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Ça passe ou ça nasse

Manifs

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Alice Mahiant. CC BY-SA.

Encercler un groupe de manifestants sans leur laisser la moindre issue, c’est autorisé ? En Belgique oui, et ça s’appelle une nasse. Controversée, cette technique de maintien de l’ordre n’est encadrée par aucun texte. Représente-t-elle un danger pour nos droits fondamentaux ? La justice belge doit se prononcer.

De prime abord, c’est une manif pépère. Dimanche 13 septembre 2020, la musique s’échappe de la camionnette de la FGTB. Un gang de vieux proteste en fauteuil roulant et des jeunes dansent sous des drapeaux arc-en-ciel. En pleine pandémie, sept mille personnes selon l’organisation, quatre mille selon la police, ont déterré leur droit de manifester pour dénoncer la marchandisation des soins de santé, exiger plus de soignants et leur revalorisation salariale. Au moins ça. « Aujourd’hui en rue, demain on continue », brandit une femme en blouse blanche.

Pour permettre l’événement à Bruxelles, les autorités et les organisateurs – le collectif « La Santé en lutte » –, ont dû composer avec les mesures d’urgence pour limiter la propagation du Covid-19 : un rassemblement statique est autorisé jusqu’à 16 h, au plus tard, sur la place de l’Albertine, en dessous du Mont des Arts.

Rassemblement statique, donc. Mais à 15 h, un petit groupe se détache et confronte la police en contrebas du rassemblement, place Agora. À coups de gaz et de boucliers, il est refoulé vers la manifestation. Vingt minutes plus tard, les forces de l’ordre bourdonnent. Si d’un côté de l’Albertine, les dernières centaines de manifestants écoutent tranquillement les discours de fin, de l’autre, plusieurs douzaines harpaillent encore la police. Les événements s’accélèrent. Des rangées d’agents se déplient aux quatre coins de la place, matraque au poing.

Méfiants, certains manifestants quittent la zone. Le cordon policier qui se resserre est de moins en moins perméable. Les manifestants ont-ils encore le droit de partir ? De demander ce qu’il se passe ? Trop tard. Les agents enfilent leur casque. Camionnettes banalisées et autopompes arrivent en soutien. L’étau policier se resserre encore. La boucle se ferme. Pendant une vingtaine de minutes, les manifestants sont divisés et encerclés. À l’intérieur de ce cordon, sous tension, quelques centaines de participants pacifiques et une « cinquantaine d’éléments radicaux ».

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Alice Mahiant. CC BY-SA

Du côté de la police, l’objectif était d’arrêter une tentative de manifestation sauvage. Du côté de l’organisation, on condamne la répression du rassemblement. Bilan de l’intervention policière relayé dans les médias : trente-deux arrestations administratives et trois judiciaires. Bilan des manifestants sur les réseaux sociaux : beaucoup de peur et d’incompréhension. « D’un coup, des gens courent à côté de nous. Attention, la police. Je ne cherche pas à comprendre. Je crois que c’est inutile. Je suis avec mon bébé, tout ce qui compte, c’est qu’il aille bien. On arrive à se frayer un passage, avant que la police n’encercle les personnes restantes », raconte une jeune maman. « Je me mets à courir lorsque je vois les policiers empêcher les gens de passer à la hauteur des jardins de Kunstberg [Mont des Arts]. Je flippe », écrit un autre manifestant.

Ça part en saucisse

Cette opération policière qui consiste à encercler et à maintenir sur place un groupe de personnes pour des motifs d’ordre public est appelée « kettling » (bouilloire) en Angleterre, « Hamburger Kessel » (marmite hambourgeoise) en Allemagne, « nasse » en France et en Belgique francophone. Apparue en Europe à la fin des années 80, la technique est aujourd’hui contestée. En France, en 2021, le Conseil d’État a estimé cette pratique illégale, en l’absence de circonstances particulières. Il l’a même jugée susceptible de porter significativement atteinte aux libertés. Outre-Atlantique, la Ville de New York a accepté en mars 2023 de payer plusieurs millions de dollars pour régler un procès intenté par des manifestants nassés après l’assassinat de George Floyd.

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Alice Mahiant. CC BY-SA

La nasse est moins courante en Belgique où la philosophie de la Gestion négociée de l’espace public (GNEP) donne la priorité à une présence discrète des policiers et au dialogue. Mais la police belge nasse aussi. Elle préfère toutefois parler de « confinement », terme plus générique et moins connoté péjorativement. Appellation qu’elle utilise depuis des années. De l’aveu même de Daniel Van Calck, commissaire en charge des dossiers de manifestations sur la zone de police Bruxelles-Capitale Ixelles, « il y a eu beaucoup de confinements ces dernières années ». Le problème, c’est que certains d’entre eux sont bel et bien des nasses (durée arbitraire et victimes collatérales). Par exemple les gilets jaunes en décembre 2018, Black Lives Matter en juin 2020, La Santé en lutte en septembre 2020, le rassemblement contre les abus policiers et la justice de classe en janvier 2021 ou encore Extinction Rebellion en novembre 2021.

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Alice Mahiant. CC BY-SA

La technique permet à la police d’intercepter un groupe de manifestants lorsqu’il quitte l’itinéraire prédéfini et refuse d’y revenir. Elle sert également à isoler des fauteurs de troubles. « Dans ces deux cas, l’idéal est que le confinement se déroule à distance des autres manifestants ou à la fin de l’événement pour éviter toute “solidarité négative” de personnes qui ne comprennent pas l’intervention, précise le commissaire Daniel Van Calck. J’admets qu’on s’en sert parfois quand toute une manifestation part en saucisse. On encercle et puis on installe une porte de sortie pour laisser partir les gens calmes, parfois après fouille et présentation de la carte d’identité. On garde avec nous ceux qui ont provoqué des dégâts. »

Le filet de pêche

Parce qu’elle nécessite de déployer beaucoup d’agents – souvent armés – sur le terrain, la nasse impressionne. Forme de contrainte, elle doit, selon la loi sur la fonction de police, répondre à trois conditions : légitimité, nécessité et proportionnalité. C’est sur cette dernière notion, la proportionnalité, que le débat s’étend.

Pour la police, l’encadrement d’un événement se complique lorsque des délits sont commis par une seule partie des manifestants. Mais Karim Brikci, un des organisateurs de la manifestation de La Santé en lutte, ne décolère pas. « Parmi nous, il y avait des enfants, des personnes âgées qui n’ont absolument rien vu venir et qui se sont retrouvés bousculés par des agents, blâme-t-il. C’était une intervention dangereuse et potentiellement traumatisante. » Tant la police que les associations qui la surveillent le déplorent : la nasse fait des victimes collatérales. Des manifestants pacifiques ou de simples passants sont parfois pris au piège. « C’est un filet de pêche : on attrape, puis on avise », résume Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des droits humains. S’il ne peut affirmer que la police utilise de plus en plus cette technique, il assure qu’elle y a largement recours.

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Alice Mahiant. CC BY-SA

Le comportement condamnable de certains justifie-t-il une intervention massive sur un groupe ? Pierre-Arnaud Perrouty est très clair sur les risques de la nasse quant à nos droits : « S’il n’y a pas une proportion importante de personnes qui pose des problèmes, la nasse est une technique disproportionnée, une atteinte claire aux libertés fondamentales d’aller et venir, et au droit de manifester. On est vraiment à la limite de ce que la loi sur la fonction de police permet. Pour les personnes qui n’ont rien à se reprocher, le temps passé dans un tel dispositif sans porte de sortie est une forme d’arrestation arbitraire. » Une nasse qui se prolonge peut se terminer par une arrestation administrative. Après combien de temps ? C’est la police qui décide si et quand elle embarque tout le monde aux casernes d’Etter­beek.

Voilà donc l’autre écueil : la durée d’une nasse n’est pas déterminée. Elle dépend de « l’analyse de la menace » faite par la police. Les personnes encerclées ignorent si l’immobilisation va durer vingt minutes, une heure, ou plus. Si elles vont se faire contrôler ou arrêter. Face à des policiers qui restent souvent muets, la désescalade de la violence peut se compliquer. « Dans ce genre de situation, on ressent de la colère. On ne se sent plus du tout protégé par la police. Au contraire, on craint de se faire bousculer, embarquer ou de recevoir un coup de matraque », témoigne Mathieu Verhaegen, président de la CGSP-ALR Bruxelles, lui aussi encerclé par la police le 13 septembre 2020 au pied du Mont des Arts. « En attrapant tout le monde, la police a stigmatisé l’ensemble du mouvement social. »

Un débat au tribunal

Place de l’Albertine, cinq mois plus tard. Une manifestation tolérée (pas autorisée) contre les abus policiers et la justice de classe rassemble 150 participants. Après une nasse, la police interpelle plus de 230 personnes, dont 82 mineurs. Onze d’entre elles et La Ligue des droits humains ont par la suite assigné en justice l’État belge, la zone de police de Bruxelles-Capitale Ixelles et son chef, le bourgmestre Philippe Close (PS). Elles dénoncent des arrestations arbitraires, des violences policières et la pratique de la nasse. C’est au tour de la justice belge de se prononcer – début 2024 – sur cette pratique policière controversée.

L’avocat Robin Bronlet est un des conseils des plaignants. « Ce jour-là, aucun danger immédiat ne justifiait d’encercler tout le monde. Le nombre d’arrestations est plus important que celui des participants, ce qui démontre assez bien le caractère arbitraire de la nasse, pointe l’avocat. Il ne faut surtout pas banaliser la privation de liberté. Il y a des principes internationaux qui l’encadrent, et la nasse s’en éloigne clairement. »

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Alice Mahiant. CC BY-SA

Aucune disposition légale ne définit la nasse en Belgique. Ça ne veut pas dire que c’est interdit, mais que les situations dans lesquelles elle peut être utilisée ne sont pas précisément définies par la loi. Un vide juridique qui sera donc débattu devant un tribunal civil. Faut-il le conserver et compter sur le bon sens policier ? Faut-il réguler ou interdire la nasse ?

Du côté des plaignants, on espère au moins faire jurisprudence. « Si le tribunal confirme que l’action de la police était fautive, des élus pourront se saisir de ce jugement pour modifier certaines pratiques et éviter des condamnations », anticipe Robin Bronlet. La Ligue des droits humains espère, elle, obtenir une injonction du tribunal qui forcerait le législateur à encadrer ou interdire la pratique de la nasse. Les prévenus n’ont pas souhaité commenter la procédure. Les débats se tiendront début février 2024 à Bruxelles.

Liberticide, la nasse ?

Dans son bureau qui jouxte la Grand-Place de Bruxelles, le commissaire Daniel Van Calck veut rassurer, en insistant sur le contexte et en utilisant bien le terme « confinements » pour parler des nasses. « S’il y a eu beaucoup de confinements ces dernières années, c’est parce que la crise sanitaire ne permettait pas de manifester normalement. On a parfois dû prendre des décisions qu’on n’avait pas l’habitude de prendre, regrette-t-il. Il y avait une réelle rupture de confiance entre la police et les citoyens. »

Quand la police prévient qu’elle va utiliser la contrainte, elle se garde d’annoncer précisément une nasse. Ça doit être une surprise pour réussir. « Le confinement d’un événement n’est jamais prévu, mais il fait toujours partie des scénarios envisagés, affirme le responsable des manifestations. On essaie de s’en passer au maximum, parce que c’est une technique beaucoup plus invasive qu’un simple contrôle. C’est aussi une opération réactive qui nous oblige à nous montrer, et donc à nous exposer. Si on n’est pas assez proches des incidents, ils peuvent continuer. Et, dès qu’on se rapproche des gens, le dialogue se complique. »

Selon le commissaire Van Calck, le problème est surtout communicationnel. Entre les unités qui interviennent et les manifestants encerclés, les messages ne passent pas. Et si l’action de la police n’est pas comprise, elle peut renforcer le sentiment de contestation des manifestants ou les dissuader d’exercer à nouveau leur droit de manifester. Pour y remédier, la zone de police Bruxelles-Capitale Ixelles étudierait la possibilité d’investir dans des équipes de communication identifiables capables d’expliquer aux manifestants les interventions des forces de l’ordre.

Mais pas question pour la police de remettre en cause le bien-fondé de cette pratique utilisée depuis des décennies. Radicale, mais efficace. « Le confinement, liberticide ? Non, tranche Daniel Van Calck. En venant manifester, vous savez que ça peut s’envenimer. La peur des gens, je peux évidemment l’entendre et la comprendre, mais c’est à vous de réaliser qu’il est temps de partir. »

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  1. Centre de rassemblement des personnes arrêtées à Bruxelles.

  2. Le « confinement » est mentionné, pas expliqué, dans la directive ministérielle MFO-2 du 23 novembre 2017.

  3. Interview de Daniel Van Calck dans la revue Blue Minds de mars 2022.

  4. Blue Minds, op. cit.

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