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Le jour où j’ai buggé à la pharmacie
Le consentement. Episode 1.
Enquête (CC BY-NC-ND) : Philippe Engels
Illustrations (CC BY-NC-ND) : Sarah Fabre
Enquête (CC BY-NC-ND) : Catherine Joie
Publié le
Oh, ce mec ! Ce mardi-là, je n’étais pas seule à la pharmacie. Il y avait cet homme charmant, d’abord. Puis une pharmacienne attentive et un ordinateur très, très curieux. J’ai découvert que j’étais consentante malgré moi à la circulation de certaines données de santé, pourtant ultra sensibles, me concernant. Je suis loin d’être la seule : 9,5 millions de Belges sont « consentant·es ». Un DPP, dossier pharmaceutique partagé, ouvert dans mon dos ? Par qui, et surtout : pourquoi ?
Cette investigation par épisodes est l’un des volets de notre grande enquête participative sur l’hypersurveillance à la belge.
Oups, je n’ai pas fait attention à l’inscription sur la porte. Est-ce une ou deux personnes admises à l’intérieur de la pharmacie en simultané ? Si on ne me dit rien, je reste. Pas le courage d’attendre dans le froid - il fait froid, le matin, ce 4 mai, à l’ombre, à Bruxelles. Le vent matinal me fait toujours pleurer. Pas envie de risquer la fonte du maquillage.
La pharmacienne - Zakia - ne me dit rien, tant mieux, elle m’a aperçue, mais ne me regarde déjà plus. C’est qui ce mec au comptoir ? Déjà rencontré quelque part, j’en suis certaine. Mais s’il pouvait se dépêcher… J’avais prévu un passage éclair à ma pharmacie, prendre ce médoc et hop, finito. Surtout ne pas attendre des heures.
J’ai ma carte d’identité, OK. Prescription électronique, OK. Une capture d’écran, vite fait, au cas où la 4G déconne quand ce sera à mon tour. Je préférais l’époque des prescriptions papier, c’était plus concret, plus tangible, mais c’est fini depuis janvier 2020, sauf exceptions. Adieu le papier, paraît-il.
J’ai chaud, mon pull me gratte. Mauvais choix de fringues, la journée va être longue. Cette veste brune, cette posture… Où ai-je déjà aperçu ce gars ? Euh, j’entends toute votre conversation en fait, pour info. Vous parlez super fort.
« Je n’ai pas de prescription, dit-il à la pharmacienne. Mon pneumologue ne répond pas à mes emails, le secrétariat de l’hôpital ne peut pas m’aider, et j’ai épuisé toutes mes doses d’Inuvair pour gérer mon asthme. Je sais que vous n’êtes pas ma pharmacie de référence, je n’en ai d’ailleurs pas… Mais j’ai vraiment besoin de ce médicament. Pouvez-vous me dépanner ? »
Je vous jure, même si j’adorerais vous reconnaître, j’essaie de ne pas vous écouter, mais j’entends quand même tout ce que vous dites, monsieur. 8h45, il faut que je sois à l’école à 10h, je fais le tour des classes de 4ème ; ça devrait le faire, mais plus trop question de traîner.
Je suis fatiguée. Le café n’a plus aucune prise sur moi, c’est terrible. 8h47. Penser à demander à la pharmacienne des gélules pour booster mon énergie. Elle a toujours des bons plans diabético-compatibles.
Ah ! Une solution se profile pour le mec asthmatique à la veste brune, qui souffre d’asthme. Zakia derrière son plexiglass lui demande s’il a donné son consentement eSanté pour le DPP. « Le quoi ? » Elle répète. Le DPP. Il fait un quart de tour, s’adosse différemment au comptoir. Oh ! Ce mec ! Elle ajoute : dossier pharmaceutique partagé.
Trouvé : c’est le voisin de mon frérot Martin. Très sympa. Il vit à Nivelles, si je me souviens bien. Que fait-il aujourd’hui à Anderlecht ? La pharmacienne explique. Le DPP = l’historique de médicaments (vendus sur prescription) tel qu’accessible aux pharmacies.
« Si votre DPP est actif, je pourrai voir dans le programme informatique si l’Inuvair fait partie de votre historique de médication. » Il fronce les sourcils. Plutôt sexy. Il ne semble pas rassuré. Il n’a jamais entendu parler du DPP. Moi non plus, tiens.
D’abord un SMS à mon frère. « Hey. Tout roule ? Je fais la file à la pharmacie. Je pense être derrière ton voisin ? ? Celui avec qui on discutait l’autre jour. Rappelle-moi son prénom stp ;-) »
Ensuite, en vitesse, tant que je suis dans la file d’attente : application Firefox, recherche Google, « dossier pharmaceutique partagé Belgique ». Premier lien : la plateforme eHealth, portail gouvernemental des services de l’eSanté. « Nous utilisons des cookies sur ce site pour améliorer votre expérience utilisateur. » Gnnnn. Expérience utilisatrice, ça fonctionne aussi ? Cookies validés.
Alors : « Le Dossier pharmaceutique partagé (DPP) est une initiative collective… », blablabla politique. « Il s’inscrit dans la fourniture de moyens visant à soutenir les soins pharmaceutiques que le pharmacien fournit au service de la société ». Charabia. « L’application est intégrée dans les systèmes logiciels dans les pharmacies. » Pas clair. « Plus d’informations : Farmaflux. » C’est quoi ce machin « fluxxx » ?
URL vers le site de Farmaflux, je clique. C’est une ASBL qui réunit des pharmacien·nes. Nettement plus pédagogique comme page d’accueil, voire carrément un peu naïf. Ce qui n’est jamais très rassurant.
« L’objectif du DPP est de fournir un aperçu de l’historique médicamenteux du patient et de traiter les données sur les soins pharmaceutiques continus afin de soutenir au maximum le pharmacien dans l’exécution de sa tâche de soins. » Je scrolle, je scrolle. « Ces données entrantes sont stockées dans la base de données centrale de la DPP » - je scrolle encore. « Chaque pharmacien auquel s’adresse un patient, qui lui a donné son consentement éclairé, disposera d’un aperçu complet des médicaments et pourra lui offrir un accompagnement optimal. » Ah.
D’un coup, ça me stresse aussi ce DPP. Cela signifie-t-il que tou·tes les pharmacien·nes ont accès à mon historique de médication ? Et peuvent en déduire mes maladies chroniques ?
Voilà qu’une personne se presse contre la porte de la pharmacie - stress supplémentaire. Ah non, quand même. Deux, c’est bien ; trois, non merci. La pharmacienne pige mon malaise. Elle me répond d’un regard : « Ne vous inquiétez pas, il attendra son tour à l’extérieur. »
Je préfère ça. Elle est bien, Zakia. Les alertes aux gestes barrières, les signaux au sol « 1m50 » et ces rappels incessants à ne surtout pas se toucher, m’embêtent, m’agacent, mais m’arrangent aussi parfois.
Mon gros bonbon
Avec le Covid 19, c’est maintenant chacune sa bulle. Or, depuis dix ans, mes passages incessants à la pharmacie m’ont appris la vigilance. Quand j’ai été détectée séropositive, j’ai cru ne jamais pouvoir la demander, cette commande de Triumeq. J’avais l’impression d’être jugée non seulement par le personnel de la pharmacie, mais aussi par les gens dans la file. Le Triumeq, c’est le gros bonbon que je dois avaler chaque jour pour me protéger du sida. La trithérapie en un seul cachet - merci le progrès médical.
Quand je rentre dans une officine - et c’est souvent celle-ci -, je prie pour qu’il n’y ait pas trop de monde autour de moi, susceptible de m’observer. Avec le diabète qui s’est rajouté au VIH, deux ans plus tard, je vous jure que la vision de ces boîtes de médocs qui s’empilent sur le comptoir, ça me glace un peu : qui peut savoir que je suis comorbide, comme on dit aujourd’hui ?
Allez, pense à autre chose, Alix. Range ton téléphone. Et quitte à attendre, refais-toi le fil de ta conversation avec le charmant voisin de Martin. C’était chouette, l’autre soir, chez mon frère : cet homme m’écoutait vraiment raconter mon boulot d’éducatrice. Hyper agréable.
Mon sac vibre. La réponse de Martin : « C’est Sacha, son prénom. Il t’a reconnue ? » Je souris. Je réponds « Il ne m’a pas vue », et je pense « J’espère qu’il se rappellera de moi ».
Je le regarde. Il discute toujours avec Zakia. Elle parle plus fort que d’habitude et j’ai beaucoup de mal à ne pas tendre l’oreille. Conversation par ailleurs intéressante. Elle explique : « Le DPP, ça existe depuis une dizaine d’années. C’est important pour nous, de pouvoir consulter les médicaments que vous achetez. Cela évite les erreurs, les abus ou la sur-consommation. Vous savez, on en connaît, ici, des clients qui passent d’une pharmacie à l’autre pour obtenir un maximum de produits. »
Frank Robben, bien sûr
Au fil de son explication, je comprends que le DPP fait partie du grand attirail de l’eSanté, aussi appelé eHealth, monde numérique parallèle où circulent les données de santé des Belges. eHealth, c’est le grand connecteur que plus personne ne comprend : celui qui relie trois grands coffre-forts (à savoir les réseaux de santé wallon, bruxellois et flamand) où sont stockées, de façon apparemment sécurisée et chiffrée, les données personnelles des patient·es belges.
Les hôpitaux échangent des données de santé, sous la coupole eHealth, et à certaines conditions. Les médecins généralistes font de même, à certaines conditions également. Les mutuelles, elles, n’ont pas accès à ces bases de données sensibles - à ce qu’on dit.
Les pharmacies font un peu office d’OVNI au sein de ce système complexe, parce qu’elles ont construit le DPP à leur sauce et à leurs frais, en 2012, contre la volonté de l’architecte eSanté, Frank Robben. Dix ans plus tard, le DPP a tout de même rejoint l’ensemble de la galaxie eHealth. Désormais, un seul consentement suffit. Le eHealthConsent, dans le jargon.
« Donc rassurez-vous, poursuit Zakia, le DPP, et tout le reste de la circulation des données, ça ne marche pas sans votre consentement. Enfin, a priori. »
Qui se souvient avec certitude d’avoir un jour signifié à un·e médecin, à un hôpital ou à un·e pharmacien·ne, qu’il était d’accord de faire partie du réseau d’échange d’informations eHealth ? Personnellement, je ne m’en souviens pas.
Le coup du consentement, ça a également fait sursauter Sacha, encore accoudé au comptoir de la pharmacie, à 1m50 de moi. Il gesticule. Il se retourne - crack, un regard, il se fige un instant, il m’a reconnue aussi, d’office. Il me fait sourire en prenant les devants… avec la pharmacienne. Il dit : « Mon consentement éclairé ? Ah bon. Vous voulez bien regarder dans votre ordi, si vous avez accès à mon - comment vous dites déjà ? - dossier pharmaceutique partagé ? »
J’ai un don : avec mes deux maladies chroniques dans mon sac à dos, je sens vite certaines choses. Cette histoire de consentement, elle me rappelle une scène vécue avec ma toubib depuis la fixation collective sur le vaccin anti-Covid et, dès lors, mon intérêt récent pour la circulation de nos données de santé.
Le DPP, je n’en connaissais pas l’existence. Le eHealthConsent non plus. Mais les questions, je me les posais déjà : Qui sait quoi sur moi ? Comment le Premier ministre Alexander De Croo et son collègue de la Santé Frank Vandenbroucke vont-ils savoir si j’ai droit à couper les files et à obtenir en priorité ma dose de Pfizer ou d’AstraZeneca ? Et le Parlement, il ne se bougerait pas pour me rassurer sur la préservation de mes droits essentiels ?
Les questions tournent, les minutes défilent. Sacha obtient de la pharmacienne la réponse que j’avais anticipée : « Oui, j’ai accès à votre DPP. Je vois que vous avez effectivement des prescriptions pour de l’Inuvair et du Ventolin. Elles datent du 6 avril 2021. Je ne sais pas dans quelle pharmacie vous les avez achetés, par contre. Je n’ai pas accès à cette information. »
Sacha s’agace (« Je n’ai jamais donné mon accord pour ce partage d’informations ») ; il pose des questions (« Comment savoir qui a récolté mon consentement éclairé ? Quand était-ce ? Où ? ») ; elle répond qu’elle n’a pas accès à ces informations, mais que les hôpitaux sont souvent à la manœuvre. Ils ont la réputation de valider rapidement, et sans toujours le demander, le consentement des patient·es pour la circulation de données de santé. C’est facile : il faut la carte d’identité et un accord oral, souvent tacite, entre un·e patient·e et un·e soignant·e. En gros : ça arrive tous les jours.
Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, 9,5 millions de Belges sont « consentant·es ». À quoi ? À permettre à des prestataires de soins d’accéder aux informations qui leur sont pertinentes au sein des bases de données de santé.
Il est où, le mec ?
Sacha tombe des nues. Moi aussi. Pas tant par l’utilisation de ces données, car l’objectif, c’est de mieux soigner. Comme lorsque que ma généraliste reçoit directement mes résultats d’analyses de sang, réalisées à Érasme, au centre de dépistage VIH.
Ce qui me perturbe, c’est la masse (9,5 millions !) de personnes qui comme moi n’ont probablement pas conscience d’être consentantes. La Belgique entière, ou presque, est concernée par des échanges de données entre professionnel·les de la santé.
8h53. Après je-ne-sais-quel-arrangement, Sacha sort de la pharmacie avec un long rectangle blanc et fushia sous le bras, « Inuvair Nexthaler » écrit en gros caractères. Tandis que je m’approche du comptoir et que je souris à la pharmacienne (« Vous allez bien aujourd’hui ? »), je vois Sacha s’attarder devant l’entrée, tapoter son smartphone.
Je présente la capture d’écran de ma prescription électronique. Je reçois mon Triumeq, mon Sipralexa (à petite dose, cet antidépresseur léger aide aux matins calmes sans créer d’accoutumance) et mes injections pour le diabète. Je dis : « Vous l’avez peut-être remarqué, mais j’ai entendu ce que vous disiez au monsieur, là, y a un bug. Moi, au fait, j’ai donné mon consentement ? J’ai un DPP ? »
Zakia tape mon nom dans son logiciel. La vision de son écran rempli à ras bord de mon passif médical me coupe les jambes. Mes infos sont là. Les médocs achetés dans différentes pharmacies de Bruxelles. Et moi non plus, je n’ai rien demandé. Voilà, j’apprends aujourd’hui, par hasard, que n’importe quel pharmacien de Belgique à qui je tends ma carte d’identité ou une quelconque prescription médicale, peut tout savoir de mon pedigree - VIH et diabète. Qui d’autre le sait ? Malaise.
En sortant, il n’est plus là, l’autre consentant malgré lui. Un dernier SMS à Martin : « Je pense que Sacha m’a reconnue. Tu me transmets son numéro ? Merci… »
Épisode suivant (à paraître la semaine du 24 mai) : Le jour où je me suis engueulé avec ma pneumologue.
Cette investigation par épisodes est l’un des volets de notre grande enquête participative sur l’hypersurveillance à la belge. Pour naviguer d’un épisode à l’autre, utilisez le fléchage en haut ou en bas de cet article.
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