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Des voisins très vigilants

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Marc Coppieters, chez lui

Colin Delfosse. CC BY-NC-ND.

« Les voisins veillent », avertissent encore certains panneaux de signalisation en Wallonie. Le lexique a changé, pour un plus sobre « partenariat local de prévention » (PLP), mais le principe reste le même : des riverains surveillent et alertent la police des risques de cambriolage. Lasne compte trois PLP. En une semaine, Médor y a observé du silence et du dialogue, de la solidarité et de la xénophobie, du calcul politique et de l’engagement citoyen.

Chantal Balthazart travaillait dans une banque à une époque où le cash circulait encore en masse. Guichets, clients, transferts de fonds, bref : « Il fallait faire gaffe. » C’est ainsi qu’elle est devenue « attentive » – pas tant aux personnes, « leurs vies ne me regardent pas », qu’aux comportements ou à son environnement. Désormais pensionnée, elle a gardé la sécurité comme réflexe.

Marc Coppieters est également à la retraite. Il partage d’autres points communs avec Chantal Balthazart : du temps libre, des archives bien tenues, une envie de s’investir, une conscience législative (« que dit la loi ? », « que ne dit-elle pas ? ») et une certaine sérénité. Même lorsqu’il raconte les cambriolages parfois violents vécus dans le voisinage.

Tous deux, Chantal et Marc, ont endossé il y a six ans, à six mois d’intervalle, le rôle de coordinateur de PLP (partenariat local de prévention) pour leurs quartiers résidentiels respectifs. Plancenoit-Lanternier pour elle, à l’extrême-ouest de la commune de Lasne ; Champ de Couture pour lui, plus au centre. Elle voulait que les cambriolages cessent ou diminuent ; il voulait connaître les bons gestes à adopter et en faire profiter les voisins.

D’après la définition proposée par le ministère de l’Intérieur, un PLP est un « accord de collaboration structuré » entre les habitants d’un territoire restreint, la police et les autorités communales. Il vise à « renforcer la sécurité et la qualité de vie » dans un quartier.

80 % DES PLP SONT EN FLANDRE

Depuis 2010, les PLP ont remplacé les RIQ (réseaux d’information de quartier), que l’on repérait aux panneaux de signalisation « Les voisins veillent ». Réglementés par le SPF Intérieur, au nom d’une politique de sécurité « intégrale et intégrée », les PLP font l’objet d’une circulaire fédérale, à laquelle les membres se réfèrent dès qu’ils sont la cible de vives critiques. Milices privées ? Organes de délation ? « Un PLP n’est pas une organisation qui effectue des patrouilles, des interventions ou d’autres tâches policières. » Un PLP est également tenu de respecter deux lois fondamentales : la réglementation des milices privées (loi du 29 juillet 1934) et la protection de la vie privée (loi du 8 décembre 1992).

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Chantal Balthazart, chez elle.
Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

De culture anglo-saxonne, les PLP convainquent davantage en Flandre qu’en Wallonie (voir carte). Près de 80 % des PLP belges sont effectivement flamands (1 044 sur 1 311) et la province d’Anvers dénombre à elle seule 42 % des PLP du pays (PLP habitants et PLP commerçants). La Wallonie est aujourd’hui à 255 PLP. Comines-Warneton (située sur la frontière linguistique), première commune au classement wallon, compte onze PLP. Rapportés à la population totale de Comines, on obtient six PLP pour 10 000 habitants. Ailleurs en Wallonie, si PLP il y a, on varie plutôt entre un ou deux PLP pour 10 000 personnes (deux, dans le cas de Lasne).

PENSIONNÉS, ATTENTIFS, SEREINS

Depuis 2017, la tendance nationale est légèrement à la hausse (voir encadré ci après). Ce n’est pas le cas de Lasne : trois PLP en 2014, trois autres en 2019, les premiers ayant disparu avant l’arrivée des nouveaux. Notons que les données statistiques du SPF Intérieur attribuent erronément six PLP à Lasne. « Nous ne sommes pas toujours mis au courant de la cessation d’un PLP ou de la fusion entre plusieurs PLP », répond le ministère. Prudence avec les chiffres, donc.

À Lasne, Marc Coppieters et Chantal Balthazart sont devenus les points de contact entre leurs voisins et la zone de police de la Mazerine (Lasne – Rixensart – La Hulpe). Ils font transiter, d’un pôle à l’autre, les informations relatives à la sécurité.

Pour prendre un exemple récent, l’agent de quartier de Plancenoit envoie à Chantal un e-mail signalant qu’il n’y a justement « rien à signaler » dans le village, outre un tournage prévu à l’église. Et Chantal transfère l’information (brute) aux soixante membres de son PLP. « Je n’ajoute aucune interprétation, pas question de chercher à savoir si le tournage augmente ou diminue les risques de cambriolage. » À d’autres occasions, il lui est arrivé d’ajouter quelques « bons conseils » pour éviter les vols ou les arnaques téléphoniques.

En sens inverse, ça donne : Chantal écrit à l’inspecteur de quartier pour lui rapporter « une voiture avec une plaque étrangère abandonnée en début de rue » ou « un vélo resté plusieurs jours sans propriétaire ».

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Blanc = 0 PLP. Le bleu le plus foncé = 10 PLP ou + par commune en 2019. Source : SPF Intérieur.
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Évolution du nombre de PLP en Belgique. Source : SPF Intérieur.

« On s’est calmé »

Il faut avoir en tête que les six rues du PLP Plancenoit-Lanternier sont tellement propres, lisses, uniformes, aseptisées – et c’est d’autant plus vrai chez Marc, à Champ de Couture – que le moindre « écart » attire l’attention. Ici, un vélo (é)garé trop longtemps « perturbe ». Ailleurs, il se fondrait dans le décor. Mais si la moindre nouveauté est assimilée à une anomalie, par des habitants déjà sur leurs gardes, où tracent-ils la frontière entre le « pas grave » et le « suspect » ? Quelles informations partagent-ils ?

Chantal Balthazart peine elle-même à définir cette frontière : « Être louche, ça veut tout et rien dire. » Elle se souvient des débuts de son PLP : « J’ai reçu beaucoup d’appels pour plein de choses, parce que chacun essayait de faire de son mieux. Mais après, on s’est calmé. » Elle affirme avoir pleinement conscience du risque que toute cette vigilance représente – d’où son investissement en tant que coordinatrice, dépositaire du cadre légal. Elle pointe ensuite un second risque lié aux PLP : augmenter le sentiment d’insécurité. À nouveau, elle y veille : « Je n’envoie pas de messages qui pourraient faire paniquer les gens. »

Chantal est donc la voisine qui veille sur ses voisins, afin qu’ils n’en fassent pas trop quand ils veillent eux-mêmes sur leurs voisins. Mais qui sont les voisins ?

Des profils variés, selon les deux coordinateurs. « Propriétaires ou locataires, familles ou pensionnés. » Nous avons cependant été incapables de confirmer cette information : nous n’avons croisé personne dans les rues de Plancenoit-Lanternier, Champ de Couture et Bois Magonette. Totalement désertes. Pour ouvrir la discussion, Médor a rédigé un questionnaire, et, sur les 200 toutes-boîtes distribués, nous avons à ce jour reçu treize réponses. Onze relativement favorables aux PLP, comme celle-ci : « Contact plus facile avec les voisins plus éloignés. Meilleure information, plus rapide, relative à la sécurité au sens large dans le quartier. » Une missive était, de son côté, catégorique : « Nous n’avons pas vocation à épier le voisinage, à participer à ce qui s’apparente à une milice privée, à juger de la “normalité” des comportements observés. Nous n’avons pas à tenir le rôle des pouvoirs publics. Encore moins celui de la police. Il en va enfin du respect du droit à une vie privée et libre. Enfin, cette construction est invasive et inefficace (selon les buts qu’elle s’assigne elle-même) puisque nous avons été cambriolés deux fois ! »

Chantal Balthazart, Marc Coppieters et Michel Aeby (le coordinateur du PLP Bois Magonette) n’avaient aucun contact avec leurs voisins jusqu’à la création des PLP. En gros, personne ne se parlait. Alors forcément, maintenant que le voisinage se rencontre au moins une fois l’an pour discuter de sécurité et d’insécurité, ça passe pour du vivre-ensemble. D’autant qu’entre les réunions, quand les uns et les autres se croisent, ça se salue, ça discute, ça connaît parfois les prénoms. Ça change, quoi.

LA SÉCURITÉ QUI RASSEMBLE

« Cohésion sociale », « contact avec les voisins », « meilleure connaissance avec les voisins », « créer une cohésion », « augmenter la solidarité entre voisins »… Le même vocabulaire, en boucle. Et, bien que ce ne soit pas la fonction première d’un PLP, l’entraide est invariablement citée parmi ses avantages.

À Lasne, l’insécurité fait donc office de levier de rassemblement, là où d’autres prétextes échouent à susciter de la participation. La première réunion du PLP Plancenoit-Lanternier a rassemblé 68 personnes pour 100 maisons concernées – même le commissaire de l’époque fut surpris. Six ans plus tard, 60 % du quartier est toujours membre. Au Champ de Couture : 80 %. À un jet de pierre de ces deux quartiers… rien. Les habitants de la place de Plancenoit n’ont par exemple jamais été tentés par l’expérience. Alors, à quoi cela tient-il ?

PROMESSES ÉLECTORALES

Pour ne rien clarifier, voici le cas du PLP Gros Tienne (dernier arrivé à Rixensart, la commune voisine). Le 23 octobre dernier, scène complètement surréaliste : Julie Rasmont, responsable PLP pour la zone, organise une première visite nocturne du quartier afin de transmettre des conseils de sécurité (l’essence d’un PLP). Trois participants seulement, dont le coordinateur, alors qu’un an plus tôt, le projet avait mobilisé plusieurs dizaines de voisins. Et aucune trace, ce 23 octobre, de Bernard Remue, l’échevin MR qui avait pourtant lancé le PLP avec beaucoup d’entrain en juin 2018, à quatre mois des élections communales.

On constate un manque flagrant de participation citoyenne dès la concrétisation du PLP. Des motivations diverses chez les trois participants (on nous parle autant de barbecue entre voisins que de sécurité). Un PLP situé à 500 mètres du commissariat. Peu de vols ou de tentatives de vol dans le quartier ces quatre dernières années… Autant d’éléments qui ne collent pas avec le scénario classique d’un nouveau PLP. On se demande : qui en avait besoin ? pour quelles raisons ?

Le développement des PLP figurait parmi les promesses électorales du candidat libéral Bernard Remue. Le 4e échevin de Rixensart nous répond qu’il « ne faut pas tout mélanger », que le lancement du PLP Gros Tienne s’est tenu « bien avant les élections communales ». Qu’il a depuis lors simplement « oublié » d’en devenir membre, et qu’il n’était « pas au courant » de la balade nocturne du 23 octobre. Il insiste enfin sur le fait que le PLP Gros Tienne répond à une demande citoyenne, comme le prévoit la législation. C’est effectivement la procédure : d’abord l’initiative citoyenne, puis le soutien communal et policier. Mais dans les faits – et Rixensart l’illustre bien –, la frontière est poreuse entre les trois parties concernées, chacun y trouvant son compte.

Laurence Rotthier, la bourgmestre libérale de Lasne, ne s’en cache pas : « Les PLP sont une réussite. » Une petite pile de prospectus est d’ailleurs disponible à l’entrée de son bureau. Jean-Michel Duchenne, ex-commissaire de la Mazerine et conseiller communal DéFi depuis un an : « Les PLP ? Cela nous a servi, on a pu déjouer des coups. Et ça responsabilise les gens. Faire uniquement confiance à la police, c’est bon dans la tête mais, en pratique, ce n’est pas faisable. »

Si les PLP apparaissent généralement après une vague de cambriolages, il reste à prouver que les cambriolages disparaissent après l’instauration d’un PLP. Pour Lasne, les chiffres semblent aller en ce sens (voir tableau ci-dessous), mais Julie Rasmont joue la prudence : « Même en étudiant les six ans d’expérience du PLP de Plancenoit, je constate une diminution du nombre de vols, mais je ne suis pas en mesure de dire si celle-ci est uniquement le fruit du PLP. Il faudra des études sur du long terme. » Ça tombe bien, l’Université de Gand commence à s’y atteler, à la demande du SPF Intérieur.

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Nombre de vols et tentatives de vol à Lasne, La Hulpe et Rixensart. Source : zone de police de la Mazerine.

NOSTALGIQUE DE « SON » PLP

Chantal Balthazart et Marc Coppieters sont, eux, déjà totalement convaincus de l’utilité des PLP. Charles Boseret aussi. Il était le coordinateur du feu RIQ de Lasne-centre (Réseau d’information de quartier = l’ancêtre du PLP). L’ancien classeur de Charles, lui, existe toujours bel et bien, encore chargé de bulletins d’information de la police et d’indications sur les membres des PLP du coin. La police de Lasne n’est pas dupe : elle sait que des informations circulent entre les PLP, et même au-delà (Internet, tout ça…). Ça la dérange. Elle limite donc désormais les informations qu’elle transmet. Et ça le dérange, Charles Boseret : « Maintenant, je suis prévenu uniquement par le PLP de Plancenoit (où il n’habite pas). Ils me tiennent au courant de ce qu’il se passe, parce que la police ne veut plus rien me dire. »

Il poursuit : « C’est fini l’époque où l’on connaissait les agents de quartier. » Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir le contact : « Si on me signale quelque chose, je transfère l’info aux policiers. » À titre d’exemple, il cite « des camionnettes qui restent là des heures, avec des gens qui entrent et qui sortent », « des gens un peu basanés », « des comportements bizarres ». « Ce n’est pas de la délation. On donne l’information puis la police fait son boulot. Elle vérifie ou non, et elle ne nous dit pas ce qu’elle a fait de cette information. » Citoyen policier ? Il bondit. « Non, vous n’avez rien compris. C’est de la vigilance. Quand on a été cambriolé, on est sur ses gardes. »

Comme nostalgique, Charles Boseret aimerait vivre le retour de « son » RIQ, mais, d’après la zone de police de la Mazerine, il n’y a aucune autre demande pour un tel retour. Le PLP de Plancenoit vit par contre une forme d’expansion, thématique du moins, depuis qu’il inclut la sécurité routière dans ses préoccupations. Il s’assimile ainsi de plus en plus à un « simple » comité de quartier.

Qui sait, Lasne et ses PLP sont peut-être en train de vivre un transfert intégral. Avec des Lasnois qui ne se parlaient plus, mais qui ont recréé de l’entraide. Avec de l’entraide qui découle directement d’un projet sécuritaire. Avec un projet sécuritaire qui risque d’augmenter l’isolement des Lasnois. Avec des Lasnois qui veillent sur leurs voisins, parce qu’ils en ont marre du manque de réactivité des services publics. Avec des services publics qui se reposent en partie sur des citoyens pour gérer la sécurité d’une commune.

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