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Accidents du travail : négligence fatale

« Qu’il y ait tant d’accidents du travail doit nous alerter » Interview de Véronique Daubas-Letourneux, sociologue

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Mariavittoria Campodonico. CC BY-NC-ND.

100 morts. 200 000 déclarations d’accident. Chaque année, le travail tue et blesse en Belgique. Nous venons de publier une enquête en sept chapitres sur la question. En guise d’introduction, Véronique Daubas-Letourneux, sociologue, alerte sur cette problématique négligée.

Des histoires aussi tragiques qu’ordinaires. Aussi soudaines que courantes. Chaque année, en Belgique, 100 travailleurs décèdent des suites d’un accident du travail. Des milliers d’autres restent handicapés à vie. Au total, 200 000 déclarations sont enregistrées annuellement. Malgré ces chiffres, les accidents du travail restent cantonnés à la rubrique « faits divers » de la presse quotidienne ou renvoient à des événements lointains, tels que les catastrophes du Bois du Cazier ou de Ghislenghien. Ils semblent avoir disparu des préoccupations politiques, médiatiques et même syndicales. Pourtant, et alors qu’on sait les statistiques officielles sous-estimées, le nombre d’accidents graves ne baisse presque plus ces dernières années.

Généralement perçus comme les conséquences inévitables des « risques du métier », les accidents du travail font partie intégrante du quotidien de milliers de travailleurs. Et lorsque accident il y a, l’imprudence ou l’irresponsabilité des victimes sont souvent pointées du doigt. Considérer les victimes comme les responsables annihile tout débat sur la sécurité et les choix d’organisation du travail.

La répétition de ces drames « isolés » illustre pourtant l’urgence et l’actualité de cette question. Sur son site web, Médor a noué les récits de plusieurs dizaines de victimes, d’experts, de syndicats et d’acteurs institutionnels. L’analyse inédite proposée par cette enquête dépasse le cas par cas pour décrire comment ces événements soudains sont en fait terriblement prévisibles.

Un profil type

Car ces accidents du travail n’ont rien d’aléatoire. Des statistiques officielles, il ressort un profil type. Le travailleur victime d’un accident sur son lieu de travail est un homme, inexpérimenté, ouvrier ou intérimaire, généralement actif dans le secteur de la construction, des transports, de l’entreposage, du nettoyage industriel ou de l’industrie manufacturière. Les chiffres de 2021 l’ont confirmé. Dans près de 70 % des cas, la victime était un ouvrier. Ce chiffre monte à 75 % pour les accidents entraînant une incapacité permanente et à plus de 80 % pour les cas mortels. Un tiers des accidentés avaient, cette année-là, moins d’un an d’expérience au sein de leur entreprise au moment de leur accident.

Les accidents frappent donc avec une impitoyable régularité certains secteurs, certaines couches de la population. Ils révèlent aussi les limites et les dysfonction­nements de notre organisation de travail. Ces constats traversent tout l’ouvrage Accidents du travail : des morts et des blessés invisibles, de la sociologue française Véronique Daubas-Letourneux, l’une des meilleures spécialistes francophones sur le sujet. Elle insiste : « Les accidents du travail, au-delà des drames individuels et des indicateurs chiffrés, sont un fait social. »

Médor :

« Un accident du travail n’est pas un fait divers, mais un fait social. » Cette phrase est l’une des premières de votre livre. Pourquoi était-il essentiel de le rappeler ?

Véronique Daubas-Letourneux :

Aujourd’hui, les accidents du travail sont traités comme un fait divers dans la presse quotidienne. Ou alors, on analyse les pertes et les chiffres lorsque les statistiques annuelles tombent. On n’interroge pas la connotation sociale des accidents du travail, ni le fait qu’ils sont très inégalement répartis. Une fois ce constat fait, deux questions se posent naturellement. Quel est le travail qui se cache derrière ces accidents ? Pourquoi ces accidents arrivent-ils ?

M :

Le terme « accident » est-il un obstacle à la bonne compréhension du phénomène ?

V. D.-L. :

On parle d’accident parce que l’événement est défini par son caractère soudain. Le moment précis de la lésion peut être défini, ce qui permet de le distinguer de la maladie professionnelle. Mais on sait que les mots jouent sur notre interprétation et notre compréhension du phénomène. Dans les esprits, le sens du mot « accident » est fort relié à celui de « hasard ». On évoque un accident du travail comme on évoque un accident de la vie ou de la circulation. En évoquant le manque de chance, les accidents du travail sont moins remis en question. Le terme « accident » n’aide pas à appréhender ce phénomène de manière politisée.

M :

C’est pour cela que, selon vous, un accident du travail est « un processus dans un processus » ?

V. D.-L. :

Il faut relativiser l’idée de la soudaineté qui définit l’accident. Parfois, il y a eu des signes avant-coureurs, comme la survenance d’autres accidents. L’accident est aussi inscrit dans une durée plus longue que l’instant T. La lésion qui apparaît suite à l’accident s’inscrit dans un processus long. Elle ne s’arrête pas au moment où la personne se blesse ou au moment où l’accident est reconnu. Cela se prolonge dans un processus de soins. Des accidentés en gardent parfois des séquelles. Le retour au travail peut être difficile ou doit être adapté. Tout cela prend du temps.

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Mariavittoria Campodonico. CC BY-NC-ND
M :

Vous qualifiez certains accidents du travail de mort sociale…

V. D.-L. :

Un accident du travail peut entraîner la victime dans une spirale infernale. Conduire à la perte de l’emploi, à une perte de revenus, avec des répercussions importantes sur la vie privée. La mort sociale, c’est une expression forte, mais l’idée, c’est qu’on est face à des personnes qui ont été détruites par la survenue d’une blessure provoquée par le travail. Le coût humain peut être considérable.

M :

Votre livre rassemble de nombreux témoignages d’accidentés. De quelle manière permettent-ils de comprendre cette problématique ?

V. D.-L. :

Les statistiques peuvent être porteuses d’enseignements, mais il faut regarder comment elles sont construites et avoir conscience de leurs limites. Le reste, c’est mon travail de sociologue. J’évoque l’invisibilisation des accidents du travail, il était donc normal que j’interroge les premiers concernés. On ne les entend jamais. Cette parole, on ne peut l’obtenir qu’en faisant des entretiens. Elle permet, par exemple, de constater l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. On peut avoir des consignes de sécurité fixées au mur, mais, dans la réalité, pour tenir le délai, tout le monde enfreint ces règles.

M :

Quels sont les mythes à casser ?

V. D.-L. :

Tout l’enjeu, c’est de s’interroger sur l’organisation du travail et de la remettre en question pour sortir de cette vision d’une victime qui l’aurait bien cherché ou qui aurait manqué de prudence. Les prises de risque et les contraintes sont parfois complètement intériorisées et il faut, selon moi, examiner l’organisation du travail qui se cache derrière.

M :

C’est-à-dire ?

V. D.-L. :

Le travail moderne est marqué par une très forte intensification, que ce soit dans les services ou dans l’industrie. Aujourd’hui, notre organisation du travail incite à produire plus avec moins. Ce n’est pas une gestion durable des ressources humaines. C’est important d’être bien dans son travail, on y construit des liens. C’est une activité sociale centrale. Mais le fait qu’il y ait tant de maladies professionnelles et d’accidents doit nous alerter.

Notre organisation du travail n’accorde plus de temps à la transmission du savoir-faire. On ne valorise pas l’expérience des anciens et les jeunes travailleurs doivent être directement opérationnels. De la part du collectif, il faudrait plus de transmission, d’expérience et de formation. Il faut aussi intégrer davantage les travailleurs dans l’analyse des accidents, dans les démarches qui visent à comprendre comment ils surviennent pour mieux organiser la prévention. Ce qui est fait aujourd’hui n’est pas suffisant.

M :

Pourquoi ce sujet est-il aujourd’hui dépolitisé ?

V. D.-L. :

Puisqu’il y a une automatisation de la prise en charge, on s’intéresse moins aux causes de l’accident et aux réponses à apporter pour les prévenir. Ce compromis entre le monde patronal et ouvrier, appelé « paix sociale » par certains historiens, a contribué à la dépolitisation. Dès qu’on met en place un système d’indemnisation automatique, des logiques plus individuelles d’accès aux droits sont encouragées, aux dépens de logiques collectives de lutte contre les causes.

M :

Un silence surprenant est celui des syndicats…

V. D.-L. :

Dans les années 70, à une époque où les taux d’accidents étaient élevés, il y avait des mobilisations très fortes. Ce qu’on peut observer aujourd’hui, c’est que les enjeux de santé au travail ne sont pas simples à mettre en avant. Les syndicats se mobilisent sur des questions de préservation de l’emploi, de pouvoir d’achat et de salaires. La question de la santé contre l’emploi traverse toute l’histoire syndicale. Il y a toujours la crainte que les améliorations apportées sur le plan de la sécurité entraînent un coût qui pourrait nuire à l’activité de l’entreprise… Résultat, au nom de l’emploi, tout est justifiable et on accepte des conditions de travail délétères.

Compléments d’enquêtes

Julien Bialas et Louis Van Ginneken s’expriment en interview sur les enjeux que recouvre cette investigation et les coulisses de réalisation de celle-ci.

Une rencontre à destination des professionnels du secteur (médecine du travail, syndicats, magistrats,…) sera par ailleurs organisée le 30 mars à 14h à Liège. L’objectif de cette rencontre sera de formuler ensemble des pistes de solutions, en vue de faire remonter cette grave problématique dans les priorités des responsables politiques et des entreprises et ainsi les pousser à agir sur ce fléau à la source. Pour tout renseignement concernant cette rencontre, contactez-nous.

Accidents du travail : véritables faits de société. Une interview durant l’émission Déclic (RTBF)

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