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L’Union coupée en deux

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Roxanne Maillet. CC BY-NC-ND.

Voilà un club de foot à la tradition populaire, dont le public semble attaché autant aux valeurs qu’aux résultats ! À l’Union saint-gilloise, la formation des jeunes des environs a toujours été au centre du jeu. Mais depuis la professionnalisation, en 2016, il y a comme un malaise. L’Union plonge dans le « foot business ». Et ce n’est pas son rachat par un seigneur du poker qui va arranger l’affaire.

Les Anglais ont quitté l’Europe. Pourtant, un type un peu fou fonce à contre-courant. Tony Bloom, dit « Le Lézard », 50 ans tout ronds, s’est payé un monument footballistique au cœur de Bruxelles : l’Union saint-gilloise, onze fois championne de Belgique et détentrice de deux coupes nationales… avant la guerre. En mai 2018, Tony Bloom a racheté d’un coup 94,08 % des parts sociales de la coopérative « Union », détenues jusque-là par un investisseur allemand. L’Anglais de Brighton a promis la montée rapide en division 1, la réfection des installations sportives et 200 000 euros annuels pour la formation des jeunes.

Encore un de ces milliardaires incapables de faire la distinction entre un meneur de jeu et un vrai numéro 6 ? Non. « Respect ! » dans les deux langues… Tony-le-lézard a déjà sauvé un grand malade, le club de Brighton, ramené en Premier League (la division 1 anglaise, où convergent les meilleurs footballeurs du monde) après un calvaire de 34 ans. En y injectant sa fortune personnelle, découlant de ses succès au poker ? Pas seulement. Il y a quinze ans, Tony Bloom a peaufiné un algorithme censé prédire les résultats des rencontres sportives et destiné aux firmes de paris en ligne, qui pullulent à tous les coins de rue. Il a cartonné avec Sportlizard, sa société de consultance, et il a fait taire les sceptiques à la présidence du Brighton & Hove Albion Football Club, donnant l’impression qu’il peut recruter du génie sans y perdre sa culotte. « Attention lui, c’est pas du pari sportif, hein, son truc… Juste du conseil », commente le bourgmestre socialiste de Saint-Gilles, Charles Picqué, premier supporter et président d’honneur de l’Union. Une petite allusion aux scandales des paris truqués, en recrudescence ces dix dernières années. Pas de ça chez nous, laisse entendre Picqué.

Poufs bleus et fanions jaunis

Le 12 août 2018, le repreneur Tony Bloom est venu assister pour la première et la dernière fois à un match des Jaune et Bleu, candidats éternels à un retour en division 1, quittée en 1972. Il y eut ce dimanche après-midi au Stade Marien (l’enceinte des exploits unionistes) : deux gardes du corps, le plus grand tifo depuis longtemps et une deuxième défaite d’affilée, dans les derniers instants de jeu. Mais le public fidèle de l’Union adore ce sentiment si particulier : une frénésie qui ranime la machine à rêver. Derrière la façade classée de la chaussée de Bruxelles, située sur le territoire de… Forest, les supporters ont éclusé des pintes avec le magicien anglais, juste après cette défaite frustrante. Et ça, boire des coups, ça compte pour les fans unionistes. La légende dit que, chez le matricule 10 (le dixième club belge à avoir vu le jour, en 1897), « on ne va pas juste au football ; on va à l’Union ». Gauthier l’avocat croise Momo la grande gueule qui bourre les côtes de Marcel, portant une écharpe démodée, et tous ensemble ils répètent en chœur « ici, c’est Saint-Gi-lles ! » sous la drache.

Depuis l’été du renouveau, Bloom a laissé les commandes de son nouveau jouet à une société amie ; il y a placé un CEO et une équipe de management, et transféré un paquet de joueurs. Se moquant des dettes et des anachronismes, les British ont placé des poufs bleus électriques dans le couloir qui mène à la salle-musée décorée par des fanions et trophées d’il y a cent ans. Surfant sur une bonne vague, l’Union a alors vécu son premier exploit le 27 septembre 2018. Une démonstration de foot express qui vous fédère une clique de nouveaux zwanzeurs. Victoire 0-3 sur les terres en friche du Sporting d’Anderlecht à l’occasion des seizièmes de finale de la Croky Cup, la coupe de Belgique à l’étrange nom de chips. Trois mois plus tard, l’Union saint-gilloise éliminait les futurs champions du RC Genk dans une ambiance de kermesse. Avant de caler aux portes de la finale.

Pas si vite, papillon… Cette saison, la deuxième sous occupation anglaise, les résultats sont moins bons. Mais le soufflé n’est pas retombé pour autant. « Je suis unioniste depuis le berceau, sourit Fabrizio Basano, membre des Union Boys. Je sais ce que c’est d’être patient. Entre l’envie et la peur, les supporters laissent actuellement pencher la balance du côté de l’espoir. Ils sentent que le projet des Anglais est sérieux. » La peur de quoi ? « Que le club perde son âme ! Depuis qu’ils s’entraînent dans les installations plus chics du Lierse, près d’Anvers, les joueurs pros sont encore plus loin de nous. D’année en année, ils sont un peu moins bruxellois. On a bien compris ce que ça signifie le passage à l’ère pro : les dirigeants veulent du rendement, de l’efficacité, ils puisent encore moins dans le réservoir des équipes de jeunes. Pour le moment, le noyau dur des supporters préfère ne pas trop penser à ça. Le mythe, la renaissance, c’est sacré. »

Yassine, Étienne et les autres

Sur la trentaine de joueurs qui composent le noyau professionnel de l’Union saint-gilloise, aucun n’est sorti de l’École des jeunes du club, qui compte plus de 500 affiliés. Pas un seul talent 100 % local. « Oui, c’est un problème », reconnaît le nouveau CEO Philippe Bormans. Pas d’« aspirateur social » créant de l’émulation dans ces quartiers multiculturels où on tape encore la balle en rue. Les vedettes qui font rêver s’appellent Youssoufou Niakaté et surtout Percy Tau, amenés à l’Union par la nouvelle direction anglaise. Le premier a enfilé les trois buts de la victoire face aux Anderlechtois et il a déjà été revendu pour cinq fois sa valeur à Al-Wahda Mekka, en Arabie saoudite. Bloom et consorts se targuent d’avoir repéré son potentiel grâce à leur attirail mathématique. Sur le Sud-Africain Percy Tau, la plus-value a été énorme. Il jouait au Mamelodi Sundowns FC, à Pretoria, avant d’être mis en vitrine à l’Union. La compétition belge n’est pas d’un niveau extraordinaire, mais elle est très suivie par les agents de joueurs et la médiatisation y est intéressante pour les investisseurs. Percy Tau a été prêté à Bruges (le champion de Belgique) après un court passage d’un an et 35 bons matchs officiels à Saint-Gilles. Sa valeur marchande a bondi de 2 à 5,5 millions d’euros via ce double prêt. Tout bénéfice pour les propriétaires de… Brighton (pas pour l’Union), où il ne jouera peut-être jamais. Tony Bloom l’a rendu visible chez nous, ses algorithmes ont marché du tonnerre et les millions rentreront en caisse. Le foot belge est décidément un tremplin, une petite poche de spéculation.

La jeunesse oubliée

Cela dit, ce n’est pas Tony Bloom qui a inventé le mépris de l’Union pour les jeunes pousses locales. Le dernier jeune de l’Union à avoir posé ses crampons sur la pelouse sacrée du parc Duden est « la promesse » des années 2015-2016. Il se nomme Yassine Salah. Sa trajectoire résume celle d’une poignée d’autres. L’ailier à la double nationalité belge et marocaine est né à Al Hoceïma, au bord de la Méditerranée. Yassine Salah a brillé parmi les moins de 18 ans, à Saint-Gilles. « Un excellent dribleur, vif et très rapide. Doué pour s’infiltrer dans les défenses et doté d’une excellente finition face au but », se souvient Gustavo Lopez, le responsable technique des jeunes, à l’époque.

À la fin de la saison 2015-2016, les formateurs du jeune attaquant signalent donc son évolution positive au coach de l’équipe fanion, Marc Grosjean, arrivé au club un an plus tôt en provenance de la D3, mais avec une belle expérience en division 1 belge, luxembourgeoise et arabe. Sur les petits papiers glissés à l’entraîneur principal figure la mention « à protéger » en face du nom de Yassine Salah. Et ce dernier sort le grand jeu lors d’un Union-Standard de gala, en avril 2016, où la direction bruxelloise voulait voir ses jeunes promesses face à un adversaire costaud. Ce soir-là, Salah empile trois buts face aux « rouches » pendant que Grosjean s’ennuie sur son GSM dans la tribune du Stade Marien.

Plusieurs témoins rapportent que l’entraîneur regardait tout, ce jour-là, sauf le match des espoirs qui se déroulait sous ses yeux. Il avait sans doute d’autres visées en tête et des contacts avec de nombreux agents de joueurs. Après la rencontre, Yassine Salah est contacté par les dirigeants du… Standard qui, eux, lui proposent bien un contrat pro. Les formateurs de l’Union bouillonnent. Ils parviennent in extremis à récupérer la sauce (et le talent convoité) et Marc Grosjean est bien obligé d’inclure le joueur de 18 ans dans son noyau professionnel pour l’année suivante. Il prendra part à six bouts de rencontres de l’Union saint-gilloise, sans recevoir réellement sa chance, selon ses formateurs.

Tant en 2016 qu’en 2017, il est vrai, l’entraîneur Grosjean a fait venir plusieurs attaquants (et rivaux), proposés notamment par les écuries de joueurs Sportback et Agence 442. « Le système pro est tel que les clubs sont tentés d’engager des joueurs appartenant à des agents, ce qui génère des commissions. Comme si, en foot, ce qui est gratuit n’avait pas de valeur », souffle un ancien responsable de l’École des jeunes de l’Union. Sous-entendu : Yassine Salah n’avait pas d’agent pour défendre ses intérêts. Or, ces fameux agents – l’info a éclaté à l’occasion du « Footgate » – ont pris le contrôle sur de nombreux clubs professionnels. Ils jouent les entremetteurs, fournissent la main-d’œuvre, surgissent avec l’offre à ne pas louper aux dernières minutes des « mercatos » (les périodes d’acquisition de nouveaux joueurs, en hiver et en été) et empochent au passage de juteuses commissions.

Au printemps 2017, le Saint-Gillois Salah est prêté à l’Olympic de Charleroi, en division 2 amateur. Puis, en décembre 2018, c’est le coup de boomerang : l’Olympic annonce sur son site qu’il renvoie le dribleur à l’expéditeur. La direction carolo exprimant sa volonté « de voir ses éléments prometteurs, formés à l’École des jeunes (de Charleroi, donc), rejoindre progressivement le noyau de l’équipe première ». Yassine, y a pas d’accès au sommet pour toi. Ni à Saint-Gilles ni ailleurs, dirait-on. Tous ses coéquipiers de l’Union ont dû migrer à l’échelon inférieur, en D3 amateur, voire plus bas, dans les divisions provinciales. L’un joue aujourd’hui au FC Kosova, un autre à Ixelles, plusieurs au BX Brussels. Un espoir de sa génération fait dans le social. Un autre se présente en tant qu’agent de joueurs. Pour le n°9 Étienne Mukanya, il reste un espoir de carrière pro : il joue à Tubize en Division 1 Amateurs après avoir tenté sa chance en D5 anglaise, en Lituanie et en Bulgarie.

Pas de pitié pour la jeunesse unioniste ? « Ils n’ont pas le niveau. […] Ces garçons doivent OBLIGATOIREMENT quitter le club », écrivait Marc Grosjean il y a quatre ans en réponse à un mail de l’École des jeunes, qui tentait d’instaurer « un climat positif » de collaboration chez les unionistes. À vrai dire, l’ambiance est pire encore aujourd’hui. L’académie de formation subit en ce moment sa crise la plus profonde depuis le passage à l’ère professionnelle, il y a quatre ans.

L’affaire Achaoui

Fin janvier et à la suite d’une publication sur le site de Médor, le nouveau patron de l’École des jeunes, nommé échevin à Molenbeek à la fin 2018, a dû démissionner : il est apparu qu’il gelait à son domicile les caisses des recettes découlant des matchs de jeunes. Ce mandataire socialiste, Abdellah Achaoui, se rémunérait via une convention de consultance opaque alors qu’il tardait à rémunérer les coachs des « moins de 19 ans » (à peine 1 000 euros déclarés pour ceux qui prestent l’équivalent d’un mi-temps mensuel).

Avant ça, en tout début de saison (août 2019), l’ex-Diable rouge Michel De Wolf, nommé directeur sportif, avait claqué la porte après cinq semaines en pointant un tabou évident : l’Union dispose-t-elle des moyens financiers pour combiner l’approche sélective qui s’impose tout doucement dans la plupart des clubs professionnels (très peu de jeunes joueurs admis dans l’académie, triés sur le volet et remplacés si nécessaire, en fin de cycle, par de meilleurs éléments) et les valeurs fondatrices d’un club à l’ADN populaire, ouvert à tous ?

Juste avant ça encore, au printemps 2019, une sourde polémique interne est née à propos d’un subside régional annuel de 200 000 euros. Cette aide publique date de quinze ans environ et les montants versés ont varié au gré des performances sportives. Il s’agit d’une subvention censée promouvoir l’image de Bruxelles en encourageant la formation des jeunes. Or, il apparaît que seule une petite partie de ce sub­side est arrivée en direct sur le compte de l’École des jeunes. Où est allé cet argent ? Financerait-il les projets du milliardaire Tony Bloom ? A-t-il permis avant ça de payer les joueurs pros ? À la lecture des mails échangés entre la Région bruxelloise et la direction du club professionnel, on décèle un embarras croissant tout au long de l’année 2019. Il y est fait mention de la crainte des autorités politiques de la commune de Saint-Gilles (l’échevine des Sports Cathy Marcus et le bourgmestre Charles Picqué, tous deux socialistes) d’avoir à abandonner tout pouvoir de décision au sein du club, réservoir d’électeurs. Ces mails démontrent une volonté de la Région bruxelloise et du club d’arranger discrètement les bidons et de sauver à tout prix le généreux subside. Ils indiquent qu’il est devenu difficile pour la Région (après l’affaire du Samusocial et le Footgate ?) de continuer à donner des subsides à un club pro. Une solution est cherchée pour maintenir, coûte que coûte la subvention. L’École des jeunes, constituée sous forme d’asbl, est le véhicule financier choisi pour verser ces 200 000 euros peu transparents. Pourquoi ne pas l’avoir fait bien plus tôt ?

Résultat : les révélations de Médor sur son site internet, à la fin janvier 2020, relatives à ces tensions internes, vont inciter les Anglais à reprendre le contrôle sur l’académie de formation. Pas question de laisser écorner leur image. Mais à l’Union, il reste à « clarifier les flux financiers », comme le réclame un ancien administrateur de l’Éco­le des jeunes, ex-joueur en vue, qui connaît la maison depuis un quart de siècle. Il faut rassurer les centaines de parents qui s’inquiètent d’une dépréciation du label « formé à l’Union ». Il faudrait définir en un temps record une vraie stratégie de formation, sous peine d’avoir à assumer au même moment le mécontentement du vivier de jeunes et l’impatience des fans à qui les Anglais ont promis la lune (la D1 endéans les trois ans). Bref, il y a des brèches à colmater à tous les étages. Secrètement, Tony Bloom et le président à qui il a confié la boutique, le discret Alex Muzio, issu de Sportlizard, ont un plan en poche : la maquette d’un tout nouveau stade de 20 000 places, à bâtir près de l’usine Audi-Forest, en bordure du ring. C’est là que l’Union saint-gilloise new-look pourrait jouer son quitte ou double. Emballer les valeureux supporters ou les perdre.

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