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La retraite de Bulgarie

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Ils sont une quinzaine de Flamands à avoir investi un coin perdu de Bulgarie avec un œil sur leur retraite. Tout ça à cause d’un couple de bons Samaritains, de l’impact de la télévision et du grand marché européen.

Il y a déjà cinq heures que le train a quitté la capitale. Après avoir traversé d’étroites vallées de montagne, il s’enfonce maintenant dans la nuit. Les passagers ont éteint la lumière et des verres d’alcool s’échangent dans l’obscurité du compartiment. Entre deux tournées, on commence à guetter par la fenêtre grande ouverte, dans le vent et le fracas métallique du convoi, l’arrivée en gare, pas davantage éclairée, de Popovo. Heureusement, les trains bulgares sont lents, mais ponctuels, et Jo Van der Steen et Ronnie Marynissen sont bien là au rendez-vous.

Il y a déjà onze ans qu’ils ont délaissé Puurs, berceau de la Duvel et fief de Kris Peeters, pour vivre la plus grande partie de l’année à Lomtsi, au nord-est de la Bulgarie. Une bonne quinzaine d’autres Flamands, loups solitaires ou en famille, les ont suivis dans cette aventure, acquérant en tout une trentaine de maisons. Ce qui les a attirés ? Les vastes étendues sauvages, la gentillesse des habitants et surtout l’incroyable faiblesse du coût de la vie. La retraite se dessine pour la plupart d’entre eux et, quand on a une pension modeste, les prix bulgares changent la perspective du tout au tout. Une grande maison au milieu d’une campagne comme il n’en existe plus en Flandre revient à quelques dizaines de milliers d’euros à peine ; les courses ou le restaurant coûtent le tiers ou la moitié du tarif belge : le compte est vite fait. Quel­ques-uns de ces primo-arrivants viennent de Flandre occidentale ; beaucoup sont originaires de la même région que Jo et Ronnie, aux confins des provinces d’Anvers et de Flandre orientale.

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Pays de résidence secondaire proposés par les exposants du salon Second Home 2019 à Courtrai. * une occurence

Gai, gai, marions-nous

Parmi eux, Danny. La cinquantaine bien entamée, cet entrepreneur campinois « de père en fils » est encore loin de la retraite, mais rénove depuis 2012 une maison située sur les hauteurs de Sadina, à quelques kilomètres au nord de Lomtsi. « Pour moi, ce n’est encore qu’une maison de vacances », confie-t-il, mais il est déjà venu cinq fois deux semaines cette année. Au milieu d’un aimable capharnaüm, dont une meule en pierre d’un mètre vingt de diamètre constitue la pièce maîtresse, Danny rénove tout en matériaux traditionnels, avec des blocs de torchis et du bois, là où les locaux mettraient du Gyproc et des parpaings. « La première qualité ici, c’est la gentillesse. On ne se comprend pas vraiment, mais on m’offre régulièrement des tomates et des concombres. » En échange, il y a l’entraide. La population locale est vieillissante et, souvent, les demandes sont en rapport avec les soins de santé : conduire une voisine malade à l’hôpital, avancer ou donner de l’argent pour des frais médicaux…

À l’instar de Danny, Gerard et Cathy se sont installés à Sadina. Après 17 ans de travail dans l’immobilier en Espagne, près de la Costa Blanca, ils ont ressenti l’envie d’une vie moins stressante. Leur habitation, qu’ils ont acquise en 2013, est un peu différente de ses voisines : une maison bourgeoise à étage – c’était celle du vétérinaire du village –, qui doit dater de l’immédiat après-guerre, dissimulée derrière un grand portail.

Cathy a ouvert un bar-restaurant ombragé dans la cour. Le bar lui-même est installé dans une antique grange réaménagée, mais les chaises en plastique et les tables ont été récupérées dans une brocante. Elle cuisine elle-même, avec beaucoup de légumes du jardin. « 80 % des clients sont Bulgares, mais ils viennent juste manger une portion de frites parce que le menu est trop cher pour eux. » Il y a aussi des Flamands en quête de carbonnades, d’une bière d’abbaye ou simplement de vie sociale. Mais l’établissement n’ouvre que l’été. « Les gens commencent seulement à découvrir la Bulgarie. De même, quand on a une maison de vacances, il ne faut pas compter la louer en permanence, même en saison. » Le reste de l’année, leur emploi du temps est « plutôt relax », selon ses propres dires.

Contrairement à Jo et Ronnie, ils vivent ici en permanence. Gerard a même rompu tout lien avec sa famille et, pour rien au monde, il ne retournerait en Belgique. La grande nouvelle, c’est que le couple va se marier. « Ce sera le premier mariage célébré à Sadina depuis 20 ans. Il n’y a plus de jeunes ici. Ils sont tous partis », commente Cathy. La cérémonie, modeste, sera célébrée par la maire, qui leur met une salle du petit musée local à disposition pour la fête, la mairie n’ayant pas de local décent à proposer.

Style Bokrijk

Mais que font tous ces Belges dans ce coin de campagne déshérité, ou plutôt : pourquoi là et pas ailleurs ? C’est la conséquence d’un invraisemblable concours de circonstances, impliquant un agent de voyages visionnaire, un couple entreprenant – Jo et Ronnie – et deux chaînes de télévision.

En 1972, Jo et Ronnie viennent d’avoir 20 ans. Tous deux de milieu modeste, ils cherchent pour leur voyage de noces une place au soleil sans bronzer idiot. Et le type de l’agence de voyages leur propose une nouvelle destination, située derrière le rideau de fer : la Bulgarie ! Par curiosité, ils se laissent séduire et embarquent pour les Sables d’Or, une station balnéaire créée de toutes pièces au bord de la mer Noire. Ils profitent de plages désertes, font un aller-retour en Tupolev jusqu’à Sofia et découvrent ces drôles de magasins accessibles aux seuls Occidentaux. Le tout leur laisse d’excellents souvenirs, mais il y a une famille à fonder, des carrières à mener et la Bulgarie est rangée pour quelques décennies dans l’armoire aux souvenirs.

Trente-cinq ans plus tard, anno 2007. La cinquantaine bien entamée, Jo et Ronnie visitent un salon consacré aux secondes résidences à Courtrai. La préretraite se dessine pour lui – restructuration oblige – et elle est également prête à jeter l’éponge. Le train de vie sera décent, mais pas plantureux : moins de 3 000 euros par mois à eux deux. Alors qu’ils visent l’Espagne ou la Crète, ils tombent sur le stand de Sunny Bulgaria, la société d’un certain Tom Jansen. Ce Néerlandais propose d’antiques fermes en Bulgarie pour des prix renversants : 30 000 ou 40 000 euros pour des bâtisses en bon état, moins de la moitié pour d’autres, et la Bulgarie se rappelle soudain à leur bon souvenir. « On a toujours aimé ce style “Bok­rijk”, explique Ronnie Marynissen. Les maisons à l’architecture ancienne. »

Le Néerlandais leur propose un voyage de découverte, remboursé en cas d’achat. Les premières impressions sont mitigées, mais après une nuit à Pomoshtitsa, à quatre kilomètres d’où ils vivent aujourd’hui, ils sont conquis par les charmes de la campagne.

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Pierre Gilissen. CC BY-NC-ND

Téléréalité

Le destin leur tombe dessus le lendemain, sous la forme d’un coup de téléphone de Tom Jansen. « Il nous a demandé si ça nous dérangeait qu’on vienne faire quelques images quand on prenait notre petit déjeuner, raconte Jo. En fait de photos, c’était bTV, première chaîne de télévision commerciale du pays, qui faisait une série de reportages sur “Les nouveaux Bulgares”, les gens qui venaient s’installer dans leur pays. » Ils seront suivis, en parallèle avec quelques autres candidats acquéreurs, pendant trente épisodes en tout, étalés sur deux saisons. « On s’est retrouvés célèbres dans toute la Bulgarie. À la fin quand on arrivait pour visiter une maison, les gens savaient déjà qui on était. »

Toujours sous l’œil des caméras, ils finissent par craquer pour une maison à Lomtsi. « Elle était inoccupée depuis vingt ans. Le jardin était une vraie jungle. » La rénovation sera coordonnée par téléphone. « On travaillait encore tous les deux. De toute façon, croire qu’on va y arriver tout seul parce qu’on a déjà fait une rénovation en Belgique, ça ne fonctionne pas. Tout est différent là-bas. » Le résultat est spectaculaire, notamment ces écuries converties en un vaste et douillet salon, tout en conservant la plupart des éléments d’origine. En 2009, sonne finalement l’heure du déménagement et de la retraite. Celle-ci pourrait être paisible, mais ce serait à nouveau compter sans la télévision.

Cette fois, c’est la VRT, la télévision publique flamande, qui s’intéresse à leur histoire. En 2011, la très populaire émission Koppen se penche sur une série de Belges qui, faute de moyens, partent vivre leur retraite à l’étranger. La diffusion suscite énormément de réactions en Flandre. « On s’est mis à passer beaucoup de temps au téléphone pour répondre aux gens, raconte Ronnie. Nous avons reçu au moins trente personnes dans notre appartement de Puurs, venues nous poser des questions. Si bien qu’on a fini par créer un site web. » L’effet boule de neige ne s’arrête pas là. Des liens se nouent ; une petite communauté se met en place. « Certains sont devenus des amis et sont venus loger à Lomtsi. » Mais il y a aussi des inconvénients. « Après, vous êtes obligé de les emmener voir des maisons. Puis ils achètent et vous demandent de l’aide pour coordonner les rénovations. » Jo surenchérit : « Les accompagner chez le notaire, faire confectionner des rideaux, acheter une voiture… Pour finir, on ne faisait plus que cela, et cela a duré des années. »

Far West

Jo et Ronnie connaissent beaucoup de monde et le climat favorise la convivialité : il fait chaud six mois par an, on vit dehors, on s’installe sous les tonnelles couvertes de vigne vierge et on profite de la vie. Autour de la table, il arrive alors de croiser des personnages plus singuliers.

Nous croisons Wim1, look de vieux garçon quadragénaire. L’élocution est laborieuse, mais nous finissons par comprendre qu’en partance pour Varna, il est un peu perdu à l’idée de devoir rallier l’aéroport de la grande ville côtière pour un aller-retour à Gand. Il y a trois ans qu’il a acheté à Lomtsi, mais la rénovation de sa maison est en panne. Gros problème d’alcool, paraît-il…

Au fil des discussions, un univers particulier se dessine, Far West de villages à moitié vides, où tout se négocie à l’arrache pour ressusciter de coquettes maisons sur des ruines au toit effondré, où l’on peut réussir sa nouvelle vie moyennant un peu d’adaptation aux réalités locales et un solide sens pratique, notamment en matière de bâtiment. Mais tous ceux qui arrivent ici n’ont pas les bonnes cartes en main. Il y a ceux qui se lancent dans des rénovations absurdes, comme avoir du chauffage par le sol alors qu’ils ne comptent pas passer l’hiver ici. Il y a ce jeune couple qui est là parce que quasiment sans revenus, hormis l’aumône des parents. Il y a celle qui avait fait de grands projets, mais a été rattrapée par la maladie. Il y a celui qui, pris par la folie des grandeurs, a quasiment acheté une rue entière, mais se brouille avec tout le monde…

Originaire de Lomtsi, Gergana Dobreva confirme que l’implantation des Belges dans la région n’est pas systématiquement un franc succès. Née « la dernière année du communisme », elle fait partie de la nouvelle génération et connaît bien ces « nouveaux Bulgares ». Elle a servi d’intermédiaire pour plusieurs d’entre eux et parfois pris soin de leurs maisons en leur absence. Avec le noyau des Belges motivés, elle a de très bons contacts. « Je connais même un couple qui suit des cours de bulgare quand ils sont en Belgique. Mais il n’y en a pas tant que ça qui, comme Jo et Ronnie, veulent se mélanger à la population. Certains veulent vivre comme en Belgique ; d’autres ne viennent que pour les vacances et ne souhaitent pas avoir trop de contacts. En général ils sont là à Pâques, pour les grandes vacances, une semaine en automne, et le reste du temps, c’est vide. Bien sûr, on veut voir les villages changer et c’est bien que les maisons soient rénovées. Mais ce n’est pas vraiment la solution pour les campagnes, cela ne crée pas de vie. »

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Pierre Gilissen. CC BY-NC-ND

Vivre avec 80 euros par mois

La mairie de Lomtsi a connu des jours meilleurs. Un bâtiment en pur style brutaliste, vision totalement incongrue au milieu de toute cette ruralité, mais typiquement bulgare. L’intérieur est totalement délabré, avec ses pièces condamnées à grands coups de plaques en Unalit. C’est l’univers de travail de Basri Ahmedov, le secrétaire communal, qui officie plutôt en tant que maire.

« Les villages ne perçoivent pas beaucoup d’argent européen, regrette-t-il. Il y a des programmes européens pour l’agriculture ou la promotion du tourisme, mais, pour en bénéficier, il faut financer une partie des frais, et les villages n’ont pas d’argent. C’est la municipalité [équivalent ici d’un arrondissement] de Popovo qui répartit les fonds. » Les besoins les plus criants ? « L’eau. Nous n’avons pas de système d’évacuation : tout va dans des avaloirs et dans des puits. Mais les tuyaux d’alimentation sont également vétustes. Normalement, l’eau du robinet est partout potable en Bulgarie, mais ici, il y a parfois des traces de rouille ou de sable. »

Jo et Ronnie connaissent bien le problème, eux qui ont dû dissuader par téléphone leur entrepreneur de concentrer toute l’évacuation des eaux de pluie vers leur fosse septique…

Mais Basri Ahmedov confirme que le problème numéro un reste le dépeuplement : « En 1990, il y avait ici entre 1 100 et 1 200 habitants. Il n’en reste aujourd’hui que 500. Il n’y a pas d’emplois. Les gens partent en ville ou à l’étranger. Il reste surtout des personnes âgées, qui demandent plus de soins. Nous n’avons que deux fois par semaine un médecin, qui vient de Popovo. Et pour trouver une pharmacie, il faut aller là-bas aussi. »

De quoi rendre nostalgiques certains ? « Beaucoup de gens pensent que c’était mieux sous le communisme, surtout dans les villages. Ils disent que tout ce qui avait été construit à l’époque, on n’arrive même plus à l’entretenir avec “la démocratie”. Et que, si les salaires n’étaient pas élevés, tout le monde avait au moins les moyens d’avoir un toit. »

Et l’avenir ?

Dans leur magasin le long de la grand-route, Nedko et Snejana abondent dans le mê­me sens. Ici, la pension de retraite moyen­ne tourne autour de 250 euros par mois, mais il y en a qui doivent se débrouil­ler avec 80 euros. D’un signe de la tête, Nedko désigne un petit carnet où ils notent tous les crédits qu’ils accordent à leurs clients. « Certains paient leur note une fois par mois. »

En 2018, la Bulgarie est toujours le pays le plus pauvre de l’Union européenne, mais c’est aussi celui où le coût de la vie est de loin le plus bas. Il est logique qu’il finisse par susciter bien des convoitises. Ce qui est sûr, c’est qu’il change à toute allure. Il y a onze ans, Jo confiait à bTV : « Ce qui nous séduit, c’est cette vie authentique, qui est comme celle de nos grands-parents. Alors que, de nos jours, on vit dans une société du gaspillage : on achète une armoire chez Ikea et on la jette au bout de cinq ans parce qu’on s’en est lassé et qu’on la considère juste comme un bibelot. Et puis, on se sent tellement bien ici. On se dit qu’on a de la chance d’y être, tout simplement. »

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