L’interminable erreur
En 2010, le Fonds des accidents médicaux (FAM) était créé. Sa raison d’être ? « Le droit pour toute victime d’accident médical d’être indemnisée », assurait la ministre de la Santé de l’époque, Laurette Onkelinx. Le tout dans une procédure rapide, gratuite et simple. Dix ans plus tard, seul un dossier sur 20 connaît une issue favorable. Et ce, au bout de quatre ans de procédure.
Mai 2010. Ce matin, comme tant d’autres jours, ce n’est pas la sonnerie du réveil qui tire Marie du sommeil, mais la douleur. Une douleur, qui se campe le long de la colonne vertébrale, irradie dans le dos. Aujourd’hui, Marie est à bout. Depuis cinq ans, ses lombaires la tenaillent du lever au coucher. Elle a pourtant tout essayé. Diazépam, Tradonal, Dafalgan… Elle en a avalé, des comprimés. Avant les médicaments, la quinquagénaire s’est aussi essayée à la marche : « Le meilleur des traitements dans votre cas », lui avait dit le médecin. C’est vrai, l’exercice aide, mais ne fait pas disparaître le mal qui la ronge. Les hospitalisations et les infiltrations ont aussi fait leur effet. À court terme seulement. Mais Marie entrevoit enfin ce qui pourrait être « la » solution. Le 11 mai 2010, elle va passer sur le billard. Son chirurgien lui place une prothèse discale « L5-S1 de type Maverick ». Derrière ce nom austère se cache un alliage métallique de chrome, de molybdène et de cobalt.
L’opération se déroule sans accroc, Marie ne fait pas de complications, note alors le médecin. Quatre jours plus tard, elle est libre de quitter l’hôpital. Lors d’une visite de contrôle quelques mois après, son évolution est jugée « favorable », la douleur a nettement diminué. L’espoir est là, il tombera bien vite.
Les souffrances reviennent, elles redoublent. Personne n’a d’explication sur l’origine de ce regain. Les examens se multiplient, mais ne mènent à rien. Après plusieurs mois, une analyse dermatologique finit par pointer une allergie au cobalt. Il faudra attendre deux ans avant que les pièces du puzzle ne s’emboîtent. Un neurochirurgien fait le lien entre l’allergie et l’appareillage porté par Marie. Le médecin prend alors la décision de retirer immédiatement la prothèse et de la remplacer par une autre. L’opération se déroule bien, la douleur finit par diminuer, mais les déficits neurologiques persistent. Marie se plaint entre autres de pertes d’équilibre qui l’obligent à marcher avec des cannes.
Aucune stat
Elle ne le sait pas à l’époque, mais la première opération a fait d’elle la victime d’un accident médical – soit une prestation de santé qui a donné lieu à un dommage. Marie n’est pas un cas isolé. Selon des estimations de l’Organisation mondiale de la santé, 8 à 12 % des interventions médicales en milieu hospitalier effectuées en Europe donnent lieu à des erreurs médicales. Pour le détail belge, il faudra repasser. Contrairement aux Pays-Bas par exemple, aucune base de données ne permet de savoir exactement combien d’accidents médicaux ont lieu chaque année en Belgique.
Face à sa situation, Marie peut en principe compter sur certaines indemnités de la sécurité sociale et, éventuellement, des assurances auxquelles elle a souscrit. Ces aides ont le mérite d’exister, mais ne couvrent pas l’ensemble du dommage subi.
Avril 2015. Trois ans après sa dernière opération, la femme de 57 ans hésite. Doit-elle se diriger vers le tribunal ou plutôt vers le Fonds des accidents médicaux (FAM) ? Le 7 avril, elle fait finalement le choix d’introduire une demande d’avis auprès du FAM. En s’adressant au Fonds, Marie évite de passer par les tribunaux où les procédures sont chères, longues et incertaines. Devant les juges, il faudrait aussi que Marie apporte la preuve de toute une série d’éléments pointant la responsabilité du chirurgien dans la survenance de l’accident médical, ce qui n’est pas une mince affaire.
Ce Fonds que Marie contacte a été créé le 2 avril 2010 pour proposer une procédure gratuite, rapide et simple aux victimes d’un accident médical. Auparavant, les victimes d’erreurs médicales n’avaient comme option que les longues et coûteuses procédures judiciaires.
Quand Marie dépose le pli recommandé bourré de documents au bureau de poste, elle espère des conclusions endéans les six mois. C’est en tout cas le délai stipulé par la loi. Marie attendra six ans.
Lourdes sans les miracles
La lettre de Marie débarque sur les bureaux de l’Inami et rejoint une longue file d’attente. La lente machine se met en branle. Marie reçoit un accusé de réception 15 jours après l’envoi de son dossier. Bonne nouvelle. Mais ce sera la dernière communication du Fonds avant de longs mois. En interne, un gestionnaire de dossiers vérifie la recevabilité du dossier. L’étape dure en moyenne 100 jours et se focalise sur les aspects administratifs… Pour Marie, ce sont plus de trois mois sans nouvelles. Ses coups de fil ne servent à rien, les gestionnaires de dossiers sont débordés. Son cas n’est qu’une farde s’ajoutant aux 2 530 autres en attente.
Dès sa création, en 2010, le Fonds des accidents médicaux a enchaîné les déconvenues. Faute de gouvernement pour prendre les arrêtés d’exécution nécessaires à sa mise en route, il a fallu attendre septembre 2012 pour qu’il commence à fonctionner. Cette année-là, 510 dossiers sont réceptionnés. Seuls 80 recevront un avis avant le 31 décembre. L’année suivante, alors que le Fonds devient le sixième service de l’Inami, la machine avale plus du double de recommandés, mais n’en digère que 66, et l’arriéré est déjà élevé. Au siège de l’Inami, l’équipe d’origine est de petite taille. Trois ou quatre fonctionnaires, des chaises et quelques tables, pas encore de directeur en vue. Le cadre général n’existe pas, il faudra attendre 2014 pour recruter. Les procédures d’embauche sont lentes et les candidats ne se bousculent pas au portillon. Pour ces quelques fonctionnaires, pionniers malgré eux, tout est à faire : comprendre la loi, mettre en place les procédures, tout en commençant à traiter des dossiers. En parallèle, le nombre de demandes ne faiblit pas, l’arriéré grossit à vue d’œil. Avec ce nouveau mécanisme, les victimes espèrent que le Fonds viendra résoudre tous les maux. Le Lourdes des accidentés, les miracles en moins. À peine né, le Fonds ne tiendra pas sa promesse d’un délai de six mois de réponse. C’est une chimère.
Il faut attendre 2015, l’année où Marie dépose son dossier, avant qu’un nombre important de demandes ne soit traité. À partir de 2017, le volume de demandes se stabilise, le Fonds semble avoir trouvé son rythme de croisière. Le nombre de dossiers traités dépasse enfin le nombre de dossiers déposés, mais l’arriéré est énorme (il représente six ans de travail !).
Une expertise, un tournant
En 2017, après deux ans, Marie n’est toujours pas plus avancée sur la procédure. Elle sait juste que son cas est pris en compte par le Fonds. Quatre ans après son ouverture de dossier, Marie est enfin convoquée par un expert du FAM. Objectif : estimer le dommage de la quinqua. Il doit être « anormal » et atteindre le seuil de gravité fixé par la loi pour permettre à Marie de toucher des indemnités.
L’expert, une pointure dans son domaine, rend son rapport en mars 2019. Pour Marie, il s’agit d’un moment charnière. Le seul où elle rencontrera un professionnel de la santé. En fonction de ce que contiennent ces quelques pages, elle saura si le médecin qui l’a opérée a commis une faute ou s’il s’agit d’un accident sans responsabilité. Si Marie se dirige vers un accident médical sans responsabilité, c’est le chemin qui présente, a priori, le moins d’obstacles. Ce parcours saute le ballet incessant des expertises contradictoires entre la victime et les assureurs du prestataire « présumé fautif ».
« L’expert n’a pas considéré qu’un autre traitement aurait été plus adéquat ou qu’une technique plus pointue aurait permis d’exclure la survenance de cette complication », lit-elle dans son rapport. Un premier soulagement, et les choses s’éclaircissent : la seule indemnisation qu’elle peut avoir viendra du Fonds, ou ne sera pas. Autre conclusion de l’expert : « L’allergie au cobalt est un phénomène excessivement rare. » L’anormalité du dommage est démontrée. « Victoire », se réjouit Marie. Il faut encore que le dommage soit suffisamment grave pour prétendre à une indemnisation.
Champagne différé
Qu’est-ce qui rend un dommage suffisamment grave ? Dans le cas de Marie, c’est de s’être trouvée en incapacité de travail pendant au moins six mois d’affilée.
Et c’est le cas ! Champagne, donc. Enfin… pas encore.
Après réception de l’avis, il faudra compter près d’un an et demi avant de recevoir l’évaluation de l’indemnisation et de percevoir le moindre centime. D’ici là, Marie continuera à se déplacer avec ses béquilles et à se débrouiller avec les aides qu’elle a mises en place. Une lenteur insupportable ? Pourtant, son dossier est un des rares à connaître une issue heureuse.
En dix ans, sur les quelque 5 000 dossiers reçus, le Fonds n’a indemnisé qu’environ 270 victimes, soit près d’un dossier sur 20. Le montant moyen de l’indemnité versée par le Fonds est estimé à 150 000 euros. Au FAM ensuite de se tourner vers les assureurs pour récupérer leur mise si le prestataire de soins a commis une faute.
Les autres dossiers se contenteront d’un avis. « Il ne faut pas oublier que le FAM, c’est le Fonds des accidents médicaux, ce n’est pas le Fonds d’indemnisation des accidents médicaux », rappelle Benoît Collin, administrateur général de l’Inami. Il insiste aussi sur le fait que l’avis peut servir de premier élément de preuve dans le cas où il s’avère judicieux de se tourner vers les tribunaux. Si le plaignant en a l’énergie…
À quoi bon ce fonds ?
Au bout de plusieurs années, le FAM, incapable de répondre aux promesses de sa création, crée d’innombrables frustrations. D’ailleurs, en juin 2020, dans un rapport peu tendre, la Cour des comptes remettait en question l’existence même du Fonds, entre autres (mais pas uniquement) pour le délai moyen de quatre ans pour la remise d’un avis.
Devant les tribunaux aussi, l’organisme s’est déjà fait condamner pour ne pas avoir respecté un délai raisonnable. « Six mois, ce n’est en aucun cas un délai tenable face à un dossier compliqué », tempère Mia Honinckx, la directrice du FAM. Concrètement irréalisable alors ? L’administrateur général de l’Inami opine du chef. Face à ce temps d’attente, nombre d’avocats de victimes préfèrent la voie classique, celle du prétoire. « Elle prend également du temps, mais lorsqu’on saisit le tribunal, l’expert est directement désigné. L’expertise peut durer un an, deux ans, parfois plus, mais il y a du mouvement. Au Fonds, il faut trois ans pour qu’une expertise se mette en place », nous explique Nicolas Estienne, avocat spécialisé en droit de la responsabilité et de la réparation des dommages. Pour s’engager directement dans la voie du prétoire, encore faut-il avoir les moyens de faire appel à un avocat, ce qui n’est pas nécessaire pour envoyer son dossier au FAM.
Alors le Fonds, à la poubelle ? Pas si vite. Pour effacer son arriéré, le FAM a établi un plan d’attaque pour les prochaines années. Trente-trois millions d’euros ont été mis sur la table pour mettre une task force en place et indemniser les victimes, son objectif étant de nettoyer les armoires en traitant 1 300 dossiers sur deux ans. Faisable ? « Certains dossiers nécessitent des expertises contradictoires et on ne pourra pas les clôturer dans ce délai, c’est sûr. Mais je crois que c’est réaliste pour la plupart des dossiers », confie Mia Honinckx. Les recrutements ont démarré, la machine peut se mettre en marche. Les procédures ont également été allégées pour gagner du temps. Reste que le service de documentation n’arrive pas à suivre la cadence. En commission parlementaire, les députés restent partagés sur la voie empruntée. Le 8 juin 2021, la députée N-VA Kathleen Depoorter, qui suit le dossier de près, se montre particulièrement sceptique : « Vous n’attaquez pas les problèmes structurels cités par la Cour des comptes et le rapport d’audit. Je n’y vois pas de solution. » La députée cdH Catherine Fonck insiste également sur le fait que « l’objectif concernant les patients victimes d’un accident médical ne peut pas être des chiffres pour des chiffres. Ce n’est pas comme si on avait une gestion logistique à faire en urgence. La qualité du traitement des dossiers doit être absolument garantie ». Le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke (Vooruit) défend l’institution vaille que vaille et a réaffirmé son soutien plein et entier au Fonds. « Nous faisons un effort budgétaire important et répondons à un certain nombre de problèmes que la Cour des comptes a signalés. » D’ici à 2023, le ministre en est persuadé, tous les problèmes peuvent être résolus. Encore un peu de patience…