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Une amitié interdite

Le gardien et l’ex-détenu

Paul est gardien de prison. Le week-end, il travaille dans les chevaux. Souvent, Gaston l’aide. Les deux hommes s’entendent bien mais n’ont pas le droit de se fréquenter.

L’odeur du foin se mélange à celle du café. Martine, doyenne de la ferme, termine de nourrir les chevaux. Elle rejoint ensuite sa cuisine pour un expresso matinal avec Paul et Gaston. La ferme est un habitat groupé où les écuries jouxtent les habitations. Paul y vit. Gaston vient régulièrement donner un coup de main.

En 2005, Paul a la trentaine lorsqu’il est quelques jours au chômage ; il décide de postuler pour devenir agent pénitentiaire. Si des hommes sont en prison, c’est qu’ils l’ont bien mérité : c’est avec cette pensée que Paul entame sa carrière à la maison d’arrêt de Forest, à Bruxelles. Puis se frotter aux réalités carcérales change son regard.

Le gardien se souvient d’un terroriste qu’il a longtemps surveillé : « Je ne vais pas dire que c’était mon ami mais… Si. Je le voyais plus que ma femme. On était au quartier de haute sécurité, il ne se passait rien. Alors on papote. Huit heures par jour. Je comprends ce qui a pu l’amener à prendre le chemin qu’il a pris. Je ne supportais pas quand d’autres surveillants marchaient sur son tapis de prière pour l’énerver. Quand j’ouvrais la porte de sa cellule et qu’il était en train de prier, je refermais la porte et je revenais dix minutes plus tard. »

Après quelques années de pratique, Paul est le moteur de grèves pour l’amélioration des conditions de vie des détenus : « Forest, c’était l’humidité, les rats. À quatre par cellule, les détenus se partageaient un seau pour faire leurs besoins. On le vidait une fois toutes les 24 heures. La douche, c’est tous les quatre jours. » Selon le gardien, dans de nombreux cas, le contexte « inhumain » de la détention est disproportionné par rapport aux dommages que les détenus ont causés. En mars 2023, Vincent Van Quickenborne, alors ministre de la Justice, déclarait à propos du lieu de travail de Paul : « Forest, c’est le Moyen-Âge. Quand on traite les gens comme des animaux en prison, ce sont des animaux qui en sortent. »

À côté de son boulot d’agent pénitentiaire, Paul est indépendant dans le milieu équestre. Il s’entend bien avec Gaston, cet homme discret et serviable qui prend soin des chevaux. Paul décide de l’engager pour l’assister dans son job d’indépendant. Et la collaboration est une réussite. Un jour de travail, les deux hommes croisent Bertrand, un vieux copain de Gaston. « Mes premières bêtises, c’est avec lui que je les ai faites », sourit Gaston. Bertrand est la seule connaissance que Gaston ait gardée depuis l’enfance. Ils se sont connus à 14 ans. Ce jour-là, alors que Paul, Gaston et Bertrand discutent, ce dernier mentionne sans précaution : « Gaston a fait de la prison. » Paul et Gaston échangent un regard et se taisent. Ils ne sont pas censés se côtoyer. Gaston savait que Paul était agent pénitentiaire ; Paul ne connaissait pas le passé de Gaston.

Pari sur la récidive

Le règlement général des prisons, fruit de l’autorité pénitentiaire fédérale – la Direction générale des établissements pénitentiaires (DGEPI) – interdit les contacts entre le personnel carcéral et les ex-détenus, en dehors du cadre professionnel de la prison.

Les agents doivent garantir l’ordre, la discipline et la « bonne distance professionnelle », explique Delphine Pouppez, anthropologue qui s’intéresse aux mutations du modèle carcéral belge et à ses effets relation­nels sur le terrain. Cette bonne distance serait mise en péril par une trop grande proximité entre le personnel et les détenus. La chercheuse poursuit : « Vu le taux de récidive, il y a toujours cette idée que, si l’ex-détenu revient, il ne faudrait pas qu’il soit proche des agents. » En Belgique, le taux de récidive tourne depuis plusieurs années autour de 60 %. Plus d’un ex-détenu sur deux retourne un jour derrière les barreaux.

Les détenus et les gardiens peuvent être transférés d’une prison à l’autre. C’est pourquoi la règle interdisant le contact entre un ex-détenu et un membre du personnel carcéral s’applique à Paul et à Gaston, même si le premier travaillait à Forest quand l’autre était incarcéré à Lantin. Selon Delphine Pouppez, il y a une « contradiction fondamentale » dans l’action de séparer les gens de la société afin de les y réinsérer. Au-delà de la privation de liberté, la prison est un lieu de privation relationnelle. Or « le lien est le moteur de la réinsertion ». La chercheuse affirme : « On pourrait alléger le travail de réinsertion si on évitait la case prison. »

Tout en comprenant la peur de la récidive qui motive l’interdiction de contacts entre personnel carcéral et ex-détenus, l’anthropologue remet en question cette interdiction : « C’est tout à fait utopique d’interdire ces contacts. Dans les faits, ça se passe tout le temps et tout le monde le sait. La règle fait sens dans une approche disciplinaire, de bonne distance. Mais on pourrait aussi interroger cette “bonne distance”. » Est-ce que des relations d’accompagnement ne pourraient pas se créer en prison et se poursuivre à l’extérieur ?

Expérience commune

Maison d’arrêt de Lantin, 2000. « Je vois que ça ne va pas, tu veux travailler ? » Un matin, un surveillant sauve Gaston de l’ennui dans lequel son mutisme l’enferme. Ayant obtenu d’occuper une cellule « solo », l’homme n’a ni ouvert la bouche ni quitté sa cellule pendant les six premiers mois de sa détention. « La prison, c’était de ma faute, je la méritais », dit-il aujourd’hui. Gaston accepte la proposition. Après quelques postes de « servant » (détenu qui sert à manger aux autres), il passe en maison de peine et devient cuisinier. Si les maisons d’arrêt sont théoriquement réservées aux détenus qui attendent leur procès, les maisons de peine accueillent les condamnés et offrent en général des conditions de vie moins difficiles que les maisons d’arrêt. Gaston passe le moins de temps possible en cellule, il est en cuisine de 6 h 30 à 18 h 30 et, refusant son congé hebdomadaire, travaille sept jours sur sept. « J’étais bien en cuisine. Les matons sont devenus mes amis. Après le service, je restais, on jouait à la belote. Deux détenus, deux matons. Ils me faisaient passer des cigarillos. Avec les gardiens, plus t’es discret, mieux c’est. Et moi je ne parlais pas. »

Plusieurs semaines après que Paul a pris connaissance de la détention de Gaston, l’ex-détenu revient vers son ami. « Je lui ai expliqué mais sans plus », dit Gaston. Il apprécie que le gardien ne pose pas de questions, ne change pas son comportement et lui laisse la liberté de réaborder le sujet quand il le sent. Paul n’a jamais demandé à Gaston la cause exacte de sa détention. L’amitié entre les deux hommes se renforce. Ils se comprennent ; ils ont une expérience en commun. Ils échangent sur l’institution pénitentiaire, sur ses défauts, sur les réformes à mener. Depuis sa sortie de Lantin, Gaston continuait de s’exprimer le moins possible : « Quand on sort, on est un peu perdu, il n’y a pas de suivi. C’est difficile d’approcher quelqu’un et de lui parler. J’étais toujours dans la méfiance, j’avais appris ça en prison. Et j’avais peur que quelqu’un ne devine que j’étais un ex-détenu. » Au contact de Paul, Gaston reparle petit à petit.

« Quand j’ai appris que Gaston était un ex-détenu, à aucun moment je n’ai envisagé de ne plus le voir. Au contraire. » Pour Paul, l’interdiction empêche les ex-détenus de se reconstruire. « Quand on nous forme, on nous dit que notre rôle, c’est de soigner les détenus, leur donner à manger, tout ça. On est en contact avec eux toute la journée. Puis ils sortent, ils sont tout seuls, et là on ne peut plus avoir de contacts avec eux. C’est ridicule. » Le gardien voudrait pouvoir côtoyer des ex-détenus, « leur donner du travail pour qu’ils se sentent utiles, les faire se lever le matin, leur apprendre une discipline ».

Aujourd’hui, Gaston a un contrat de travail stable et il loue une maison. Il a moins de fréquentations qu’avant la prison « mais au moins, ce sont des bonnes », précise-t-il. Paul explique : « Si je ne l’appelle pas pendant une semaine, c’est lui qui le fait et il me dit : “Eh quoi, on se voit ?” On passe du temps avec des gens qui ne sont pas au courant. C’est un homme normal. » Sorti il y a quatorze ans, Gaston a quand même toujours peur d’être discriminé : « Si je vais dans un café, qu’une bagarre éclate, si quelqu’un a le malheur de dire pour se couvrir que c’est moi qui ai commencé, voilà, je suis embarqué. Juste à cause du pedigree. » Paul s’interroge : « Jusqu’à quel moment c’est un ancien détenu ? À quel moment on peut se dire qu’il a payé sa dette ? À quel moment on va arrêter d’agir comme s’il allait récidiver ? »

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