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Le Pacte qui trahit

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Amélie Carpentier. CC BY-NC-ND.

Pour clôturer notre chantier « Enseignement », ouvert il y a presqu’un an, nous avons choisi de rencontrer Anne Wilmot. Cette institutrice a passé avec bonheur 25 ans en classe, mais a aussi, par deux fois, accepté de s’éloigner de son métier de cœur pour contribuer à l’organisation de la concertation et des réformes censées améliorer notre école… Ou alors s’agissait-il surtout d’en redorer l’enseigne ? La maîtresse dénonce son gouvernement.

Lorsque Médor a démarré son dossier « Enseignement », début 2020, j’ai pensé à mon institutrice de 5ème primaire Anne Wilmot, qui a œuvré à bien des réformes de l’école, primaire comme secondaire, ces deux dernières décennies. Fin décembre 2019, en raison de son départ à la retraite, nombre de collègues l’ont pressée d’en profiter pour qu’enfin, elle « l’ouvre » ! Anne a servi de « réformatrice » tantôt pour le ministère de l’Enseignement (FWB), tantôt pour la Fédération de l’enseignement catholique, et, finalement, en tant que Secrétaire générale adjointe de la Fédération de l’enseignement fondamental catholique.

J’avais dix ans quand, dans sa chaleureuse classe de l’Institut Saint-Louis Namur, elle m’a appris l’expression « des vertes et des pas mûres », qu’illustre à merveille son bilan d’aujourd’hui. Je ne l’ai revue que 4 ou 5 fois en un (gros) quart de siècle, mais j’ai bien senti que, face à son «  devoir de dire  », elle ne se défilerait pas. J’ai donc encouragé Médor à l’interroger et on m’a, finalement, répondu : «  Ce serait chouette si tu faisais toi-même l’interview de ton ancienne instit’ pour clôturer notre dossier  !  » Flatteuse, l’idée m’a aussi paru audacieuse, d’autant que j’officie moi-même dans l’enseignement depuis 4 ans… (tout en restant journaliste). Anne Wilmot a accepté de réagir en détail et sans tabou au dossier de Médor, qui lui a «  fait cogner le cœur  ».

Médor : Chère Anne, la dernière fois que nous avons pris le temps de discuter, tu m’as dit que le travail de réforme de l’enseignement (comme l’élaboration du Pacte d’Excellence, porté par Marie-Martine Schyns, CdH, puis Caroline Désir, PS) était régulièrement sacrifié sur l’autel des petites batailles politiciennes et des principes d’austérité budgétaire.

Anne Wilmot : Oui, je persiste et signe. Les comités de représentation et les groupes d’experts qui sont censés réformer l’enseignement ressemblent de plus en plus à des paravents pour des décideurs qui n’écoutent même pas, qui font fuir les meilleurs conseillers et relecteurs à force de s’asseoir sur leurs avis, qui font exactement l’inverse de ce qui est prescrit et même souvent l’inverse de ce qu’ils disent faire (via la presse).

La presse aurait-elle une responsabilité dans ces manipulations de l’opinion publique  ?

Quand je côtoyais le haut de la hiérarchie, j’observais souvent que les liens entre les politiciens et les journalistes étaient trop étroits. Mais le problème principal est que, quand les grands décideurs veulent faire passer une idée, ils activent leurs réseaux pour bombarder la presse de cartes blanches et de sollicitations, selon un agenda précis, jusqu’à ce qu’on n’entende plus que leur discours. Ils préparent comme cela l’opinion publique à l’idée qu’il faut absolument faire comme ils l’ont décidé.

Ces décisions liées aux réformes de l’enseignement sont pourtant présentées comme étant le fruit du travail de l’administration, d’experts invités et d’autres représentants du secteur.

Je pense, au contraire, que ces décisions ne représentent pas les gens de terrain, ni l’administration, ni les si nombreuses personnes que j’ai réunies, comme cela m’a été demandé, pour construire des réformes adaptées. J’ai vraiment le sentiment que tous ceux qui ont les mains dans le cambouis, sinon presque tous, sont aujourd’hui choqués que les ministres, d’hier ou d’aujourd’hui, présentent ces décisions irréalistes comme le fruit de leur travail. Tout cela n’a pas grande valeur démocratique, parce que les avis collectés sont systématiquement manipulés, plusieurs fois édulcorés, en partie occultés… Ces avis ne font même pas l’objet de véritables PV ! Bien sûr, le résultat de telles manipulations est dangereux pour l’école.

Tu dis que vos réformes – pardon, leurs réformes  ! – sont dangereuses ?

Oui, le Pacte d’excellence risque fort d’aggraver les inégalités scolaires, alors qu’il est censé faire tout l’inverse. Les objectifs du Pacte étaient bien beaux, mais j’ai vite compris que nous devions nous méfier. Quand nous avons reçu les objectifs précis et le timing, mes collègues et moi avons immédiatement averti que c’était mission impossible. On a alors tenté de leur faire oublier l’utopie d’un grand bulldozer qui balaierait les mentalités actuelles, supposées mauvaises, des enseignants, des parents et des élèves. On a dit qu’il fallait tenir compte de l’école existante et non rêver d’une page blanche ou espérer mettre de l’ordre à la manière de Merlin l’enchanteur. Alors, ils ont lâché un peu de lest… Mais si peu ! L’esprit de précipitation est resté. Ils tenaient tellement à faire voter presque tout avant les élections (de 2019) ! Il fallait que leur « œuvre » soit très vite irréversible. Pour cela, ils sont allés jusqu’à lancer des élèves de 2ème primaire dans le nouveau programme alors que ces élèves n’avaient même pas suivi le début du programme en 1ère  !

Et cela a conduit à un Pacte qui aggrave les inégalités  ?

Le Pacte, tel qu’il est aujourd’hui, augmenterait encore le recours, souvent désespéré, à des services extérieurs payants : cours particuliers, coaching, accompagnement par des professionnels de la santé, études dirigées dans les écoles… C’est un phénomène déjà très présent, comme Médor l’a bien illustré (lire par exemple notre enquête sur le coût des cours particuliers, NDLR). La raison est très simple : le Pacte fixe des objectifs inaccessibles, des enseignements trop nombreux et des exigences impraticables ! Le « jeu » n’est déjà pas jouable avec ce qui est attendu des élèves aujourd’hui mais, au lieu d’entendre le cri d’alarme des enseignants, on charge encore la barque. On a choisi la quantité. On a choisi de ne pas choisir. Or, un bon enseignement, c’est « peu mais bien », sinon on perd la majorité des élèves en cours de route et on reste superficiels (sur la relégation des élèves qui n’entrent pas dans le rang, lire « Nous, au fond de la classe » ou « Tu veux faire avocat ? Fais secrétaire ! », NDLR).

Les objectifs fixés par la Communauté française (FWB) seraient-il donc déjà inaccessibles  ?

Oui, ils le sont déjà et oui, ils vont probablement l’être davantage bientôt. Mais cela n’empêche pas les instigateurs du Pacte de prétendre – par écrit s’il vous plaît – que le Pacte vise « 100 % de réussite des élèves » ! Alors, je me demande comment on peut avoir moins d’échecs avec un contenu beaucoup plus vaste et des exigences beaucoup plus fortes que celles qui, déjà, larguent tant d’élèves. Faudra-t-il rédiger des « bulletins-mensonges » ?

On a quand-même l’impression que le niveau des élèves doit être rehaussé quand on lit les rapports d’enquête PISA.

Oui, il faut qu’on ait de meilleurs résultats. Cependant, parmi les enquêtes sur notre enseignement, celles que PISA consacre aux performances de nos élèves ne me semblent pas les plus intéressantes. D’autres enquêtes pointent le niveau extraordinaire des inégalités au sein de nos écoles. D’autres encore concernent notre recours massif au redoublement. Pendant ce temps, les enquêtes PISA sur les performances des élèves ne tiennent pas compte de nos objectifs, qui ne sont pas les mêmes que ceux des autres pays étudiés (OCDE). PISA n’évalue pas ce qui est au programme chez nous mais fixe ses propres critères, puis compare des pommes et des poires. Ensuite, on a tendance à faire dire ce qu’on veut à ces enquêtes. Il vaudrait mieux porter notre attention sur nos évaluations à nous, en particulier sur les évaluations externes des élèves. Sous l’influence de PISA et de l’institut McKinsey, on est en train de sombrer dans une maladie du chiffre et on commence à croire que l’école peut être gérée comme le sont les entreprises.

L’entreprise de management Mc Kinsey aurait-elle beaucoup d’influence auprès de notre ministère de l’Enseignement  ?

Mc Kinsey a une influence affolante sur notre école. Je connais des gens qui ont démissionné du cabinet de Joëlle Milquet parce que Mc Kinsey s’infiltrait beaucoup trop dans les coulisses. C’est ce qui explique, à mon avis, cette tendance qu’ont les décideurs d’aujourd’hui à exiger absolument des trucs chiffrables et oublier que l’enseignement est dans la gestion de l’humain. Par conséquent, on ne mesure pas souvent le bien-être des élèves à l’école, alors que c’est l’objectif premier.

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