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Les coulisses de Rhode

Villas et entre-soi

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Serena Vittorini. CC BY-NC-ND.

Dans une position unique sur l’échiquier politique, au carrefour des trois Régions, Rhode-Saint-Genèse est contrôlée par une dynastie francophone. Aujourd’hui, la guerre de tranchées avec les Flamands semble terminée. On n’entend plus une mouche voler. Ce calme retrouvé, les très riches adorent ça.

Ils sont où, les étendards noir et jaune, les panneaux de signalisation où l’indication en français est biffée et les « Franse ratten, rolt uw matten » (« Rats francophones, foutez le camp ! ») criés en rue ? C’est fini, tout ça. « Je confirme, plus aucun incident notable sur le territoire de Rhode-Saint-Genèse depuis les dernières élections, il y a bientôt six ans », dit Alain Carlier. Cet ancien journaliste de la RTBF a exercé plusieurs mandats locaux, dont celui de conseiller communal, de 1976 à 2006. « Quand nous nous étions vus pour un article publié par Le Vif, à la fin des années 1990, j’avais encore l’impression d’être ‘“sur le front. Je parlais d’une guerre d’usure, visant à supprimer les droits des francophones. »

À l’époque, les militants flamingants du Taal Aktie Komitee et ceux du Voorpost, chantres du séparatisme, faisaient régner une forme de terreur dans les six communes à facilités linguistiques de la périphérie bruxelloise. Avant ça, ils avaient ciblé Comines et Fourons, près de Liège, où on avait frôlé des morts à plusieurs reprises. Exemple de dérapage dangereux : le 7 novembre 1997, à Linkebeek. Dans cette commune voisine de Rhode, où vivaient déjà à ce moment 80 % de francophones, la ministre-présidente de la Communauté française Laurette Onkelinx avait dû être protégée par quarante gendarmes lors d’une visite de soutien aux bénévoles de la petite bibliothèque francophone. Une poignée d’excités avaient grimpé sur des voitures pour tenter de bloquer la socialiste liégeoise, laquelle s’était enfuie sous les jets d’œufs trente minutes plus tard.

2 millions la villa

Aujourd’hui, les œufs, c’est dans la poêle. L’arrondissement électoral et judiciaire de Bruxelles-Hal-Vilvorde a été scindé il y a dix ans. Cela a mis fin aux tensions. Tout le monde y a gagné un peu et perdu un peu. Les Flamands n’ont pu gommer entièrement les facilités linguistiques dont bénéficient les francophones. Et ceux-ci n’ont pu obtenir l’extension de Bruxelles dont ils rêvaient (lire l’encadré). Rhode-Saint-Genèse, ou plutôt Sint-Genesius-Rode puisqu’on est en Région flamande, ça ressemble désormais à Lasne ou à Sint-Martens-Latem, deux autres membres du top 10 des communes les plus riches du pays. Il ne s’y passe rien, quasi rien, à l’ombre des beaux arbres de la forêt de Soignes, conquise il y a bien longtemps déjà par les bourgeois et les aristos le plus souvent originaires de Bruxelles. Ici, dans les quartiers où certaines villas valent plus de 2 millions d’euros, des policiers à cheval tournent en rond à la tombée de la nuit. Pas pour dissuader les nationalistes radicaux, mais pour sécuriser les habitants aisés contre les vols, en jetant un œil au-dessus des haies.

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L’avenue Brassine et ses villas de charme, le long la forêt de Soignes. Une situation idéale pour les amateurs de nature et proche de toutes les commodités. 
Serena Vittorini. CC BY-NC-ND

Bien sûr, en décembre 2023, quand le ministre flamand de l’Enseignement Ben Weyts annonce qu’il interdira les cours d’été en français dans le pourtour francophone du sud de Bruxelles, les journalistes campés derrière leurs ordis se disent que c’est reparti… À vrai dire, ce n’est pas très important. D’autres solutions vont être trouvées pour contourner l’obstacle. « C’est moins sournois que les manœuvres de l’ombre de Kind & Gezin (l’ONE flamand), estime Sophie Rohonyi, conseillère communale et députée fédérale défendant les couleurs de DéFi. Ils mettent tellement la pression sur les responsables de crèches, à qui une bonne connaissance du néerlandais ne suffit plus, que les fermetures se multiplient. » Sur place, on aura remarqué que Ben Weyts est en campagne préélectorale, qu’il habite la région (Beersel) et que la N-VA dont il est membre a besoin d’un os à ronger pour faire encore entendre sa voix : l’été dernier, le parti nationaliste s’est fait éjecter du cartel rhodien constitué par tous les partis flamands pour contrer la vague francophone. Après cette séparation douloureuse, il faudrait un miracle pour éviter aux Flamands de se prendre une claque historique de plus dans cette périphérie bruxelloise qui leur échappe. Après les élections communales du 13 octobre prochain, il pourrait ne plus y avoir le moindre échevin flamand à Rhode-Saint-Genèse – ce qui n’est jamais arrivé.

« Ja, ’t is ongelooflijk (oui, c’est incroyable) », souffle Ludo De Becker, un des deux porte-parole de la N-VA à Rhode. Puis on traduit : « Les autres partis nous ont mis dehors parce que nous continuons à réclamer ce qui nous semble naturel. Dans les six communes à statut spécial de la périphérie de Bruxelles, on parle le néerlandais et les francophones reçoivent quelques avantages. Punt ! Nos partenaires, eux, acceptent le bilinguisme sans y voir de problème. » Cet ancien partisan de la voie musclée et des phrases chocs, qui a comparé un jour Albert II à Hitler, va-t-il remonter aux barricades ?

Aujourd’hui, même lui semble un peu fataliste, voire résigné. « Avant, chaque prise de décision de la commune était teintée de communautaire. Qu’il s’agisse de refaire une voirie ou d’octroyer un permis. Maintenant, il faut bien admettre qu’il n’y a pas de dossier réellement polémique ou de grosse dépense publique critiquable. » Si, quand même ? Il réfléchit. « Oui, il y a ce club de hockey implanté dans un quartier résidentiel, à De Hoek. Pas très agréables, ces toc-toc à répétition. » Lui habite dans le cœur historique flamand du village où certaines rues – comme la sienne – ont désormais jusqu’à 75 % d’habitants francophones. Pas des riches ou des très riches comme à la lisière de la forêt. Non, plutôt des familles de la classe moyenne pour qui Uccle, Forest ou même Saint-Gilles sont plus chers. « La cohabitation est meilleure qu’avant. Les nouveaux habitants parlent mieux le néerlandais », commente Ludo De Becker. Le lion des Flandres s’est assoupi.

Derrière les hauts murs

Depuis 1988, les partis francophones font cause commune à Rhode, la seule localité belge qui a un lien territorial avec les deux autres Régions. Cette année-là, ils ont conquis le maïorat qui leur avait échappé à la suite d’une fraude présumée, six ans plus tôt. Désormais, il n’y a qu’une seule liste francophone aux élections. Revers de la médaille, cette stratégie a conforté la mainmise d’une dynastie – la famille Delacroix-Rolin – sur les leviers de commande. Il est vraisemblable que 99 lectrices ou lecteurs de Médor sur 100 n’auront jamais entendu parler du bourgmestre actuel, Pierre Rolin, dont la sœur Myriam a auparavant dirigé la commune pendant près d’un quart de siècle. C’est normal : le frérot discret ne cherche pas les projecteurs, il renie tactiquement son apparentement aux Engagés et mène une double carrière de bourgmestre et homme d’affaires. « Pierre Rolin est davantage ouvert au dialogue que sa sœur. Il parle à chacun dans sa langue. C’est un rusé », témoigne l’écologiste Jean-Marie Ragoen, colistier du bourgmestre en 2018, qui avoue avoir du mal à défendre ses préoccupations pour la mobilité et le développement durable. Plusieurs voix se font d’ailleurs entendre pour dénoncer un manque de démocratie interne et de concertation.

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L’historien Nicolas Carlier, à son domicile rhodien.
Serena Vittorini. CC BY-NC-ND

« D’accord, la mixité sociale augmente un petit peu suite à l’arrivée de réfugiés ou de personnes à revenus plus modiques dans le centre de la commune. Toutefois, quand je vais chez le maïeur, dit Jean-Marie Ragoen, j’ai l’impression d’aller au parc Wolvendael (18 hectares de jardins à l’anglaise autour d’un château de type Versailles, à Uccle). Si j’étais encore prof à Bruxelles et si j’avais envie de montrer à mes élèves ce qu’est la ségrégation sociale, je les emmènerais près de l’ancien golf, dans les avenues qui touchent Uccle et Waterloo ou dans d’autres quartiers huppés où le patrimoine, les terrains immenses se transmettent en circuit fermé. » Là où habitent l’ancienne bourgmestre, son frère Pierre Rolin, son neveu et échevin Miguel Delacroix, la première échevine Sophie Wilmès (ex-Première ministre et membre du MR) ou la présidente du CPAS Anne Troussel. Petits châteaux, villas protégées par des portails en fer, clos composant des sortes de ghettos.

« Pour créer du lien, nous avons lancé une action “Soupe sur le pouce”. Le CPAS se rend dans les quartiers et c’est l’occasion de se rencontrer », explique Anne Troussel. « C’est quand encore le prochain rendez-vous ? », dit-elle à une directrice d’administration qui l’accompagne. « Je ne sais pas encore, répond la fonctionnaire flamande. Pour le moment, il fait trop froid… » Les deux femmes indiquent qu’il y a des gens qui souffrent, même à Rhode. Mais qu’il est difficile de les localiser. Pareil pour Sarai De Graef, qui est chargée de faire vivre la nouvelle maison de quartier installée dans un appendice de la salle de sport du Wauterbos, où le foot transcende la barrière des langues. Chaque commune rêverait d’avoir à son service un tel concentré d’empathie. « J’ai le sourire, dit-elle, quand je vois une maman mauritanienne jouer au kicker avec un enfant ukrainien qui se sent un peu perdu. Je fais tout pour que le bénévole afghan que je viens d’accueillir se sente à l’aise derrière le bar. » Mais Sarai ne met pas longtemps à l’admettre : l’accès au logement devrait être la priorité numéro 1. Et ça, vu la spéculation et la folie des prix pratiqués à moins d’un kilomètre du centre, c’est une autre paire de manches.

Retenons un seul chiffre. Selon Statbel, la moitié des maisons de Rhode-Saint-Genèse se vendent à un prix égal ou supérieur à 567 000 euros. Il est quasi impossible d’y louer un appartement à deux chambres ou une petite maison si on ne peut débourser de 800 à 1 000 euros par mois. À moins de pouvoir accéder aux logements du CPAS. Mais pour ça, il faut être domicilié dans la commune ou y avoir habité précédemment pendant une longue période.

865 pauvres sur 2 313 habitants

Voilà le problème. Rhode-Saint-Genèse a vécu sous chloroforme pendant des décennies de bisbrouille communautaire. Rien ne bougeait sur un plan culturel. Avant de devenir une commune « normale », dotée d’une vraie politique sociale, environnementale ou de mobilité, il faudra une révolution des mentalités. Oublier les bagarres. Renoncer au conservatisme. « La précédente bourgmestre était une sorte de dame patronnesse, souffle une ancienne élue. Myriam Delacroix-Rolin aimait que Rhode ressemble à ce qu’elle était il y a cinquante ans. » Aujourd’hui, beaucoup d’habitants apprécient certes le petit regain de dynamisme. La fête du 13 janvier au parvis, le marché hebdomadaire sur la place communale, par exemple, qui n’existaient pas avant. De là à dire que la « ségrégation » dont parlait notre prof écolo va disparaître…

Dans le premier livre en français sur les racines de Rhode, l’historien Nicolas Carlier déconstruit une croyance et un mythe politique entretenus par des auteurs flamands, selon lesquels les Bruxellois francophones auraient toujours cherché à coloniser ou à saccager la périphérie. Or, le balancier de l’histoire a oscillé dans l’autre sens. En témoigne un prospectus communal qui, dans les années 1930, au moment des premières lois linguistiques, s’adressait aux francophones dans leur langue en leur disant : « Fixez-vous à Rhode. » « Dans cette commune où j’ai grandi, il y a une tradition de désinformation. Côté flamand, on a utilisé l’histoire », lâche Nicolas Carlier. Son livre passionnant rassemble une mine de documents et d’archives. Il n’a jamais pu être présenté sur le sol communal « parce que c’est trop sensible ».

L’ouvrage raconte comment, via des documents falsifiés, en 1822, le bourgmestre français Dauchicourt a réussi à accaparer un tiers de la forêt de Soignes lorsqu’elle a été partagée entre les communes proches. Il fait référence à la débrouille, voire à la contrebande auxquelles les ancêtres des Rhodiens ont dû recourir pour surmonter la famine. En 1840, des sources recoupées faisaient état de 865 pauvres sur les 2 313 habitants que comptait cette commune de bûcherons et de fabricants de balais en tresses de bois. « Les écrits en flamand ont eu tendance à dessiner la commune plus belle et puissante qu’elle n’était. En réalité, poursuit Nicolas Carlier, Rhode était un simple hameau sous la coupe de la seigneurie d’Alsemberg. Ses fermes et ses étangs de pêche servaient d’arrière-base pour les ducs de Brabant, établis là où se trouve Bruxelles. » En somme, Bruxelles et Rhode ont toujours été intrinsèquement liés. Mais dire ça, c’est rallumer la mèche.

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  1. Wemmel, Rhode-Saint-Genèse, Kraainem, Wezembeek-Oppem, Drogenbos et Linkebeek sont situées en Flandre, mais les habitants y ont le droit de demander les documents administratifs en français.

  2. Selon Cumuleo, Pierre Rolin a mentionné être l’administrateur délégué de Netprint.com (activités informatiques), le gérant de Delftenco (gestion de fonds), le membre fondateur ou l’associé de plusieurs fondations ou sociétés.

  3. Il y a 19 000 habitants aujourd’hui, dont 65 % de francophones, selon la fourchette haute des estimations.

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