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Toi, toi, mon toit

Entretien avec Philippe Mercenier

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Adèle Boterf. CC BY-NC-ND.

Pour les sans-abri de Liège, Philippe Mercenier et son réseau de bénévoles incarnent un projet de société. En cinq ans, Sortir du bois estime avoir « fait mieux » que Willy Demeyer : rendre leur dignité à une trentaine de personnes. C’est peu et tellement à la fois.

Hiver 2020. Chacun chez soi, à l’abri du virus planétaire. Mais comment fait-on quand on n’a pas de chez-soi et que personne ne pense à vous ? Habitué des trips à Calais pour soutenir les migrants, Philippe Mercenier, un grand-père hyperactif, prend sa brouette, fédère autour de lui Sophie, Marthe, Bénédicte puis Stéphane et, ensemble, ils vont apporter chaque jour de la nourriture aux sans-abri dans les Coteaux de la Citadelle, un des poumons verts de Liège.

Hiver 2025. L’asbl Sortir du bois, constituée au départ de l’urgence dans les Coteaux, a réussi à pérenniser le logement d’une trentaine de personnes. Elles vivent dans des studios, chez des hébergeuses de migrants, en roulotte ou dans des lieux de cohabitation.

Quant à Willy Demeyer, il vient d’entamer sa 26e année en tant que bourgmestre d’une ville de 200 000 habitants où il y aurait plus de 500 personnes à la rue et des milliers d’autres qui vivent dans des logements précaires. Un des premiers points de son nouvel accord de majorité, bouclé en novembre dernier, prévoit « un apaisement de l’espace public ».

Après cinq ans d’existence, Sortir du bois pose ce constat : les roulottes sont là, le réseau populaire déborde de créativité, mais il n’y a pas de terrains pour accueillir cet habitat léger.

LES COTEAUX

Citadelle de Liège, un des points d’accès vers la promenade des Coteaux. La météo annonce de la neige dans les 48 heures. Philippe Mercenier vient ici les matins froids. Pour y lancer un feu devant des tentes. Dire quelques mots aux hommes ou aux femmes qui ont passé une nuit de plus sous une pluie glaciale. En marchant, Mercenier tourne la tête vers un buisson. « Tiens, cette tente-là, je ne la connaissais pas… »

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À droite, le regard est attiré vers un beau panorama. Mais à gauche, sous l’hôpital de la Citadelle, à dix mètres du chemin, on découvre cette pauvreté extrême. Les Liégeois regardent-ils par ici ?

Philippe Mercenier

En prime time, à la télévision, le bourgmestre de Liège Willy Demeyer – un socialiste – a déclaré en 2023 que les sans-abri toxicomanes ne cherchent pas de solutions à leurs problèmes. C’est grave de dire ça, surtout quand on est au pouvoir depuis si longtemps. Je m’étonne de son attitude dans l’hypercentre, sur la place Saint-Lambert et aux alentours. Sans doute a-t-il laissé se développer ce lieu de deal pour pouvoir annoncer et inscrire dans son nouvel accord de majorité qu’il fallait nettoyer l’espace public. Mais tous les sans-abri dont nous nous occupons chez Sortir du bois – je dis bien « tous » – demandent un logement. Ils ont été les premiers à aller aider les victimes des inondations de juillet 2021. Alors oui, ils ont le plus souvent des addictions. Mais vous pensez qu’ils ont choisi de vivre dans les conditions que vous avez sous les yeux ?

La boue colle décidément aux bottines. On marche vers un vestige en béton de la Deuxième Guerre mondiale. Il est recouvert d’un peu de végétation, suintante.

Il y a quelques jours, j’ai vu deux enfants de 7, 8 ans jouer là, seuls, sur ce bunker haut d’au moins six, sept mètres. « M’sieur, m’sieur, notre voiture a glissé. » Ils voulaient récupérer leur jouet. En soi, rien que ça, c’était hyper-dangereux. J’ai demandé où étaient leurs parents. Ils étaient dans une tente pas très loin. C’est la première fois que je voyais des enfants ici.

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Vous avez la possibilité de sortir ces gens des Coteaux ?

Philippe Mercenier

Non. C’est un déchirement, mais non. Impossible… Déjà, nous avons du mal à pérenniser la situation de la trentaine de personnes dont notre asbl bénévole s’occupe depuis trois, quatre, parfois cinq ans. Tous les jours, elles ont un toit. Les tentes que vous voyez, ce sont des nouveaux venus.

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Comment font-ils pour tenir dans ces conditions ?

Philippe Mercenier

Ils alternent les nuits sous tente et de courts séjours dans un des deux abris de nuit qu’ils peuvent atteindre – un à Liège, l’autre à Seraing. Au total, ça ne fait que cinquante places, attribuées selon le principe du premier arrivé, premier servi. Après sept jours, ils doivent quitter les lieux. En moyenne, leur espérance de vie ne dépasse pas les 45 ans.

WILLY DEMEYER/CHRISTIE MORREALE

Du haut des Coteaux liégeois, on aperçoit la gare des Guillemins au loin.

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Il vous inspire quoi, ce panorama ?

Philippe Mercenier

Quand je vois la gare Calatrava et sa copie montoise, je me dis qu’il est scandaleux d’avoir gaspillé autant d’argent public. À Liège, la dette publique historique est de 1 milliard d’euros. Chaque Liégeois(e) a donc sur la tête une ardoise de 5 000 euros et on annonce de nouvelles coupes dans les budgets sociaux. Ça promet… Je pense aussi à la façon dont la Ville a « géré » le Covid. À l’époque, j’ai beaucoup critiqué le président du CPAS[526a63] – à qui j’ai demandé de démissionner – et forcément aussi le bourgmestre Demeyer. À ce moment, j’avais déjà été 51 fois à Calais en tant que responsable de la Plateforme wallonne d’accueil des migrants. J’avais l’expérience du terrain et j’ai donné une cinquantaine de sacs de couchage adaptés aux conditions hivernales. Mais les autorités locales ne nous ont pas écoutés. Elles ont ouvert un campement au parc Astrid (quartier nord de Liège) où 50 sans-abri ont reçu des tentes escargots à 35 euros de chez Decathlon. Il fallait ramper pour y accéder. Très vite, elles ont ressemblé à des sacs-poubelle. Ici, dans les Coteaux, nous les bénévoles, nous avons installé des tentes spacieuses pour quatre ou cinq personnes, auxquelles on accédait en restant digne et debout. Nous avons distribué de l’eau, 5 000 repas chauds et assuré un suivi permanent.

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En janvier, via Facebook, vous avez invité l’ex-ministre wallonne Christie Morreale (PS) dans les Coteaux. Raoul Hedebouw, du PTB, deux représentantes de Vert Ardent et une dissidente du MR sont venus aussi. Pourquoi l’inviter elle et pas Willy Demeyer ?

Philippe Mercenier

Elle au moins, elle est ouverte au dialogue. Pendant la campagne électorale, Christie Morreale a promis « zéro sans-abri ». Bon, on verra quand elle sera aux commandes de la ville. Il y aurait 500, voire 600 ou 700 personnes en attente d’un toit, rien qu’à Liège…

L’INJUSTICE

Le chemin serpente vers la Meuse. Un parcours de vie, un retour aux sources.

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Adèle Boterf. CC BY-NC-ND
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De quand date votre confrontation aux discriminations sociales ?

Philippe Mercenier

De l’époque où j’étais tout jeune et que ma mère s’est retrouvée seule avec deux enfants à charge. Avec son régendat qui lui permettait de gérer la cuisine, elle a sollicité un emploi dans un pensionnat catholique pour jeunes filles. Le directeur de l’école a téléphoné au curé du village pour s’informer à son propos. Étant divorcée, ma mère n’a pas été engagée.

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Lutter contre l’injustice, c’est votre moteur personnel ?

Philippe Mercenier

À 16 ans, j’ai créé un syndicat dans mon école. À 17 ans, j’ai aidé à dépaver le pont de Huy pour protester contre un projet du Premier ministre Paul Vanden Boeynants, un homme d’affaires : il voulait que les étudiants fassent leur service militaire avant d’engager des études supérieures. Plus tard, j’ai voyagé en Asie, dans le « Tiers-Monde », comme on disait. Bon, je ne vais pas vous raconter toute ma vie…

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En effet.

(Philippe Mercenier peut se montrer taci­turne, mais quand il lâche les chevaux, il est difficile de l’arrêter)

Philippe Mercenier

… Il y a eu ensuite mes convois réguliers pour apporter des vivres, des vêtements, des chaussures dans « la jungle de Calais », comme disait le gouvernement français. Puis, de mon aide aux migrants a suivi la création de Sortir du bois. Quand le Covid s’est calmé, nous avons décidé d’amener les sans-abri des Coteaux dans des structures modulaires, des caravanes, puis des roulottes. Les milieux culturels ont été les premiers à nous accueillir. Notre ambition, c’est de donner aux pouvoirs publics le mode d’emploi pour loger des personnes défavorisées dans la mixité et la cohabitation. En Wallonie, il y a 40 000 personnes qui attendent un logement digne de ce nom.

L’HABITAT LÉGER

Sur le parking d’un lotissement où se trouve le premier habitat léger créé par Sortir du bois.

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Qui habite ici ?

Philippe Mercenier

Yassine[08cb1a], depuis deux ans. On l’a extrait des Coteaux, où il vivait dans une tente Quechua. Il n’a aucune chance d’être régularisé en Belgique. Il ne fait pas de vagues, n’a pas beaucoup d’addictions. Yassine reste juste dépendant à l’alcool. La journée, il fait du bénévolat dans un abri où 50 à 60 SDF viennent manger tous les jours – et on sait bien qu’en Belgique, si on supprime le bénévolat, le pays s’écroule. Le logement où on se trouve est un ancien container.

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Comment avez-vous trouvé ce terrain ?

Philippe Mercenier

C’est le propriétaire du lotissement qui a filé l’accès à ce petit bout de parking. Le gaz, c’est nous qui l’amenons : des bonbonnes à 39 euros qu’on paie avec la vente de bonnets. Pour l’électricité, ça a été plus compliqué. On a dû improviser avec un générateur sur batterie. Même quand le locataire est calme, faire accepter un sans-abri dans un quartier, c’est la galère.

On se déplace vers un terrain avec vue sur Sclessin. La coopérative immobilière à finalité sociale des Tournières accueille un projet d’habitat partagé.

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Vous avez construit ou assemblé des roulottes de plus en plus confortables. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Philippe Mercenier

Ici, ça le fait. Génial, vraiment. Chaque semaine, on nous propose des caravanes ou même de belles roulottes comme celle-ci. L’école Don Bosco, dans le quartier du Laveu, a même fait construire une roulotte par ses élèves. Elle en a fait un projet éducatif. Le souci, c’est que nous ne trouvons pas les terrains ! La roulotte en question reste, par exemple, dans la cour de récré… Nous avons creusé toutes les pistes. Auprès des communes, des intercommunales ou de l’Église. Il y a toujours quelque chose qui coince. Ce à quoi je crois davantage aujourd’hui, c’est à des logements en cohabitation. Il y a beaucoup de bâtiments vides, à Liège comme dans d’autres villes. Dans un même espace cohabiteraient un ou une étudiante Erasmus, un sans-papiers, un sans-abri, une personne âgée ou à mobilité réduite. Le plus important serait de bien combiner les profils. Et ça, nous savons le faire, car nous connaissons bien chaque personne dont nous nous occupons.

L’ÉVÊQUE

Stéphane Riga s’est ajouté à la conversation. Travaillant dans l’insertion professionnelle, il est un autre pilier de Sortir du bois. Il apporte de la compétence technique et une longue pratique du terrain. Il est le Mr Alimentation. « C’est mon combat. Pour vivre dignement, on a besoin d’un toit ainsi que d’une alimentation saine, suffisante et si possible choisie. »

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Pour placer des roulottes, céder des bâtiments à cohabitation, l’Église pourrait être un partenaire idéal, non ?

Philippe Mercenier

Nous avons contacté un curé de la paroisse Sainte-Foy située dans le centre historique de Liège, sous les Coteaux. Il est pensionné, plutôt sympa, et habite une maison à six chambres – la cure –, entourée d’un terrain où on pourrait mettre de l’habitat léger. Deux roulottes, par exemple. On lui a demandé de pouvoir gérer avec lui ce bâtiment, d’y installer une cohabitation. Il nous a renvoyé vers l’évêque de Liège, Jean-Pierre Delville. Celui-ci nous a reçus avant les élections. Il semblait en campagne. Il a dit à son secrétaire : « Prenez un peu note ; on va vous aider, on va envoyer un courrier à la fabrique d’église. » Après les élections, nous n’avons rien vu venir. À une autre occasion, l’évêque avait promis un terrain à des sans-abri qui squattaient le long de l’Ourthe. Un peu plus tard, nous avons appris que c’était non. Cette attitude me scandalise.

Stéphane Riga

Il y a des curés formidables et des initiatives louables, comme à l’église du Béguinage, à Bruxelles, occupée par des sans-papiers en 2021-2022. Mais l’Église, l’institution, est à séparer des hommes. Elle n’a pas la solidarité chevillée au corps.

LES URGENCES

Ce soir-là, notre rendez-vous est retardé de deux heures. « J’ai une urgence, dit Philippe Mercenier. Sheeva va très mal… » Une autre fois, c’est Laura qu’il faut tenter de faire monter dans une ambulance parce qu’elle est mourante.

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Adèle Boterf. CC BY-NC-ND
Philippe Mercenier

Sheeva est un sans-papiers d’origine sri-lankaise, avec de gros soucis d’addiction et un foie en très mauvais état. Il est arrivé chez nous en tant que réfugié politique il y a plus de vingt ans. Le jour de l’enterrement de mon père, je l’ai trouvé couché devant mon domicile, quasi mort. Une demi-heure de plus sur mon paillasson et c’était fini, m’avait dit le médecin de la Citadelle. C’est la deuxième fois qu’on lui a sauvé la vie. Notre principale urgence reste Julien[351f99]. Là, il attend une ouverture à Dave pour une cure de désintoxication. Tant qu’il accepte, faut foncer. Mais ’y a pas de place pour lui…

Stéphane Riga

Dans la politique du Housing First en travail social – « un toit d’abord » –, on considère qu’il faut trouver un logement à quelqu’un dans l’urgence, avant de pouvoir se préoccuper des autres dimensions : les addictions, la santé mentale, les besoins d’argent, par exemple. On sait qu’il faut ­un travailleur social pour quatre ou cinq bénéficiaires sur une période d’à peu près cinq ans afin d’arriver à une vraie réintroduction dans la marche « normale » de la société. Je mets d’énormes guillemets à « normale ».

Philippe Mercenier

… il n’est pas normal de devoir vivre à la rue ou dans les bois.

RÉSEAU SOCIAL

On entre dans une épicerie locale où il est possible d’acheter des bonnets Sortir du bois. À Liège et au-delà, 800 en ont été vendus l’an dernier. « C’est un acte politique », dit Philippe Mercenier. Stéphane Riga et lui parlent de Laure Iddihoum. Maman de quatre enfants, la quarantaine, en pleine session d’examens pour compléter son bagage par un diplôme d’assistante sociale, elle apporte, comme d’autres, une nouvelle énergie.

Médor

Comment passe-t-on du statut de soutien un rien passif – un like de temps en temps, répondre à une demande de vêtements chauds – à celui de bénévole hyperactif, comme vous ?

Stéphane Riga

Les publications de Philippe Mercenier sur Facebook, par exemple, sont très accrocheuses[b70ea5]. Dans l’imaginaire collectif, on représente une sorte de contestation de l’ordre établi. Les gens voient bien que les autorités locales n’en font pas assez, que le parti pivot de toutes les coalitions à Liège, le PS, cherche avant tout à plaire à une couche sociale aisée. Pour certaines ou certains, c’est vivre notre action par procuration, c’est sûr. D’autres apportent d’abord des dons matériels, puis donnent un peu de temps ou amènent progressivement leurs compétences.

Laure Iddihoum (au téléphone)

Philippe, Stéphane et les autres font un travail complètement dingue. Moi, au sein d’une association bénévole, Vivre solidaire, qui lutte contre l’exclusion sociale et la précarité à Seraing, j’étais déjà engagée dans l’action sociale de deuxième ligne, celle de l’écoute, de l’accueil, de la distribution de colis alimentaires à des heures et des jours bien précis. C’est du militantisme important, mais il me manquait du travail de terrain.

Philippe Mercenier

Des gens me demandent parfois s’ils peuvent me donner de l’argent que je distribuerais aux sans-abri. Je leur dis : « Non, donnez-leur vous-mêmes, parlez-leur, offrez-leur un café suspendu dans un bistrot. »

Stéphane Riga

Pour nous protéger, on fait comme s’ils n’existaient plus. Il faut lutter contre cette attitude. Si on leur redonne une humanité, ils redeviennent un problème politique.

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