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L’info locale regarde tout­ le monde

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Lucas Furtado. CC BY-NC-ND.

Leur histoire démarre entre deux bières dans un bistrot de Châtelet, près de Charleroi. Ils se retrouvent ensuite à Oupeye, dans la province de Liège, autour de saucisses qui crépitent. Vivent un moment de tension à Bruxelles, sur le campus de l’ULB. Croisent des jeunes venus de Genval ou de Tournai. Atterrissent dans une grange isolée de Hamois (province de Namur), pour une messe d’un autre temps, et dans un camp de vacances à Couvin, sous le signe des hobbits.

Ces deux journalistes n’ont pas arpenté notre territoire pour le plaisir de ses chemins boueux. Pendant huit mois, ils ont infiltré le groupuscule d’extrême droite Nation qui, à l’extérieur, tente de se donner une image respectable en vue des élections de 2029, mais qui, autour du pain saucisse, ose toutes les abominations (lire notre article). Les faits qu’ils rapportent ne laissent planer aucun doute sur le caractère fasciste de l’organisation.

L’intérieur de notre frigo sent le sirop de Liège, la bière de Rochefort et la tarte al d’jote. Parce que ce numéro nous a amenés auprès des sans-abri des Coteaux (lire ici), sur un terrain de foot ardennais (lire ici) et à la prison de Nivelles (lire ici). Nos articles donnent la parole à un demandeur d’asile résidant à Oignies-en-Thiérache (lire ici), à des mamans solos de Philippeville (lire ici) ou à des malades des quatre coins du pays, touchés par le covid long.

Ce travail de proximité, nous tentons de le cultiver depuis dix ans. Avec du temps et de la rigueur, quelle que soit la taille du village. Au fil des années, documenter notre réel, notre territoire, d’une manière fiable et nuancée, est devenu une urgence démocratique. Car c’est grâce à l’information locale que nous disposons d’une base factuelle commune pour faire société. Notre eau du robinet est-elle saine ? L’école de nos enfants a-t-elle les moyens de leur transmettre les compétences nécessaires ? Nos élus entendent-ils nos revendications ?

Le journalisme local a le pouvoir de décliner les grands sujets politiques et médiatiques en problématiques concrètes, pour lesquelles des actions peuvent être menées. Un exemple : une magistrale enquête internationale, menée par un consortium de médias, a évalué en janvier dernier à 2 000 milliards d’euros le coût de nettoyage de l’Europe pour la débarrasser des Pfas. Que peut-on faire, à Chièvre ou à Zwijndrecht, autour de l’usine 3M, avec ce chiffre impalpable ? Vomir, pleurer, le convertir en terrains de foot ou en sucre pour les gaufres ? L’info nous échappe, tant elle est vaste. Il faut que d’autres journalistes prennent le relais et redescendent sur le terrain pour analyser les besoins, rencontrer les citoyennes et citoyens concernés et soulever des pistes. Qu’ils transforment ce paquebot de thunes en petites barques, sur lesquelles il y a moyen d’avancer sans chavirer.

Malheureusement, ce journalisme à l’échelle d’une ville ou d’une commune est, telle la gélinotte des bois, menacé. Entre 2002 et 2021, 2 200 rédactions ont fermé leurs portes aux États-Unis. La plupart éditaient des journaux qui informaient leur communauté sur les décisions du conseil municipal, l’enseignement, l’aménagement de leur territoire, l’environnement.

Cette érosion crée ce qu’on appelle aujourd’hui des « déserts médiatiques », c’est-à-dire des communautés, rurales ou urbaines, « avec un accès limité à des nouvelles et informations crédibles et complètes qui nourrissent la démocratie au niveau local », selon le Centre pour l’innovation et la durabilité des médias locaux, logé à la Hussman School of Journalism (Caroline du Nord). Si les médias disparaissent, il ne restera que l’info non vérifiée, les opinions, les pressions, les communications, les suppositions, produites par des individus et des organisations dont on ne connaît pas toujours les intérêts ou les motivations. L’érosion du journalisme local affaiblit la participation citoyenne et facilite une vision polarisée des enjeux publics. Pourtant, alors que les États-Unis sont copilotés par deux hommes, Trump et Musk, qui usent du mensonge comme bazooka politique, un journalisme de très haute qualité est plus que jamais nécessaire.

L’Europe n’échappe pas à cette désertification. Une étude financée par la Commission européenne en 2024 souligne l’augmentation du phénomène, dans tous les États membres. L’Europe centrale et orientale ainsi que les zones rurales sont particulièrement touchées. En Belgique, la couverture des informations locales pèche dans la représentation des minorités. « Il y a un manque de diversité au nord et au sud du pays. » Le rapport souligne que les médias de proximité permettent « de visibiliser et de donner une voix aux gens et acteurs qui ne sont jamais vus dans les médias nationaux ». Comme Pierre à Oignies ou Marianne dans les environs de Philippeville.

Dans notre Appel de décembre 2023 (medor.coop/appel), nous le réaffirmions : Médor est « belge », même si nous ne savons pas exactement ce que cela signifie. Il s’agirait peut-être d’une démarche d’attention et de soin envers notre petit bout de territoire commun et les gens qui le peuplent.

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