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Sacré lit conjugal

Il ronfle, elle lui pique sa couette, elle rentre tard, il se lève tôt… Les raisons de vouloir dormir séparément ne manquent pas. Chez nous, peu de couples osent dire qu’ils ont franchi le pas.

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Margot Lecomte. CC BY-NC-SA

« Certaines nuits, j’ai des envies de meurtre, déclare Lola, 34 ans. Je rumine. Je veux que ce bruit s’arrête. Je guette le prochain grognement comme le tonnerre dans l’orage. Je le pousse doucement de la main, une fois, deux fois. Ça se termine par un coup de pied dans la hanche. Enfin, il se retourne. Il faut que je profite de l’accalmie pour m’endormir. Heureusement, le matin, tout s’apaise. On se prend dans les bras et la journée commence. »

Guirec et Lola sont en couple depuis six ans. Ils vivent heureux dans leur villa du Brabant wallon, entourés de leurs deux enfants de 6 et 11 ans. Mais les jours de Lola sont plus beaux que ses nuits. Guirec a pourtant tout fait pour limiter ses ronflements : il a perdu du poids et s’est fait redresser la paroi nasale, amputer des amygdales et coudre la luette. « C’est plus acceptable, le bruit n’est plus continu comme avant, mais ça reste pénible, comme une tronçonneuse qui se met en marche par intermittence », décrit-elle. Faire chambre à part, le couple y a pensé – Guirec a un temps dormi sur le canapé –, mais il a finalement opté pour un lit king size avec deux matelas séparés. Les boules Quies augmentent encore la distance. « Dormir séparément, ce serait quand même triste », estiment Guirec et Lola.

C’est ancré dans nos mœurs : un couple qui va bien dort ensemble. Et, bien sûr, à l’inverse : si les conjoints dorment séparément, c’est qu’entre eux, quelque chose ne va plus. Sabine et Thomas ont pourtant franchi le pas. « Nous n’avons pas les mêmes rythmes, explique cette jeune maman. Il se lève à 5 h 30 pour partir au travail. Et moi je rentre parfois tard, après une sortie avec des amies. Nous avons la chance de disposer d’une grande maison. Alors, en semaine, c’est chacun sa chambre. On partage le même lit le week-end. Cela ne veut pas dire que l’on ne s’aime plus ou qu’on ne se désire plus. C’est juste que le sommeil, c’est primordial. De plus, j’aime être seule de temps en temps. C’est moi qui ai proposé cette formule à Thomas. Il a entendu mes arguments. Beaucoup n’osent pas aborder la question de peur de blesser l’autre. »

Catholique et latin

Pouvoir faire chambre à part est bien sûr un luxe. Il faut de la place. Chez nous ou ailleurs, bien des couples partagent la chambre avec les enfants ou dorment dans la pièce à vivre. Ce débat concerne d’abord les catégories supérieures des pays occidentaux, et surtout l’Europe latine. Le diktat de la chambre unique et du lit double semble moins présent dans les pays nordiques et anglo-saxons. En France, plusieurs études évoquent qu’environ 8 % des couples feraient chambre à part, contre 20 % aux États-Unis, et jusqu’à 30 % au Canada. En Grande-Bretagne, un couple sur dix ne partagerait pas le même lit, dont le plus célèbre fut formé par la reine Elizabeth II et le défunt prince Philip ! En Belgique, les seuls chiffres dont on dispose émanent d’une enquête commandée en 2013 par une chaîne hôtelière auprès de 1 006 Belges, selon laquelle plus d’un couple sur trois dormirait séparément.

Dans son livre Histoire de chambres (Seuil, 2009), l’historienne française Michelle Perrot explore tous les recoins du sujet. Elle explique que la symbolique conjugale du lit s’inscrit dans les mentalités dès le Moyen Âge dans une Europe très catholique. Avant cela, seuls les seigneurs avaient droit à une chambre séparée. Les paysans partageaient une pièce commune multifonctionnelle. Le sacrement du mariage, édicté au XIIe siècle, a voulu mettre de l’ordre en intronisant le lit marital. Le sacro-saint devoir conjugal s’instaure, pour le meilleur et pour le pire… Côté protestant, on est alors plus pragmatique. Chacun reste un individu dans l’amour. Les chambres séparées ou les lits jumeaux freinent en outre les naissances. C’est aussi un choix tout simplement hygiénique, à une époque où les bains ne sont pas légion.

Un petit bisou et au lit !

Qui dit mauvaise nuit dit fatigue, mauvaise humeur, disputes, moins de sexe et donc moins de couple. Mais pour s’éloigner de son partenaire, il faut donc de la place. De nombreux couples choisissent cette option quand les enfants ont quitté le nid et libéré leur chambre. Finis alors les pieds froids, les ronflements, les dents qui grincent et la couette dérobée !

Dominique, Liégeoise et mère de quatre adolescents, n’a pas attendu la retraite pour prendre ses distances face au lit conjugal. « Pendant quelques années, j’ai délogé quand il ronflait trop. Je ne le supportais pas, malgré les boules Quies. Je suis hypersensible, certains bruits me rendent dingue. Au début, j’allais dans le canapé du salon. Puis j’ai acheté un nouveau matelas pour la chambre d’amis. Chaque soir, je craignais de passer une mauvaise nuit. Le secouer, l’appeler par son prénom, lui mettre un doigt dans le nez, rien n’y faisait ! Et le lendemain tout le monde était de mauvaise humeur. On a fini par institutionnaliser les chambres séparées. On se couchait chaque soir chacun de son côté. Un petit bisou vite fait et au lit ! Mais, à un moment, je me suis dit : “Mais pourquoi c’est moi qui dois bouger en fait ?” Et puis on avait quand même tendan­ce à s’éloigner, affectivement et physiquement. Moins on fait l’amour, moins on a envie. On devenait des colocs. Alors j’ai repris ma place dans notre lit. Il a perdu un peu de poids. Je me sens un peu plus sereine. Ça va pour l’instant. »

En 2014, le sociologue Jean-Claude Kaufmann a lancé un appel à témoignages intitulé « Dormir à deux ». Preuve que le sujet inspire : il en a récolté 200 qu’il a ensuite combinés dans un livre Un lit pour deux. Dans son enquête, il a notamment observé que les femmes sont massivement à l’origine de la demande de chambres séparées. Dans le couple, ce sont souvent elles qui dorment moins bien. Un fait probablement lié à la bronchopathie chronique (le ronflement) qui touche 40 à 60 % des hommes, contre 25 % des femmes. Pour beaucoup, se coucher séparés ne signifie pas la mort du couple. Mais le tabou est si puissant que les femmes se sentent obligées de se taire ou de se justifier face à cette situation.

« Prendre un peu de distance, créer du désir est parfois salutaire, note Sophie Buyse, sexologue à Ixelles. Mais que l’on dorme ensemble ou pas, il faut montrer qu’on reste des conjoints, instaurer des rituels de tendresse, s’organiser des moments à deux. Certains s’offrent une nuit ailleurs, se donnent rendez-vous pour un “5 à 7” à l’hôtel ou ailleurs. » Planifier les relations sexuelles comme des réunions ? « Au début d’une relation aussi, on se donne des rendez-vous, ajoute Cristian Céspedes, psychologue et sexologue. C’est un moyen de renouer avec le désir et les réjouissances des premiers jours. »

L’envie d’avoir envie, dans son lit ou ailleurs.

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Margot Lecomte. CC BY-NC-SA

Illustration musicale pour Point Culture

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