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Le dilemme des sinistrés

Le marché immobilier post-inondations

Des milliers de maisons ont été touchées par les inondations de juillet. Aujourd’hui encore, des centaines de « sinistrés » n’habitent plus chez eux. Les assurances se sont mises à indemniser. Avec un choix à la clé, pour ceux qui recevront un montant correct : rénover ou vendre à bas prix et redémarrer ailleurs ? Dans la vallée de la Vesdre, un marché immobilier post-cata voit le jour.

Depuis juillet, Marie Zinzen dort à l’arrière de sa librairie, à Petit-Rechain. Le confort est sommaire, elle se chauffe avec un appareil à air conditionné, mais la clientèle, elle, vient, et c’est le principal. Elle fait partie des sinistrés de la rue Pont-Walrand. Le lieu symbolique des inondations, en plein centre de Pepinster. C’est là, entre la Vesdre déchaînée et la ligne de chemin de fer, que des riverains se sont retrouvés à califourchon sur leur toit, à héler des secours et filer à leurs enfants un morceau de chocolat emporté en vitesse. Dans le quartier, six personnes sont mortes, emportées par les eaux. La cour de Marie donnait sur celle de l’école primaire voisine. L’eau est montée jusqu’à 1 m 20 au-dessus du premier étage. Le lendemain, il n’y avait plus grand-chose. Des maisons à abattre. Des équipes de télévision et des bénévoles en pagaille. Le besoin de se relever. Aujourd’hui, Marie n’a plus accès à sa maison. Elle a eu le temps de déblayer le rez-de-chaussée, mais le quartier est fermé par des barrières. Les pelleteuses avancent petit à petit. Ça démolit au pont Walrand, mais pas partout. « Les murs du voisin ont bougé. On ne sait toujours pas si la commune va racheter notre maison ou l’abattre. »

Mi-février, Philippe Godin, le bourgmestre de Pepinster, attendait l’approbation de la Région pour racheter une quinzaine de bâtiments. En plus, l’école Piqueray, postée à côté de chez Marie, va être rachetée par l’administration communale pour y mettre ses bureaux. Marie, elle, est dans l’inconnu. Son assurance était « au top ». Elle a donc touché une somme correcte qui permet de préparer l’avenir. Si la maison n’est pas abattue ou rachetée, une chose est sûre : elle ne va pas se lancer dans le parcours du combattant de la rénovation. Elle va partir, et chercher ailleurs, à Battice, Herve ou sur les hauteurs de Verviers. « Mais ce ne sera pas si facile. Beaucoup de gens qui viennent d’être payés par les assurances veulent acheter ailleurs. Dans les agences immobilières que j’ai contactées à Verviers, on se sent presque comme un numéro. Si un bien ne vous convient pas, ils diront juste que ce n’est pas grave, qu’il y a du monde sur la liste. »

Dans les rues de Pepinster et de Verviers, les stigmates de l’été restent. Fenêtres barricadées par des contreplaqués, tas de débris sur les trottoirs, des ponts qui entament enfin leur réfection. Sur la nationa­le qui longe la vallée de la Vesdre, à Ensival, une maison dont la façade de gauche a été littéralement arrachée, dévoilant living, salle de bains et chambre au moindre conducteur, rappelle la violence de l’événement et le temps qu’il faudra pour reconstruire.

Les communes de la région, loin d’être riches, se retrouvent coincées entre deux temporalités. Il faut, d’un côté, réagir vite, réparer les dégâts (20 millions d’euros rien que pour les berges, ponts et voiries à Verviers), assister les sinistrés via les CPAS et l’urbanisme, notamment. De l’autre, il faut tout repenser, à long terme. L’industrialisation et l’urbanisation de la vallée ont modifié le cours des rivières, le réchauffement climatique va sans doute empirer les futurs grands épisodes pluvieux. Il faudra, au niveau local et régional, aménager le territoire différemment, créer des zones humides.

En plus du traumatisme encore bien présent, les sinistrés doivent aussi parer au plus pressé. Avec un choix compliqué et financièrement toujours risqué : faut-il rénover sa maison et rester en bord de Vesdre ou profiter du montant des indemnités pour aller voir ailleurs ?

De 20 à 40 % de perte de valeur

Sept mois après les inondations, les assureurs commencent à verser des indemnités. À ceux qui étaient assurés. La Région wallonne est venue à la rescousse pour couvrir 100 % des dégâts estimés et couverts par l’assurance. Sans ces aides publiques, seuls 19 % des dégâts auraient été couverts, rappelait le gouvernement wallon en septembre. Pour les non-assurés, la Région a permis que le Fonds des calamités puisse les aider jusqu’à 50 % des frais de réparation des bâtiments avec un plafond maximum de 80 000 €.

Un marché de l’immobilier post-catastrophe en vallée de la Vesdre commence à s’emballer. Ce n’est pas encore la grande braderie, mais les maisons touchées ont subi une importante décote. Les annonces postées par les agences immobilières commencent à se multiplier sur Immoweb. Les formulations sont parfois pudiques : « Rez-de-chaussée à rénover » pour une habitation à 60 000 €, entièrement dévastée, rue Raymond, à Prés Javais, un des quartiers les plus touchés, mais aussi les plus précarisés de Verviers. Ou parfois plus claires : « Rez-de-chaussée totalement à refaire », pour celle-là, à 69 000 €, à Ensival. « Refaire » voulant dire qu’il faut aussi refaire le plafond, intégralement, car, pour le moment, le rez vient avec la vue sur l’étage. Un coup de fil aux agences immobilières du coin confirme la tendance : les biens sinistrés commencent à arriver dans leurs vitrines.

Arnauld Caduta, agent immobilier à Trooz (CAD Immo), termine la rénovation de ses bureaux, touchés en juillet. Après les inondations, ses quelques rares biens en location sont partis en un éclair. Tout le monde cherchait à se reloger, en attendant la réponse des assureurs.

Maintenant que les indemnités arrivent, les gens cherchent à vendre. Pour la seule dernière semaine de janvier, il a reçu 28 demandes d’évaluation. « D’habitude, on tourne à trois ou quatre par semaine, donc oui ça bouge fort. En général, les maisons perdent de 20 à 40 % de leur valeur en fonction des dommages subis. Beaucoup de gens se mettent à vendre, car ils ne veulent pas prendre le risque de revivre une catastrophe, et ils se voient bien relancer leur vie ailleurs, sur les hauteurs notamment. S’ils ont été bien indemnisés, ils peuvent faire une belle affaire. » À condition d’arriver à revendre leur bien sinistré.

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Samuel Defourny. Tous droits réservés

Mais qui a intérêt à racheter des maisons en mauvais état ? Ce sont des jeunes qui veulent acheter, mais n’en avaient pas les moyens, dans un marché immobilier fortement à la hausse depuis la pandémie, mais aussi des entrepreneurs, locaux ou moins locaux, qui y voient l’occasion de faire de bonnes affaires. Denis Maesen habite à Trooz. Il a acheté une première maison via CAD Immo. Quand nous le rencontrons, il est sur le point d’en acquérir une deuxième. À chaque fois pour moins de 100 000 €. « Nous avons accès à des matériaux moins chers que les particuliers ; nous pouvons donc remettre à neuf plus facilement. Je cherche des opportunités bien sûr, mais en payant aussi le juste prix aux anciens propriétaires. Ensuite, je chercherai à revendre, en passant par des agents immobiliers. » C’est aussi l’usure du temps qui pousse à vendre. « Beaucoup de clients me disent : “Si on m’avait donné l’argent tout de suite, j’aurais rénové”, mais là, ils n’ont plus la force ni l’énergie », explique Arnauld Caduta. À Trooz, des entrepreneurs qui venaient faire des travaux dans une maison n’ont parfois pas hésité à aller voir les maisons voisines, endommagées, pour proposer leurs services ou carrément voir s’il y avait un intérêt pour la vente.

Les chiffres donnent toujours le tournis. À Trooz, 2 000 maisons ont été touchées, « à des degrés divers », précise le bourgmestre, Fabien Beltran. Dans la rue principale, à quelques dizaines de mètres de la Vesdre, bien des commerces sont encore éteints. À Verviers, le chiffre monte à 5 112 maisons et bâtiments impactés, dont 3 232 « fortement ». Quelque 4 000 ménages sont concernés sur une population de 55 000 habitants.

À Prés Javais, des bénévoles faisaient encore du porte-à-porte en janvier pour aider les habitants à remplir leur demande aux assurances ou au Fonds des calamités. Les demandes d’aide à la commune, au CPAS, aux fournisseurs d’électricité, la quête des plateaux-repas, d’un logement de remplacement, d’un déshumidificateur : le dédale administratif et logistique semble parfois infini. Dans une ville qui compte 20 % de demandeurs d’emploi.

Reconstruire une vie

Derrière le terme « sinistrés », adopté par tous, des médias aux autorités communales, pour englober les personnes touchées par les inondations, se cache en fait une kyrielle de situations différentes. Madeline, de Pepinster, a touché de l’assurance, a pu louer un logement de remplacement avec sa famille et se projeter dans sa nouvelle vie. L’étape d’après, c’est signer chez le notaire pour une maison dans le centre-ville de Pepinster. Et reprendre son travail de garde d’enfants.

Irfan Kurtulus, détenteur d’un appartement au rez-de-chaussée, à Ensival, a passé une nuit le corps dans l’eau, accroupi sur une échelle, avant de partir par les bois. Barman et musicien plutôt actif, il traversait une mauvaise passe financière et avait été contraint de zapper l’assurance. Le mauvais « karma », comme il dit. Il attend la réponse du Fonds des calamités. Il n’est pas le seul, dans une région où 5 000 dossiers de personnes mal ou non assurées ont été reçus par le Fonds et sont en cours d’analyse.

« On m’a conseillé de revendre, tout simplement, explique Irfan. Dans ma rue, il y a plusieurs personnes qui ont déjà vendu et trouvé un acquéreur sans peine. Je me demande si dans quatre ou cinq ans le quartier ne risque pas de devenir bien plus cher, car remis à neuf par des entrepreneurs en bâtiment ou des promoteurs. »

« Des ménages dépassés »

Épuisés. C’est bien le point commun entre quantité de « sinistrés » aux destins divers, bien ou mal assurés, que nous avons rencontrés. La Société wallonne de crédit social (SCWS), qui a pour mission de délivrer des crédits ou des prêts à tempérament avantageux pour des travaux de rénovation et construction à des familles avec moins de trois enfants, n’a accordé qu’à 22 nouveaux clients son prêt à taux zéro « inondations ». Ce type de crédit peut compléter une indemnisation d’assureurs, par exemple. 158 personnes qui bénéficiaient déjà d’un prêt à la SWCS ont déclaré, elles, un sinistre. « Nous avons constaté que les ménages sinistrés sont dépassés par les événements et la paperasse, explique Joël Stevens, directeur des expertises à la SCWS. Entamer des démarches pour un crédit, aussi simplifié soit-il, reste une épreuve dans laquelle ces personnes ne peuvent plus se projeter. »

La notaire verviétoise Catherine Laguesse soulève un point positif : elle n’a pas constaté que des personnes qui voulaient s’installer dans la région au moment des inondations ont abandonné leur envie d’achat immobilier à la suite de la catastrophe. Le fait que des agents immobiliers parviennent à attirer des jeunes pour acheter des maisons sinistrées, comme le signalait Le Soir en décembre 2020, montre aussi que la vallée n’a pas d’effet repoussoir. Il est trop tôt, toutefois, pour dire si l’immobilier pourrait rester longtemps à la hausse à cause des coûts de rénovation, au détriment des acheteurs les moins aisés.

Les communes, elles, chiffrent les dégâts et tentent de concevoir l’avenir, dans une région où, déjà avant, rien n’était facile financièrement. Fin janvier, la Ville de Verviers distribuait encore 500 plateaux-repas par jour et le CPAS avait mis en place des tickets alimentaires. La douloureuse va continuer à s’allonger, et la priorité est limpide : ne pas laisser les plus démunis, les moins armés, les plus dépassés, dans le caniveau.

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