se décomposant génère plus d’azote qu’un compost normal. » Et cet excès, s’il rejoint un cours d’eau, y favorise la prolifération d’algues. Mais ce risque environnemental serait toujours moindre que celui de l’inhumation, dont il serait intéressant d’analyser l’impact, reconnaît le scientifique. Reste que, pour lui, le problème principal de l’humusation est qu’un compost doit être mélangé. Mélanger le corps d’Elisabeth, c’est délicat évidemment.

« Des techniques fonctionnent aux États-Unis, mais en intérieur, dans des capsules, avec une ventilation forcée et un crochet qui mélange le corps. Toutefois, la fondation Métamorphose refuse tout compromis moins naturel. »

Les Américains pratiquent le compostage humain depuis 2019 dans l’État de Washington et depuis 2021 dans le Colorado et l’Oregon. Pour autant, la fondation Métamorphose reste braquée sur sa méthode et est convaincue que ses détracteurs sont motivés par des intérêts autres. « Il y avait dans le comité de pilotage des tests une personne qui avait toutes les raisons de faire capoter l’expérience. » Qui serait cette personne ? « Monsieur Cimetière, qui gère 3 500 cimetières en Wallonie et qui a des conflits d’intérêts avec les crématoriums. »

J’ai contacté le fameux Monsieur Cimetière, c’est-à-dire le responsable du patrimoine funéraire wallon Xavier de Florenne. Sans connaître la teneur de mes questions, il m’a répondu : « Réaliser un reportage sur “l’humusation” alors que c’est une approche qui reste strictement illégale me semble une très mauvaise idée et ressemble surtout à une perte de temps tout autant pour vous que pour moi. […] Je ne tiens pas à être associé à une information tendancieuse, mensongère et, surtout, illégale. »

Manifestement, le sujet est sensible et le débat crispé entre les autorités wallonnes et les porteurs du projet humusation. Le gouvernement reprochant à la fondation Métamorphose de séduire les gens avec une méthode qui n’a pas fait ses preuves et celle-ci reprochant au premier de ne pas lui laisser l’occasion de prouver par elle-même que l’humusation fonctionne. Et de ne pas avoir été incluse dans le comité d’accompagnement de l’étude, au même titre que les pouvoirs publics…

60 millions de cadavres

Du côté de Funebra, la Fédération du secteur funéraire belge, on n’est pas plus chaud que ça. « Je peux comprendre l’intérêt écologique, mais, au niveau éthique, c’est une autre discussion. Nos cimetières sont souvent au cœur des villes, et ceux qui habitent à proximité ne seront pas ravis de faire leur BBQ à côté de corps humusés », estime Johan Dexters, son président. Ne grillent-ils pas leurs brochettes près de corps en putréfaction, enterrés dans des boîtes sous la terre ? L’humusation charrie à la fois inquiétudes légitimes et idées reçues. « On est dans un milieu ancré dans ses traditions : on a toujours fait comme ça, pourquoi changer ? Et si demain l’humusation est autorisée, il y aura moins de gens au cimetière, moins de vente de cercueils et de soins de thanatopraxie pour les pompes funèbres… », résume Cléo Duponcheel.

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Cécile Matignon. CC BY-NC-ND

C’est vrai, on enterre depuis toujours, et on incinère depuis près d’un siècle chez nous. Mais est-ce une raison pour ne pas explorer des alternatives moins polluantes ? D’autres pistes plus vertes inspirées de l’étranger sont évoquées du bout des lèvres par les autorités belges. Si j’étais australienne, canadienne ou américaine, je pourrais être dissoute dans l’eau chaude, via l’aquamation ou résomation, moins polluantes que l’incinération. Ou congelée puis fractionnée en particules via la cryomation, comme un jour les Suédois ou les Britanniques ? Fin 2021, le Comité de bioéthique de Belgique a publié un avis, qui concluait : « Dans l’état actuel de la science, de la technique et du marché, seules la résomation et éventuellement l’humusation en conditions contrôlées – à l’américaine donc – peuvent être retenues, à court terme, comme nouvelles formes potentielles de sépulture. » Finalement, entre mes quatre planches bien clouées, en route vers un au-delà serein et dépollué, tout cela me concerne-t-il encore ? Oui, sachant qu’on est plus de 60 millions à mourir chaque année dans le monde et que les générations futures, elles, nous survivent. Amen.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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