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Dans les années qui suivent le passage du nuage de Tchernobyl (1986), les cas de cancers papillaires chez les enfants s’accumulent… Malgré les conclusions inquiétantes du professeur Michel, les autorités ferment les yeux. Selon lui, c’est « un scandale de santé publique ».
Chirurgien depuis 1977, le professeur Luc Michel s’est donné corps et âme pour son métier.
Difficile de résumer en quelques lignes un CV long de 47 pages. À 18 ans, il pense s’orienter vers des études d’ingénieur en physique nucléaire, discipline qu’il a découverte dans les boules de l’Atomium lors de l’Exposition universelle de Bruxelles.
Il décide finalement d’étudier la médecine à l’Université catholique de Louvain (UcL). Une fois son diplôme en poche, il s‘envole pour les États-Unis avec sa femme pour y continuer sa formation postdoctorale en Chirurgie à la Mayo Clinic dans le Minnesota, puis au Massachusetts General Hospital de Harvard à Boston.
Quatre ans plus tard, il revient en Belgique avec sa femme et leurs deux premiers enfants. Il est alors désigné pour lancer le service de chirurgie générale Cliniques Universitaires de l’UcL à Mont-Godinne.
Au début, il est seul à gérer ce service ; il part vers 7h30 pour rentrer vers 20h-21h… Sans compter les gardes de nuit qu’il faut assurer au moins un jour sur trois. Le professeur n’a pas beaucoup de temps à consacrer à ses quatre enfants. Il l’admet : « L’éducation de mes enfants ? Tout le mérite revient à mon épouse ». À trois ans, son fils lui dit déjà ne jamais vouloir devenir médecin, « c’est un métier trop dur ».
Retraité depuis maintenant quatre ans, Luc Michel occupe ses journées aux côtés de sa femme et continue à écrire.
L’œuvre de sa vie ? La compilation des données (voir épisode précédent) sur les cancers de la thyroïde chez les enfants. Qu’il met directement en lien avec l’accident de Tchernobyl.
Le bulletin météo fatal
Dans les années 1990, les autorités (Santé publique et Agence fédérale de contrôle nucléaire) continuent d’affirmer que le nuage radioactif n’a eu aucun impact sur la santé des Belges.
L’argument classique opposé au Dr Michel pour justifier l’augmentation du nombre de cas de cancers : il y a aujourd’hui un meilleur dépistage. Point.
Mais, sur les conseils de ses collègues ukrainiens et biélorusses, le professeur Michel appelle l’Institut royal de météorologie (IRM).
Le climatologue Marc Vandiepenbeeck lui envoie alors un rapport rédigé en 1990 portant sur les aspects météorologiques de l’accident de Tchernobyl.
Les chiffres sont éloquents : en temps général, le taux de radioactivité est de 3,2 becquerels par an. À cette époque, il atteint 70 becquerels par jour… Et la teneur en iode radioactif dépasse les possibilités de mesures des équipements de l’IRM.
Classé sans suite
Colloques, conférences, articles dans la presse, interviews à la télé… Fin des années 1990, lorsque le professeur commence à accumuler des cas, il propose à Daniel Blackburn, médecin assistant candidat spécialiste, de réaliser son travail de fin d’études sur le sujet.
Malgré la taille restreinte de son échantillon, ce travail est accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par la European Society of Pediatric Endocrinology (organisation internationale de recherche en endocrinologie).
« Ils lui donnent même l’occasion de le publier dans le European Journal of Pediatric Endocrinology. Ça passe comme une lettre à la poste alors qu’il faut, en principe, un an pour arriver à ce genre de publications », se souvient le professeur.
En 2001, trois ans après la parution du travail de fin d’études de Daniel Blackburn (aujourd’hui professeur à l’Université de Sheffield au Royaume-Uni), le Dr Michel publie son premier article scientifique sur le sujet dans lequel il explique ses cas et soulève la question d’un potentiel lien avec Tchernobyl.
À ce stade, il a encore trop peu de données. Au fil du temps, le professeur construit une recherche de plus en plus solide. Il donne des colloques aux quatre coins du monde : Chine, Ukraine, Lettonie, États-Unis.
De Tchernobyl à Fukushima
En 2018, lors du congrès du Collège chinois de Chirurgie, le professeur Michel est invité pour parler de ses recherches. « Il y avait beaucoup de monde et beaucoup de bruit… Quand vous montez sur le podium, vous vous demandez comment vous allez capter l’attention d’un tel auditoire… J’ai commencé ma présentation par une diapositive montrant une carte d’Europe, et une carte d’Asie. Je montrais qu’à vol d’oiseau, la distance entre Tchernobyl et Bruxelles était la même qu’entre Fukushima et Pékin. Le fait d’avoir montré cette comparaison, il y a eu instantanément un silence dans la salle. On m’a écouté jusqu’au bout sans broncher et on m’a posé des tas de questions après. »
À la suite de sa conférence, le Chinese Journal of Cancer lui demande un article résumant toutes ses découvertes : « J’ai demandé un mois pour le préparer, et presque tous les jours on me demandait ”où est-ce que vous en êtes ?”. Finalement, j’ai envoyé mon article, et j’ai appris, 48h plus tard, qu’il avait été refusé. Il est clair qu’il y a eu une censure officielle. Je pouvais parler mais je ne pouvais pas laisser de trace écrite. » Le sujet est trop risqué ; il fait trop peur en Chine.
Une ultime tentative
En 2016 encore, à 69 ans, le professeur Michel propose à l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire (AFCN) de venir leur présenter ses travaux.
Avant même sa proposition, le chirurgien était déjà convaincu que sa demande n’allait pas être acceptée. « Jamais je n’ai été invité. Quand quelqu’un a quelque chose à dire et est prêt à venir se mettre dans la fosse aux lions mais qu’on ne l’y met pas, scientifiquement, c’est une attitude indéfendable. »
Comment se fait-il que ses travaux aient été à ce point occultés ?
En 2011, à l’occasion des 25 ans de Tchernobyl, la RTBF décide de parler du problème et découvre les travaux du professeur Michel.
Ce soir-là, en ouverture du journal télévisé, les Belges entendent : « la catastrophe de Tchernobyl, il y a 25 ans, aurait provoqué des cancers de la thyroïde chez des enfants et des jeunes adolescents chez nous ; la révélation surprend ». Au cours du reportage, le professeur Michel explique ses recherches et ses conclusions.
Suite à cela, la presse écrite reprend le sujet : La Libre Belgique, L’Avenir, Le Soir, la Dernière heure, … Les articles se multiplient. Tout le monde en parle !
Mais le lendemain, le Centre d’étude de l’énergie nucléaire (CEN) s’interpose : selon eux, le professeur Michel a totalement tort.