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RPI : Régime des Petites Indignités

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Noëmie Béchu. CC BY-NC-ND.

Dans le milieu artistique, tout le monde paie en RPI « rémunération petites indemnités ». Même Médor ! La conséquence pour les artistes professionnels est désastreuse.

Au départ, le « RPI », pour « rémunération petites indemnités », c’était un système créé pour les artistes amateurs. Il permettait à l’artiste du dimanche d’obtenir un défraiement à la fancy fair du village. Le RPI a été pensé pour couvrir les frais d’une prestation exceptionnelle.

L’indemnité par personne, car c’en est une et non un salaire, ne peut pas dépasser 130,79 euros par jour et 2 615,78 euros par an (montant 2020). C’est pas fancy fair tous les jours. Mais pour le RPI, si.

Ce mode de rémunération est passé de la prestation amateure occasionnelle au système normal de facturation pour les artistes professionnels. « C’est une sorte de noir toléré, déclare un musicien professionnel. Une solution de fortune à laquelle on est habitué. »

Mais la fortune, ce n’est pas pour les artistes. Avec le RPI, exit leurs cotisations sociales, leurs droits en matière d’allocations de chômage, de pension ou de couverture d’assurance en cas d’accident.

Dans un document de décembre 2013, la Smart (entreprise intermédiaire entre travailleurs et entreprises) identifie déjà un usage abusif quasi systématique du RPI dans le monde la musique. Le « RPI » est détourné de sa fonction première pour payer des pros au rabais.

La Smart parle de « dispositif favorisant le dumping social », sans « aucun contrôle », ajoutant que « toute tentative de contrôler l’usage du RPI risque d’imposer un appareil administratif complexe et lourd, disproportionné au regard des faibles montants individuellement en jeu ».

Ce gros paquebot, c’est un organisme fédéral, la Commission des Artistes, qui le gère. Composée des syndicats, des patrons, des représentants d’artistes et des institutions fédérales (Onss, Inasti et Onem), elle juge les activités proposées sous RPI et délivre les sésames pour activer les RPI : la carte d’artiste qui reconnaît vos activités artistiques, et le “visa” qui vous permet d’être assujetti à la sécurité sociale des travailleurs salariés tout en travaillant sans contrat de travail (1).

En 2020, 41 000 personnes sont titulaires d’une carte artiste et 1 300 d’un visa artiste. De mai 2019 à octobre 2020, la Commission a reçu 11 861 demandes. Elle en a accepté 7 701 et refusé 2 639. Les autres dossiers sont encore en cours de traitement. La Commission francophone se réunit tous les 15 jours. Elle gère les dossiers litigieux et «  a un travail de fous, avance José Granado (FGTB). Avec souvent une différence d’opinion sur l’acceptation de délivrer un visa ou une carte artiste. Par exemple, patrons et Onem ne reconnaissent pas comme artistes des métiers comme maquilleuse ou éclairagiste ».

Le président de la Commission, Fernand De Vliegher, préfère mettre en avant la force de cette commission : « Sa composition permet d’avoir des visions parfois différentes mais surtout de l’expertise. Nous jugeons au cas par cas et jamais nous n’avons dû passer au vote. »

Alain Prost en RPI

Ce que reconnaissent par contre les acteurs du secteur, c’est que les combines pour contourner le système seraient légion : dépassement du seuil légal, RPI au nom d’autres personnes, cumul avec le chômage, etc. Des prestations d’un jour peuvent se répartir sur plusieurs RPI (et donc plusieurs jours).

« Tu dois signer un document pour toi et un pour le donneur d ordre qui le garde en cas de contrôle de ses sorties d’argent, explique un musicien. L’organisateur a sa déclaration ’officielle’, toi tu déchires ton contrat. Personne ne viendra t’embêter. Une pratique courante est de rentrer le nom d’un membre de ta famille une fois ton plafond atteint. Moi, j’ai même déjà signé Alain Prost et personne n’y a jeté un œil. Je connais un type qui preste pour 7 500 euros de RPI par an. »

Le phénomène n’est pas propre à la musique. Théâtre, danse, et d’autres secteurs d’activités paient par RPI, jusqu’à… Médor qui rémunère des illustrateurs par ce biais. « Je leur explique les conséquences, et c’est toujours à leur demande », précise Laurence Jenard, notre fakira (directrice).

Pour Biche de Ville, poétesse pop, les comptes sont vite faits :

« J’aimerais être déclarée mais j’ai besoin d’argent. Du coup, je prends 325€ en RPI plutôt que 200€ en officiel pour essayer d’avoir le “statut d’artiste”(2) qui me semble de plus en plus inaccessible. En fait tu te rends compte que les lieux, les Asbl, les organisations n’ont pas les moyens, et toi, t’as besoin de monter sur scène. Du coup, tu acceptes ce qui ne te convient pas financièrement. »

Mais l’aspect volontaire du RPI n’est pas toujours de mise. Des artistes que Médor a contactés disent ne jamais avoir de contrôle. Ainsi des sessions de modèle « seront payés par le document pour les petites compensations » (le RPI), pas le choix. Une professeur de théâtre en académie raconte la proposition d’une sixième heure de cours en RPI… « à l’année ». C’est ainsi.

CAP 48 et RPI

Les syndicats consultés par Médor (FGTB, CSC et CGSLB) repoussent le système.

Pour les jeunes artistes, le RPI peut paraître une aubaine, mais « ils sont mal renseignés et ne savent pas que le RPI n’ouvre aucun droit au chômage, explique José Granado, (FGTB). Un paquet d’asbl signe des RPI avec les deniers publics. »

Martin Willems, responsable national CSC-United Freelancers (la section du syndicat dédiée aux indépendants), dénonce les abus de RPI qui ne seraient rien moins qu’un dumping social validé par les donneurs d’ordre. « On parle d’opérateurs qui organisent des manifestations culturelles. Pourquoi ne seraient-ils pas capable de demander un contrat d’un jour ou deux à leur secrétariat social ? Parce que c’est trop cher ? Mais il est normal d’avoir des droits sociaux. »

« Je dois refuser quantité d’engagements où l’on ne me propose QUE le tarif du RPI », confirme Raphaël Robyns (musicien professionnel). Le RPI n’est absolument pas contrôlé dans les faits. Mais la cerise sur le gâteau, c’est que les organismes et salles subventionnés et même du service public ont eux aussi recours à cette pratique. « J’ai joué plusieurs fois à la RTBF pour des émissions à gros budget (D6Bels Music Awards, soirée CAP48, etc.) où la seule solution qu’on me proposait en arrivant sur place était de signer un RPI à la société de production qui sous-traitait les freelances ».

Médor a sondé la RTBF sur ses pratiques. En 2019, les montants versés dans ce régime s’élevaient à 56 000 euros (67 756 euros en 2018). « Ce régime représente moins de 0,4 % des rémunérations versées directement ou indirectement par la RTBF aux artistes » précise-t-on du côté des chaînes publiques. Une somme qui n’intègre cependant pas les sous-traitances.

200 euros de trop

Contrer les dérives d’un système prévu pour des amateurs est difficile. Comment définir un pro ? Selon David Dehard, coordinateur de Court-Circuit (une fédération d’organisateurs de concerts soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles), « là, on revient sur le terrain dangereux de la différence entre amateurs (qui peuvent se permettre de prendre des risques sans réfléchir à l’impact financier) et professionnels (qui doivent vivre et payer toutes leurs factures avec la pratique de leur art). » Et si le RPI peut être accepté pour l’un, il fragilise l’autre.

Reste que David Dehard trouve « aberrant que beaucoup d’artistes demandent à être payés en RPI "parce que sinon on leur prend la moitié”.  Mais la réalité, c’est que les RPI sont le système le plus simple tant pour l’artiste que pour l’organisateur. Et vu que, dans notre secteur particulièrement paupérisé, les cachets pratiqués et les budgets disponibles sont souvent faibles, ça arrange tout le monde ».

Ça arrange tout le monde… Ça arrange tout le monde… pas toujours. Les aficionados du RPI peuvent faire une croix pour obtenir leur statut d’artiste. Le RPI empêche ainsi des artistes de le devenir !

Autre conséquence, cette fois-ci pour ceux qui refusent le système RPI : rater des aides.

Fin 2020, la Région bruxelloise a décidé d’octroyer une aide exceptionnelle, unique et individuelle aux travailleurs intermittents de la culture. Conditions ? Avoir perçu entre le 1er juin et le 30 septembre 2020 des revenus s’élevant à maximum 5 000 euros nets, chômage compris. Et de préciser que « la priorité sera donnée aux travailleurs ayant bénéficié des revenus les plus faibles (3 000 et 4 000 euros nets) ».

Pas de chance pour Aurélie Muller (Blondy Brownie) :

« Si j’avais fait des RPI au lieu des 6 (…) contrats pour le peu de concerts que j’ai eu de juin à septembre, j’aurais pu demander une aide à Actiris. Là, pas de chance, j’ai gagné 200€ de trop sur les 4 mois concernés. Avoue que ça incite à l’arrangement type RPI. »

Le RPI s’ajoute à d’autres mesures permettant de toucher du net (exonération de 6 340 euros pour les plateformes collaboratives ou le travail associatif, régime supprimé par la Cour Constitutionnelle mais encore applicable jusque fin 2020). Cela commence à faire beaucoup de salaires qui n’en sont pas.

Promesses politiques

Côté politique, on promet du changement. Mais pas forcément le même chez tous les partis.

Le MR a envisagé d’augmenter le plafond du système RPI, en période coronavirus : « Cette proposition devait être développée en cas de demande du secteur. La concertation avec le secteur n’a pas abouti à une telle demande et donc cette proposition n’a pas été développée ».

Les réformateurs imaginent « les Communautés prévoyant dans les contrats des organisations culturelles subventionnées des modalités d’autorisation ou d’interdiction de relations de travail sous le régime des petites indemnités ».

De l’autre côté du spectre politique, le PTB propose un bureau chargé de gérer l’aspect administratif des contrats, sur le modèle Smart mais sans prendre de commission au passage, pour laisser un maximum de salaire net aux travailleurs.

Tant du côté du cdH, de Pierre-Yves Dermagne (ministre fédéral de l’Economie, PS) que de Bénédicte Linard (ministre de la Culture en Fédération Wallonie-Bruxelles, Ecolo), les partis renvoient la réflexion à la réforme du mal nommé statut d’artiste (dont Médor vous parlera bientôt sur son site).

« Cette carte d’artistes (pour les RPI, Ndlr) ne nous satisfait pas, conclut le président de la Commission des Artistes, Fernand De Vliegher. Je ne sais pas si les artistes sont suffisamment conscients des conséquences. L’idée était bonne au départ, mais à titre personnel, je n’en vois pas l’utilité. »

Si même le Président le dit…

(1) Attention, la reconnaissance d’artistes par la Commission n’a rien avoir avec une reconnaissance de l’Onem.

(2) Fréquemment utilisée, l’appellation « statut d’artiste » est trompeuse, car il n’existe pas en tant que tel de statut dédié aux « artistes ». Il s’agit de dérogations ou assouplissements de statuts existants prenant en considération les spécificités du travail artistique.

Retrouvez notre enquête sur les musiciens en Fédération Wallonie-Bruxelles dans Médor #21 dès le 4 décembre en librairie.

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