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Le port qui rend malade

Pollution à Anvers

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Colin Delfosse. CC BY-NC-ND.

La pollution causée par TotalEnergies, ExxonMobil, BASF et d’autres entreprises (pétro)chimiques opérant dans le port d’Anvers cause chaque année entre 1,2 et 3,3 milliards d’euros de dommages. C’est ce qui ressort d’une étude menée par le média flamand Apache et son partenaire néerlandais Follow the Money. L’air pollué affecte les cultures, endommage les bâtiments et augmente les coûts des soins de santé.

Stan Maes a 16 ans. Il habite à Zwijndrecht, non loin du port d’Anvers, à deux kilomètres de l’usine chimique 3M. Il a récemment appris que son sang contenait 2,5 fois plus de PFOS (l’un des PFAS les plus nocifs) que le seuil de sécurité. C’est également le cas des autres jeunes de la région, qui sont dès lors confrontés à une puberté tardive, un retard de croissance ou une déficience immunitaire, comme le révèle une étude réalisée par le gouvernement flamand.

Stan n’est pas touché par ces problèmes, mais les polluants sont là, bien présents dans son sang, comme une bombe à retardement qui pourrait exploser à tout moment. Le test sanguin à grande échelle réalisé auprès de 3M établit un lien direct entre la pollution chimique et les effets sur la santé.

« Les PFAS s’accumulent dans le sang, ce qui les rend relativement faciles à détecter », explique le professeur émérite Nicolas Van Larebeke (spécialiste du cancer à l’Université de Gand et à la Vrije Universiteit Brussel). Voilà cinquante ans que ce toxicologue étudie les effets de la pollution environnementale sur notre santé. Considéré comme une référence dans le domaine, il conseille le gouvernement flamand depuis des années. « Les recherches montrent que le cancer est de plus en plus fréquent, curieusement surtout chez les jeunes. La plupart des cancers sont diagnostiqués chez des personnes âgées de 70 à 74 ans. Mais c’est chez les moins de 24 ans que la croissance est la plus forte, avec une augmentation de 24 % en 2015 par rapport à 1993. Il est toutefois très compliqué d’établir un lien univoque entre la pollution et l’augmentation du nombre de cancers. » Selon lui, cela ne signifie pas pour autant que le lien n’existe pas, au contraire : « Je suis scientifiquement convaincu que la pollution nous fait perdre cinq années de notre vie et qu’elle est responsable de dizaines de pour cent du nombre total de cancers. Si la population prenait réellement conscience de cette réalité, la pression exercée pour agir serait bien différente de celle déployée aujourd’hui. »

Au cours des prochains mois et en collaboration avec la plateforme de recherche journalistique néerlandaise Follow the Money, le site en ligne Apache.be enquêtera sur l’industrie pétrochimique des ports d’Anvers et de Rotterdam. De premiers articles (et des cartes éclairantes) ont été publiés en juin. Médor en propose ici les extraits les plus significatifs.

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Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

Les deux ports sont des géants économiques : pas moins de 40 % de la production pétrochimique européenne – essence, plastiques, lubrifiants, produits chimiques et autres produits pétrochimiques – se situent à Rotterdam, à Anvers et dans la Ruhr, et ce secteur génère des milliards d’euros d’activité économique. En termes de chiffre d’affaires, l’industrie chimique belge est la sixième en Europe après l’Allemagne, la France, l’Italie et les Pays-Bas. Mais c’est un secteur qui a des effets néfastes majeurs sur la santé publique. Et ceux-ci ne s’arrêtent pas aux frontières nationales. Récemment, l’État néerlandais a tenu 3M pour responsable de la pollution aux PFAS dans l’Escaut occidental néerlandais. Apache et Follow the Money ont calculé que l’industrie (pétro)chimique dans les deux ports provoque des dommages qui se chiffrent en milliards d’euros chaque année. Anvers : entre 1,2 et 3,3 milliards d’euros annuels ; Rotterdam : entre 1,3 et 3,9 milliards (lire l’encadré qui résume et explique ces chiffres).

Au point de départ de cette enquête, il y a les données recueillies par deux instances publiques. L’Agence flamande de l’environnement (VVM, Vlaamse Milieumaatschappij) cartographie les endroits où la pollution de l’air est la plus grande en Belgique. C’est cette pollution qui a le plus grand impact sur notre santé, bien que l’eau et le sol soient également pollués. Sur ces cartes publiées sur le site Apache.be, les zones industrielles des ports d’Anvers et de Gand apparaissent clairement comme les plus polluées, de même que Bruxelles et la ville industrielle de Liège. L’institut néerlandais Rijksinstituut voor Volksgezondheid en Milieu (RIVM) va plus loin et cartographie le « risque sanitaire environnemental » pour les Pays-Bas. Ce dernier démontre quel pourcentage de la charge de morbidité locale provient du bruit ambiant et de la pollution de l’air. Le concept de « charge de morbidité » décrit l’état de santé d’un patient en comparaison avec celui de patients sains ou atteints d’une autre maladie. Plus la maladie est grave, plus la charge de morbidité est élevée.

Vice caché

Le port d’Anvers est spécialisé dans la chimie – davantage que le port de Rotterdam – et compte pas moins de 43 entreprises chimiques. Au cours des dernières années, deux raffineries de pétrole (ATPC et Gunvor) ont fermé leurs portes. Il ne subsiste que celles de TotalEnergies et d’ExxonMobil. Elles produisent conjointement quelque 638 000 barils par jour. Ces entreprises jouent un rôle important dans les économies belge et néerlandaise. L’économiste Walter Manshanden, spécialiste du port de Rotterdam, estime qu’il est toutefois faux de penser que les deux ports sont la plaque tournante de villes comme Anvers ou Rotterdam : « L’industrie pétrochimique de Rotterdam n’apporte qu’une valeur ajoutée minime (à la ville, NDLR), c’est certain. Dans leur production de masse, ces entreprises utilisent des technologies dépassées et sans avenir. La chimie de haute qualité est implantée ailleurs. En outre, le lien avec l’économie urbaine rotterdamoise est très limité, la plupart des produits étant destinés à l’exportation. »

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Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

À Anvers, quelque 63 000 personnes travaillent dans le port, dont un peu moins de 25 % dans le secteur de la (pétro)chimie. Ces personnes travaillent directement pour le port ou dans les services, le transport routier ou d’autres secteurs, comme la production de métal. Le secteur chimique y compte 2,5 fois plus d’effectifs qu’à Rotterdam […] Au cours des dernières années, l’industrie chimique anversoise a enregistré une croissance considérable : en 2018 et 2019, plusieurs entreprises chimiques ont annoncé qu’elles investiraient pas moins de 5,5 milliards d’euros dans le port, la manutention de produits chimiques a augmenté de 8,9 % en 2021 et, plus tôt, le groupe chimique britannique Ineos a annoncé la construction d’une nouvelle usine d’une valeur de 3,5 milliards d’euros.

Il existe toutefois un revers à la médaille. La production de pétrole, de plastique et des autres composants chimiques libère d’innombrables substances toxiques et polluantes, qui sont ensuite inhalées par la population. Nombre d’entre elles finissent aussi dans les sols et dans les eaux (souterraines), à la fois par rejet direct, mais aussi indirectement par « dépôt » : les gaz et les particules de poussières présentes dans l’air retombent sur le sol […] Les substances qui jouent le plus grand rôle dans la pollution atmosphérique sont les particules fines (PM2.5 et PM10), le dioxyde de soufre (SO2), l’oxyde d’azote (NOx), les composés organiques volatils (COV) et l’ozone (O3). Ce sont surtout les particules fines qui se révèlent désastreuses pour la santé publique. Ces particules, qui désignent les infimes particules de poussières, restent longtemps en suspension dans l’air et peuvent pénétrer très profondément dans les voies respiratoires, voire les alvéoles pulmonaires. Certaines particules sont cancérigènes, par exemple parce qu’elles contiennent du benzène ou des polychlorobiphényles (PCB).

En 2020, la revue médicale britannique The Lancet a publié une étude sur les causes de décès dans le monde entier. Elle a été réalisée en collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé et avec l’Institute for Health Metrics and Evaluation. Ces organisations gèrent depuis des années la base de données baptisée « Global Burden of Disease » (ou « Charge de morbidité mondiale »), qui contient des données sur la mortalité et la morbidité dans 204 pays et territoires, 369 maladies et traumatismes, et 87 facteurs de risque. Elle est considérée comme l’étude épidémiologique mondiale la plus complète et la plus fiable. Cette étude révèle qu’en 2019, dans le monde entier, quelque 6,67 millions de personnes sont décédées de maladies provoquées par la pollution atmosphérique particulaire. Il s’agit principalement de maladies cardiovasculaires, de cancers (en particulier le cancer du poumon), de maladies neurologiques (comme les AVC), de maladies respiratoires (notamment la bronchopneumopathie chronique obstructive, une forme grave de bronchite) et de maladies métaboliques (comme le diabète de type 2) […]

Sur la base d’études démographiques, de statistiques sanitaires et de la littérature scientifique, The Lancet estime qu’en Belgique et aux Pays-Bas, plusieurs milliers de personnes décèdent chaque année en raison de la pollution atmosphérique due aux particules fines. Cela représente 3,3 % du nombre total de décès aux Pays-Bas en 2019 et 3,5 % en Belgique. L’Agence flamande de l’environnement (VVM) estime quant à elle à 4 200 le nombre de décès prématurés en Flandre dus aux particules en 2021. C’est encore plus que l’estimation de The Lancet […] Selon la VVM, l’oxyde d’azote est à l’origine de 1 100 décès par an et l’ozone de 1 300.

Poussière ultrafine

Parmi les 211 usines les plus polluantes d’Europe, 20 se situent en Belgique ou aux Pays-Bas. Et huit se trouvent dans les ports d’Anvers ou de Rotterdam. Les particules fines y sont omniprésentes. Le Conseil néerlandais de la santé écrivait en 2018 que les particules atteignaient des niveaux particulièrement élevés « à proximité de l’industrie lourde, comme l’industrie des métaux de base à IJmond » – Tata Steel – « dans les ports, en particulier la zone portuaire de Rotterdam, et à proximité des élevages intensifs ». En Flandre, le secteur de la pétrochimie émet 18,3 % des particules fines (PM2.5) et 16,8 % de l’oxyde d’azote.

Les calculs d’Apache et de Follow the Money indiquent la part des industries pétrochimiques d’Anvers et de Rotterdam dans la pollution atmosphérique totale. La proportion des oxydes d’azote (NOx) et de soufre (SOx), en particulier, est considérable : en 2019, si on considère l’ensemble de la pétrochimie flamande, plus de 40 % de ces émissions d’oxydes provenaient du seul port d’Anvers (45,8 % pour l’azote, 43,6 % pour le soufre). […] Et puis il y a donc les PFAS, ces substances chimiques toxiques appelées aussi « les polluants éternels ». Des analyses de sang récentes montrent que les jeunes habitant dans les environs de l’usine 3M de Zwijndrecht ont en moyenne une fois et demie plus de PFAS dans le sang que les autres Flamands. Certains jeunes en ont même quatre fois plus. On l’a dit, ils sont plus susceptibles de développer des troubles du système immunitaire et un retard de croissance ou de puberté. Les habitants de la zone du port d’Anvers ont deux à neuf (!) fois plus de chance de développer un cancer en raison de la pollution atmosphérique industrielle au benzène par rapport aux autres Flamands. C’est ce que révèle une étude de l’Agence flamande de l’environnement : « En cas d’exposition tout au long de la vie, les concentrations actuelles de benzène engendrent un cas de cancer supplémentaire pour 156 000 à 587 000 habitants selon le lieu de résidence. Dans le port d’Anvers, ce chiffre s’élève à 1 pour 65 000 habitants. Il s’agit d’une zone industrielle peu habitée. »

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Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

En se penchant sur ses travaux scienti­fiques des cinquante dernières années, le Pr Van Larebeke – aujourd’hui retraité, mais toujours actif – constate une tendance inquiétante : 75 à 80 % des cas de cancer totaux sont dus à des causes externes. Dans de nombreux cas, au tabagisme en particulier. Mais les preuves démontrant que la pollution de l’air constitue également un facteur important s’accumulent. Toutes ces pollutions peuvent être converties en dommages financiers. L’Agence flamande de l’environnement a calculé que la pollution atmosphérique, quelle qu’en soit la source, a coûté 8 milliards d’euros de frais de santé externes en Belgique en 2020. Les travail­leurs perdent deux jours et demi de travail par an en raison des maladies causées par la pollution atmosphérique.

Nicolas Van Larebeke estime qu’on accorde trop d’importance aux usual suspects, à savoir les particules fines, le dioxyde de soufre et l’oxyde d’azote. Les risques liés à de faibles doses d’une multitude de substances moins connues sont probablement sous-estimés, surtout en matière de cancer. « Ces doses infimes peuvent, par unité, se révéler des substances cancérigènes plus puissantes que des doses élevées occasionnelles, notamment parce que les doses infimes n’activent pas suffisamment les mécanismes de réparation des dommages à l’ADN », explique le professeur. Exemple, au port d’Anvers : la proportion de cyanure d’hydrogène est extrêmement élevée, principalement à cause d’ExxonMobil, qui représente 88 % de la part totale de l’industrie flamande. Les émissions de PFC (hydrocarbures perfluorés) sont également très élevées en raison des émissions de 3M en Flandre.

Cela fait écho aux travaux du Néerlandais Lex Burdorf, professeur de santé sociale au centre médical universitaire Erasmus MC. En 2021, il a ainsi corédigé un rapport du Conseil néerlandais de la santé sur la pollution atmosphérique en raison des particules ultrafines, qui ne dépassent pas 0,1 micromètre – à titre de comparaison, un cheveu humain a un diamètre de 50 micromètres. « Elles peuvent pénétrer partout dans le corps, même dans les méninges, dit-il. Les mesures montrent que les concentrations de poussières ultrafines ont considérablement augmenté à proximité de l’industrie lourde à Rijnmond », la zone conurbaine incluant Rotterdam, par exemple.

Nicolas Van Larebeke distingue un autre problème. « Le risque des doses infimes est crucial, d’autant plus qu’un effet cocktail peut se manifester en parallèle : différents produits chimiques peuvent renforcer leurs effets mutuels. » Or, une étude néerlandaise indique qu’une nouvelle substance chimique industrielle est produite chaque 1,4 seconde.

Tags
  1. Substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS ; on prononce « pifas »).

  2. www.apache.be/haven

  3. Lire « L’usine à gaz », Médor 24, automne 2021.

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