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L’horreur statistique
Accidents du travail : épisode 1/7
Illustration (CC BY-NC-ND) : Mariavittoria Campodonico
Enquête (CC BY-NC-ND) : Julien Bialas & Louis Van Ginneken
Publié le
Chaque année en Belgique, 100 travailleurs perdent la vie suite à un accident du travail. Des milliers d’autres restent handicapés à jamais. Les vies d’Emanuel et d’Angela ont été brisées par le boulot. Des drames aussi soudains que prévisibles.
Ça a pris un peu de temps avant qu’Emanuel ne trouve sa place. Il a commencé des études, puis d’autres, pour arrêter très vite après. Ce n’était pas vraiment fait pour lui, faut dire. Mais enfin, il avait commencé cet apprentissage en ferronnerie dans une petite entreprise familiale germanophone, dans la région où il a grandi. Un métier manuel et technique, proche de l’artisanat. Cette fois, Emanuel le sentait, il était exactement là où il devait être. Le futur promettait d’être beau. Il s’est arrêté brutalement.
Le drame s’est produit lors d’une journée de travail chargée, comme peut en connaître la société de quatre personnes qui l’employait. Des trucs à transporter d’un côté à l’autre du village. Pour accélérer, Emanuel décide de monter à bord d’un Clark, seul. Ensuite, la catastrophe. Trente centimètres. C’est cette différence de hauteur, entre la route et le trottoir, qui a fait basculer le chariot qu’il conduisait. Et sa vie avec. Sur le bord de la route, la police retrouve le véhicule renversé sur le flanc. À 21 ans, Emanuel est décédé d’un accident du travail.
La mort d’Emanuel est un cataclysme pour sa famille. « Notre mère n’est plus la même depuis », explique Luisa. « J’ai commencé la thérapie il y a quelques mois. Ça ne pourra pas changer grand chose mais c’est important pour moi. Je ne sais pas si, plus d’un an après, j’ai réellement compris ce qui nous est arrivé. C’est irréel, quand c’est une personne si jeune. C’est tellement brutal. »
Auto, boulot, hosto
Emanuel est venu noircir la case d’un tableau de statistiques Excel de Fedris, l’Agence fédérale des risques professionnels. Son histoire est aussi tragique qu’ordinaire. Aussi soudaine que courante. Chaque année, en Belgique, 200 000 déclarations d’accidents du travail sont en moyenne enregistrées. Le secteur privé concentre la grande majorité des cas. Dans cette branche, les accidents de travail reconnus conduisent dans plus d’un cas sur deux à une incapacité de travail - temporaire ou permanente. Parfois au décès. Entre 2012 et 2021, Emanuel et 661 autres personnes ont perdu la vie sur leur lieu de travail. Si pendant des décennies, les accidents du travail ont diminué, les chiffres évoluent peu aujourd’hui. Un plateau tend même à se dessiner pour les accidents les plus graves.
Un travailleur sur quatre se blesse au travail durant sa carrière, affirme une étude française. Malgré l’ampleur du phénomène, les accidents du travail restent peu questionnés. Dans la presse quotidienne, qui en fait régulièrement écho, ils sont traités comme des événements individuels, isolés. Dès que les accidents sont regroupés dans des bases de données et des graphiques colorés, il devient évident qu’ils n’ont rien d’aléatoire. Ils frappent avec une impitoyable régularité certains secteurs, certaines couches de la population.
« On n’interroge pas la connotation sociale des accidents du travail, on n’interroge pas le fait qu’ils sont très inégalement répartis », explique la sociologue Véronique Daubas-Letourneux. Pour l’autrice du livre Accidents du travail, des morts et des blessés invisibles, les accidents du travail ne sont pas un fait divers, ils sont un fait social.
Des drames prévisibles
Un homme, ouvrier ou intérimaire, peu expérimenté, généralement actif dans le secteur de la construction, des transports, de l’entreposage, du nettoyage industriel ou de l’industrie manufacturière. Voilà, brossé à gros traits, le profil type d’un accidenté sur son lieu de travail. Emanuel n’est pas une exception. D’après les chiffres de 2021, un tiers des victimes avait moins d’un an d’expérience au sein de leur entreprise, au moment de l’accident (63 % moins de cinq ans). Dans près de 70 % des cas, la victime était un ouvrier. Un chiffre qui monte à 75 % pour les accidents entraînant une incapacité permanente et à plus de 80 % pour les cas mortels.
Sans grande surprise les emplois les plus pénibles et les travailleurs peu ou pas qualifiés sont les plus exposés aux risques. Alors que les hommes sont impliqués dans près de 70 % des accidents (et plus de 90 % des décès), il est tentant d’analyser les accidents du travail sous le prisme du genre. Cette lunette révèle cependant qu’à poste similaire, femmes et hommes s’avèrent égaux face aux dangers et aux risques. Les différences reflètent davantage la surreprésentation des hommes dans les secteurs les plus accidentogènes. Construction : 89 % d’hommes. Transports et entreposage : 76 % d’hommes. Un chiffre similaire à celui observé dans l’industrie manufacturière (75 %). Constat identique dans l’agriculture, la sylviculture et la pêche où moins de 30 % des travailleurs sont des travailleuses. Pourtant, les femmes ne sont pas épargnées par les risques.
Les femmes confrontées à des risques spécifiques
Angela Vazquez a 58 ans et travaille dans un « métier de ménage » depuis 37 ans. Arrivée en Belgique à 21 ans, sans possibilité de faire valoir son diplôme colombien, elle n’a pas eu d’autre choix pour s’insérer. Chaque semaine, cette mère de famille assume 38 heures de ménage chez des particuliers. Une cadence infernale, alors que la majorité de ses collègues ne peuvent assumer un temps plein. Au sein de la profession, les femmes occupent 98 % des postes. Parmi elles, 46 % sont peu qualifiées et, à Bruxelles, 76 % sont d’origine étrangère.
« Mais Madame, c’est la huitième fois que vous tombez en travaillant », a-t-on rétorqué à Angela, dans son agence de titres-services, lorsqu’elle a voulu déclarer l’accident survenu la veille. « C’est la huitième fois, oui, si je ne compte pas tous ceux que je ne déclare pas », rétorque Angela. « C’est surtout dans les escaliers qu’on tombe. On se fait mal au dos et ça devient des douleurs chroniques. J’en ai des cicatrices. J’ai mal aux mains et aux poignets. Mes genoux, je ne peux pas les plier très longtemps. À l’agence, ils me disent que c’est l’arthrose, mais je n’avais pas ces problèmes avant de tomber. »
Tout comme les aides-soignantes et les magasiniers (d’autres professions très « féminines »), les aides-ménagères trustent le haut des tableaux statistiques. Alors qu’une petite baisse des accidents du travail est enregistrée chez les hommes, la dynamique est différente chez les femmes où les chiffres absolus stagnent voire augmentent légèrement. Si cette réalité traduit l’augmentation de leur taux d’activité au fil des décennies, elle pointe également les risques auxquels les femmes sont spécifiquement exposées. Dans son rapport annuel, Fedris (l’Agence fédérale des risques professionnels) souligne par exemple que les femmes sont plus souvent victimes d’accidents sur le chemin du travail ; elles qui sont surreprésentées dans les secteurs de l’aide à domicile, dans le personnel infirmier ou parmi les employés de bureau.
Le risque existe aussi sur le lieu de travail, même si les conséquences directes peuvent paraître moins spectaculaires et graves (à court terme) que la chute d’un échafaudage. « Pour les femmes, il y a un phénomène de naturalisation des accidents. Elles ont une plus grande tendance à intérioriser et à accepter que des micro-accidents fassent partie du travail normal », observe Laurent Vogel. Chercheur à l’Institut syndical européen (ETUI) - spécialisé dans le domaine des conditions de travail, de la santé et de la sécurité - il est convaincu que, du côté des femmes, les chiffres officiels sont en-deçà de la réalité. « La personne dans la maison de repos qui se bloque le dos ne va pas le considérer comme un accident de travail ». Et il ne sera alors pas déclaré. Comme des milliers d’autres chaque année.
Car si les statistiques donnent de précieuses indications sur le monde du travail en Belgique, elles restent parcellaires. Une certitude : le travail blesse et tue bien plus que ce que les chiffres officiels rapportent, comme nous le verrons dans le chapitre 2.
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Un accident du travail est un événement soudain, survenu pendant et par le fait de l’exécution du contrat de travail, qui provoque une lésion soit physique, soit psychologique. Les accidents survenus sur le chemin du travail sont également considérés comme des accidents de travail. Ils représentent, aujourd’hui, un peu plus de 20 % des déclarations.
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Le lecteur attentif aura relevé la différence entre la soixantaine de décès annuels recensés sur le lieu de travail et le chiffre de 100 décès annoncé en début de chapitre. Les accidents sur le chemin du travail (également considérés et comptabilisés comme accidents du travail) expliquent cet écart.
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Datant de 2013.
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72 % des aides-ménagères travaillent moins de 30 heures par semaine, selon une étude réalisée par IDEA Consult en 2019.
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Selon les données de l’OCDE, le taux d’emploi en équivalent temps plein est passé chez les femmes de 46,3 % à 51,5 % entre 2012 et 2021 contre 67,9 % à 67,8 % pour les hommes. A noter que les contrats à temps partiel et les intérims sont toujours largement plus courants chez les femmes que chez les hommes.
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