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La bombe politique

Nucléaire

On va donc fermer les centrales nucléaires. Et on va ouvrir des centrales au gaz. C’est décidé. Mais en fait non. On va maintenir le nucléaire. Et on va freiner les centrales aux gaz. On est d’accord en Régions. Pas au fédéral. « On » ? Les différents partis politiques au pouvoir depuis vingt ans. Incapables d’union nationale pour un enjeu sur cent ans : notre approvisionnement énergétique. Misères de la politique avec un petit p. Comme pénible.

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Pia-Mélissa Laroche. CC BY-ND

Dimanche 10 octobre 2021. Ils sont 50 000 selon les organisateurs. 25 000 selon la police. Peu importe la comptabilité, la manifestation pour le climat est un succès. En toute logique, les militants et élus des partis Écolo et Groen figurent en bonne place dans le cortège. La lutte contre le réchauffement climatique, et la fin du nucléaire, c’est leur affaire depuis toujours. L’essence même de leur existence.

Mais ce récit déraille ces derniers mois. La fin du nucléaire signifierait plus d’émissions de CO2. Le cœur vert balance.

Lundi 11 octobre 2021, le siège d’Écolo-Groen, tous deux membres du gouvernement Vivaldi, est investi par un collectif de citoyens, dont ceux du groupe « Tegengas/Dégaze ». L’ambiance est bon enfant. Des banderoles sont déployées. Quelques chants entonnés. Mais le message est direct. « Pas de soutien au gaz fossile », peut-on lire sur un drap posé dans la salle de réunion écologiste. Pour ces collectifs, les choses sont claires : on ne peut pas à la fois défendre une politique climatique ambitieuse et soutenir la création de centrales au gaz. « L’État va dépenser plusieurs centaines de millions d’euros par an pour soutenir des énergies fossiles, regrette Peter Paul Vossepoel, membre du collectif Dégaze/Tegengas. C’est un vrai problème. Et, dans ce combat, Écolo et Groen ne sont pas nos alliés. »

La hantise du Black-out

L’ouverture de nouvelles centrales au gaz est intimement liée à la fermeture du parc nucléaire belge. Deux centrales nucléaires qui regroupent sept réacteurs, à Tihange et à Doel, devront avoir mis la clef sous la porte entre 2022 et 2025. Telle est la loi de sortie de l’atome, votée en 2003, sous l’impulsion du gouvernement « arc-en-ciel » du libéral flamand Guy Verhofstadt, dont faisaient partie les écologistes.

La fermeture des sept réacteurs devait à l’origine s’étaler sur dix ans, de 2015 à 2025. Mais de gouvernement (Di Rupo) en gouvernement (Michel), les partis de pouvoir n’ont cessé de repousser l’échéance, incapables de mettre en œuvre la décision prise en 2003. Toutes les installations devront donc fermer en trois ans. Embêtant quand on sait que les sept réacteurs nucléaires représentent six gigawatts d’énergie, lorsque les centrales fonctionnent à plein régime. Ainsi l’énergie nucléaire représentait 39,1 % de la production belge d’électricité en 2020.

Il faut que la Belgique tourne sans black-out. Une partie de la perte liée à la fin du nucléaire doit être compensée pour assurer la sécurité d’approvisionnement du pays. C’est ce qu’explique Ronnie Belmans, ingénieur en systèmes énergétiques et ancien membre du consortium d’universités et d’instituts de recherche « Energyville », qui pointe le manque d’anticipation sur l’enjeu énergétique : « La situation actuelle est due aux non-politiques des 20 années précédentes. Ça n’a pas du tout été organisé. Personne n’est heureux d’installer des centrales au gaz. Mais c’est la seule voie qui reste à la ministre de l’Énergie, Tinne Van der Straeten (Groen). »

Un point de vue que partage Jan Vande Putte, chargé de campagne énergie et nucléaire chez Greenpeace. « Les centrales au gaz sont devenues nécessaires, notamment parce que les projets d’éolien en mer du Nord ont trop tardé. » Ceux-ci prennent pourtant de l’ampleur. Tinne Van der Straeten a annoncé, le 18 octobre dernier, que le nouveau parc « Princesse Elisabeth » en mer du Nord permettrait de multiplier la puissance énergétique de l’éolien « offshore », passant de 2,2 à 5,8 gigawatts (GW) en 2030. « Il est nécessaire d’installer des éoliennes, mais il faut des lignes haute tension pour raccorder l’électricité produite au réseau. Ce genre de décisions aurait dû être pris il y a dix ans », ajoute Jan Vande Putte. Quant au gaz, c’est une énergie dite « pilotable ». On peut adapter l’utilisation des centrales aux conditions du moment. Elles peuvent facilement prendre le relais quand l’éolien ou le solaire ne tournent pas faute de vent et de soleil.

En plus de l’aide du vent, la ministre Tinne Van der Straeten a décidé, essentiellement sur la base des études d’Elia, le gestionnaire de transport d’électricité haute tension en Belgique, de soutenir le déploiement de nouvelles capacités à hauteur de 2,3 GW.

Pour ce faire, elle a lancé une « enchère », sous la forme d’un mécanisme de rémunération de capacité (CRM en sigle). En gros : les entreprises seront payées par l’État pour construire ces nouvelles unités de production de gaz, en étendre d’existantes, proposer d’autres solutions, ou pour l’installation de batteries de stockage ou une meilleure gestion de la demande. Les installations déjà subsidiées, ce qui est le cas de la plupart des unités de production renouvelables, ne peuvent pas postuler.

Selon le cabinet de la ministre écologiste, ce mécanisme coûtera à la Belgique, et donc aux contribuables, au maximum entre 250 et 300 millions d’euros par an pendant 15 ans. L’entreprise qui a demandé le moins de soutien public est celle qui a décroché la palme. Il s’agit d’Engie. Le groupe français fermera son parc nucléaire mais ouvrirait deux centrales au gaz. L’une à Vilvorde et l’autre aux Awirs (Liège), pour un total d’environ 1,6 GW. Les deux projets ont été sélectionnés le 31 octobre dernier. S’y ajoutent sept projets de batteries et de gestion de la demande permettant de « gratter » 0,35 GW. On se situe donc aux alentours de deux gigawatts qui compenseraient partiellement la production de Doel 4 et Tihange 3. Ces deux gigawatts sont suffisants pour assurer la sécurité d’approvisionnement, affirme Elia, le gestionnaire de transport d’électricité haute tension en Belgique. Dans trois ans, une deuxième enchère sera lancée, en fonction de futures évaluations des besoins. Elle devrait surtout permettre de soutenir des projets de stockage de l’énergie.

En attendant, il reste une décision majeure à prendre par le gouvernement. Déclarer une bonne fois pour toutes la fin du nucléaire en Belgique ou prolonger deux réacteurs sur les sept ?

Pourquoi deux réacteurs ? Parce que l’accord de gouvernement de 2019 laisse une petite porte entrouverte à la prolongation de deux réacteurs, en cas de « problème inattendu de sécurité d’approvisionnement ». Toute la question est dans ces quelques mots : « on » prend un risque ou pas ? À l’heure où nous bouclons ce Médor, le 13 novembre, l’heure du choix a sonné : il est promis pour fin novembre. Et il est à l’origine de fortes turbulences politiques.

MR versus Écolo

Entre le MR et les écologistes, pourtant partenaires de majorité, l’atmosphère est électrique. La tension se cristallise sur cette question du nucléaire. On sent comme une envie d’en découdre au MR sur ce sujet énergétique, avec comme objectif la prolongation de ces deux réacteurs. « Au MR, nous pourrions aller très loin sur ce sujet, lance Marie-Christine Marghem, députée et ancienne ministre de l’Énergie, car l’intérêt général et la lutte contre le dérèglement climatique en dépendent. » Jusqu’à déclencher une crise politique sur ce sujet ? Pour Fabienne Collard, du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (CRISP), « déstabiliser toutes les coalitions au sujet de l’énergie serait un pari fort risqué ».

Pourtant, les libéraux francophones ont signé l’accord de gouvernement de la coalition Vivaldi que Marie-Christine Marghem qualifie aujourd’hui de « très mauvais ». Cet accord est limpide quant à l’avenir du nucléaire en Belgique. La fermeture des centrales est une « priorité » du gouvernement De Croo. Dans son accord, il stipule clairement que « le gouvernement reconfirme résolument la sortie du nucléaire. Le calendrier légal de sortie du nucléaire sera respecté, comme prévu ». Si tout était clair, pourquoi tout devient-il flou et incertain ?

Parce que les fluctuations du marché de l’énergie s’invitent dans le débat : les prix du gaz s’envolent depuis quelques semaines, ce qui donne des arguments de poids aux détracteurs de cette énergie fossile. Les libéraux francophones se saisissent de l’occasion. Ils tentent de se glisser dans l’interstice de l’accord de gouvernement et réclament la prolongation des deux réacteurs nucléaires. Ils vont pousser cette position jusqu’à la décision finale. « Il s’agit surtout d’une stratégie de communication du président du MR, Georges-Louis Bouchez, décrypte Pascal Delwit, professeur à SciencesPo ULB. Le dossier lui permet d’être au cœur du débat. Sur les sept partenaires de la majorité, le MR est le seul à exprimer une position différente, cela lui offre une exposition médiatique exceptionnelle. »

Les autres membres de la majorité, à commencer par l’Open VLD du Premier ministre Alexander De Croo, s’en tiennent à l’accord de gouvernement. Le chef du gouvernement rappelle que les centrales fermeront. Du moins si c’est « faisable et abordable »…

Du côté des écologistes, on bouillonne face aux piques des bleus. « Il y a un grand décalage entre la réalité du terrain et le débat public où l’on a tendance à grossir les enjeux, regrette Samuel Cogolati, député hutois Écolo. Marie-Christine Marghem entre dans de pures polémiques politiciennes. Elle dit le contraire de ce qu’elle disait auparavant. En 2019, le programme du MR proposait de remplacer les centrales nucléaires par neuf centrales au gaz. »

« Mais mon mix énergétique, c’est nucléaire – renouvelable avec quelques centrales au gaz en appoint, réplique-t-elle, en insistant sur les contradictions écologistes : le gaz produit 40 fois plus de CO2 que le nucléaire. »

Elia au cœur du réacteur

Entre Marie-Christine Marghem et Tinne Van der Straeten, les différends semblent inconciliables. Et pourtant, la politique de l’une se situe dans la continuité de celle de l’autre.

Retour en 2019, quand le débat a commencé. Elia, le gestionnaire de transport d’électricité haute tension en Belgique, présente son étude sur « l’adéquation et la flexibilité » du système électrique belge. Ses résultats sont sans ambiguïté. Il faudra construire de nouvelles « capacités de produc-tion » d’électricité, car la Belgique va perdre les 6 GW d’électricité de son parc nucléaire en 2025. Il faut les compenser. Les revenus du marché de l’énergie engendrés par ces centrales ne seront pas suffisants pour attirer des investisseurs. L’État devra mettre la main au porte-monnaie pour soutenir le déploiement de ces installations.

« C’est cette étude d’Elia qui a poussé vers l’adoption du mécanisme de rémunération de la capacité (CRM). C’était l’élément important sur lequel tout le débat a porté par la suite », lance un expert du secteur de l’énergie, très au fait du processus décisionnel et préférant rester anonyme.

À l’époque, c’est bien la ministre Marie-Christine Marghem qui lance le CRM, qu’elle décrie aujourd’hui. Puis Tinne Van der Straeten prend la suite. En s’appuyant notamment sur la dernière étude d’Elia, elle revoit à la baisse les besoins et table sur la construction de deux ou trois grosses centrales au gaz. Histoire de s’éviter un « problème inattendu de sécurité d’approvisionnement » et de fermer définitivement la boîte à atomes.

L’omniprésence d’Elia dans le processus décisionnel fait pourtant jaser dans bien des sphères décisionnelles.

Si l’État s’appuie sur Elia, c’est d’abord parce que l’entreprise a une cohorte bien étoffée d’ingénieurs compétents et une véritable connaissance du réseau, vu sa position clef. Mais Elia, c’est aussi une société anonyme cotée en Bourse, dont les actionnaires majoritaires sont les communes, les provinces et les intercommunales via deux sociétés, Publi-T et Publipart. Un acteur très au fait de ce dossier, qui préfère rester anonyme, souligne l’omniprésence d’Elia dans le processus décisionnel : « La place d’Elia pose question. Leur rémunération dépend de ce qui va être construit, du nombre d’interconnexions, des investissements en infrastructures [tout ce qui passe par des lignes de haute tension est rémunéré. Et donc multiplier les interconnexions avec l’étranger rapporte à Elia, NDLR]. L’augmentation du nombre d’infrastructures augmente les rentrées et donc la valeur de l’action. Ce n’est pas neutre. Les choix énergétiques deviennent une forme de spéculation. Elia s’est rendu aujourd’hui indispensable. L’administration fédérale est laminée alors que c’est en son sein, ou au Bureau du plan, ou même à la Banque nationale que de telles études devraient être menées. » Oui, c’est bien Elia, et pas l’administration, qui est au centre du jeu.

Pour Philippe Hendrickx, représentant des cadres au conseil d’entreprise d’Electrabel et au comité d’entreprise européen du Groupe Engie, « le problème avec Elia, c’est qu’on peut penser qu’ils sont juge et partie. Comme gestionnaire du réseau haute tension et avec comme actionnaires de référence les communes belges, ils ont intérêt à pousser un modèle basé sur davantage d’importations, la Belgique devenant dépendante de l’étranger pour une partie de sa production ».

Du côté d’Elia, on rappelle que ses missions d’analyse et de prospective lui sont confiées par la loi (depuis 2019). Mais les études du distributeur d’énergie subissent des attaques féroces. En changeant quelques variables, les résultats auraient été très différents, arguent les opposants au CRM. C’est par exemple le cas au PTB où le député Thierry Warmoes pense « qu’en suivant d’autres avis comme ceux de la CREG, on aurait pu se passer du nucléaire et de nouvelles centrales au gaz ».

Ni gaz ni nucléaire

La CREG (Commission de régulation de l’électricité et du gaz), est sans doute l’opposant numéro 1 à Elia. Les avis de cet organisme fédéral – gardien de l’intérêt des consommateurs et régulateur du marché – sont décortiqués de près par ceux qui auraient rêvé de ne pas avoir à choisir entre le gaz et le nucléaire. Soit « la peste et le choléra », glisse un activiste. Dans les multiples notes et commentaires rédigés par la CREG, on peut lire noir sur blanc qu’Elia a « surestimé » les besoins en capacité de production et « sous-estimé » les revenus que pourraient engendrer ces futures usines sans soutien public. Comprendre : il y a certainement besoin de moins de centrales au gaz, et peut-être pas besoin de toutes les soutenir via des subventions.

En 2019, dans son étude, Elia appuyait son analyse des besoins hivernaux futurs sur des moyennes climatiques passées, étalées sur 34 ans, intégrant donc dans ses calculs les hivers particulièrement rigoureux de 1985 et 1987. Plus les hivers sont durs, plus les besoins énergétiques sont forts. La CREG critique alors ce choix, arguant que ces deux hivers particulièrement froids ne sont pas représentatifs et biaisent les estimations des besoins. De plus, les calculs d’Elia, toujours selon la CREG, n’intègrent pas assez l’impact du réchauffement climatique.

Ces différends méthodologiques ont des impacts considérables. On peut déduire des calculs de la CREG qu’un CRM de cette envergure n’est peut-être pas nécessaire. La production belge, les interconnexions avec les pays européens et la gestion de la demande d’électricité pourraient suffire à faire face à un manque d’offre d’électricité, en cas de pic de froid et d’accrocs sur le réseau. Dans sa dernière étude de 2021, Elia a d’ailleurs intégré le changement climatique dans ses calculs et les besoins en capacité subsidiés sont passés de 3,9 GW à 2,5 GW. Une différence notable. Alors, plus besoin de gaz supplémentaire ? Malgré les critiques de la CREG, la Commission européenne a validé la méthodologie d’Elia.

Les estimations d’Elia sont-elles gonflées ? Pour Ronnie Belmans, ingénieur en systèmes énergétiques qui officie aussi en tant que président d’honneur du conseil d’administration d’Elia, « tous les modèles sont faux, mais ils donnent des indications. Gardons à l’esprit que pour faire face à un hiver froid il faut prévoir les pics de demande et la façon d’y faire face ». La mission d’Elia est d’assurer un équilibre sur le réseau électrique et de veiller à la sécurité d’approvisionnement. Le black-out et les délestages provoquent des sueurs froides chez les responsables politiques. C’est une donnée cruciale. « Si Elia gonfle les besoins, c’est parce qu’il y a la peur du black-out et qu’ils préfèrent adopter une approche conservatrice, explique notre expert des arcanes du monde énergétique belge, mais beaucoup se sont rendu compte qu’ils allaient trop loin. »

Après l’étude d’Elia, il est devenu évident que la Belgique allait soutenir financièrement le développement de nouvelles centrales au gaz. Un choix qui passe assez mal chez certains écologistes.

Tinne Van der Straeten a pourtant affirmé à plusieurs reprises vouloir à la fois fermer les centrales nucléaires et baisser les émissions de CO2. Est-ce possible à brève échéance ? Les centrales au gaz polluent à grande échelle. En mai dernier, l’Agence internationale de l’énergie a appelé à ne plus investir dans de nouvelles infrastructures gazières tant l’impact est immédiat sur le réchauffement climatique.

Émissions à l’horizon

En Belgique, si la capacité des deux réacteurs est remplacée par une production via les centrales au gaz, le pays émettra un surplus d’émissions entre 1 et 4 millions de tonnes par an. La fourchette est large, aussi large que les innombrables paramètres mouvants à prendre en considération pour anticiper notre consommation d’énergie (développement de l’électrique, isolation des bâtiments, éolien offshore, exportation énergétique,…).

Bien sûr, ces hausses peuvent être compensées ailleurs, par une électrification rapide du parc automobile ou par l’isolation de bâtiments. Mais, si le développement du renouvelable se poursuit au même rythme qu’actuellement (c’est-à-dire rapidement, mais pas assez), les centrales au gaz contribueront à l’augmentation des émissions de CO2 ces prochaines années. Le nucléaire, quant à lui, n’émet presque pas de CO2. Il comporte d’autres dangers. Le risque d’accident. L’insoluble gestion des déchets. Aucune solution satisfaisante n’existe pour les stocker en toute sécurité alors qu’ils seront radioactifs pendant des centaines de milliers d’années.

Tinne Van der Straeten avance un autre argument pour contrer l’augmentation d’émissions de CO2. Elle sera comblée par… l’Europe. Mais comment ? Via le système ETS (Système d’échange de quotas d’émission), des droits à polluer sont délivrés au niveau de l’Union européenne par secteur. Ils s’échangent sur un marché. Le volume total est fixe. En gros, si la Belgique achète plus de droits à polluer, d’autres devront en acheter moins, puisqu’il ne serait pas possible de dépasser le volume global d’émissions de CO2 distribué chaque année par la Commission européenne.

En réalité, le système de l’ETS est bancal. Ce fonctionnement théorique n’est absolument pas fonctionnel dans la réalité. Wijnand Stoefs est un des spécialistes de la question au sein de l’ONG Carbon Market Watch. Pour lui, c’est clair, les futures centrales belges « vont augmenter les émissions de CO2 au niveau européen ». Pourquoi ? Parce que le volume maximal de droits à polluer émis chaque année n’est en fait… jamais atteint. Il est donc possible de polluer plus sans entraîner une baisse automatique d’émissions dans un autre pays. Une réforme du système ETS a d’ailleurs été proposée par la Commission européenne.

Tinne Van der Straeten a cependant un deuxième argument. Le CRM (mécanisme de rémunération de capacité) est accompagné de conditions de durabilité. Pour être qualifiées pour les enchères, les entreprises doivent s’engager à présenter un « plan » de réduction des gaz à effet de serre pour expliquer comment elles atteindront la neutralité carbone en 2050. Mais, de nouveau, la position ne convainc pas. Pour Arnaud Collignon, d’Inter-Environnement Wallonie, « les critères de décarbonation dans le CRM ne sont pas des critères d’exclusion et ne sont pas contraignants. De plus, il n’existe pas de solution technique pleinement satisfaisante aujourd’hui pour décarboner les centrales au gaz ».

L’empire Bart attaque

Ces arguments sont aujourd’hui repris par un parti politique qui ne nous avait pas habitués à afficher des convictions environnementalistes : la N-VA. Zuhal Demir, sa ministre de l’Énergie dans le gouvernement flamand, a bloqué trois demandes de permis environnementaux pour des projets de centrales au gaz, l’une à Tessenderlo, l’autre à Dilsen-Stokkem. Le troisième refus concerne l’octroi du permis environnemental à Engie pour sa centrale à Vilvorde, pourtant prévue comme la pièce maîtresse du mix énergétique post-nucléaire à l’issue des enchères. Raison officielle : des émissions d’ammoniac et d’oxydes d’azote trop fortes. Contacté par Belga, Engie n’en revenait pas : « C’est pour nous une grosse surprise, étant donné que l’avis de la commission régionale de permis environnementaux, émis le mois passé, était favorable. »

Au-delà des raisons techniques, la N-VA joue toutes ses cartes pour « mettre des bâtons dans les roues du gouvernement », analyse Fabienne Collard, du CRISP. « C’est assez paradoxal de voir que la N-VA devient en quelque sorte un “allié” anti-gaz sur ce dossier, décrypte Peter Paul Vossepoel, du collectif Dégaze/Tegengas. Ils avancent des arguments climatiques, même s’ils ont un agenda pro-nucléaire assez clair. » Chez les écologistes, on dénonce l’attitude de la N-VA qui joue avec la « sécurité d’approvisionnement du pays ». Les centrales au gaz sont attaquées de toutes parts. Elles fragilisent le gouvernement fédéral. Et la N-VA insiste pour prolonger le nucléaire.

À l’heure d’écrire ces lignes, nous sommes dans la toute dernière ligne droite. La fin de 18 ans de suspense. Enfin, « on » nous le promet. Au moment où vous tiendrez ce Médor dans les mains, le gouvernement aura sans doute décidé de sortir du nucléaire, s’il respecte sa parole politique. Ou alors il aura prolongé deux réacteurs. Ou il n’aura pas pris de décision. En Belgique, en matière d’énergie, on recule toujours pour sauter. Et pas forcément mieux. Mais en cas de prolongation, la réaction d’Engie sera scrutée de près.

Engie, tu bluffes ?

De nombreux obstacles techniques rendraient complexe la prolongation des deux réacteurs, à si brève échéance. La commande du combustible ne s’improvise pas. Des travaux importants de mise aux normes doivent être faits avant la date d’expiration du permis d’exploitation. Des études d’incidence environnementale doivent être réalisées.

Le 29 juin dernier, Thierry Saegeman, le CEO d’Engie-Electrabel, déclarait devant la sous-commission sécurité nucléaire de la Chambre que son entreprise avait « tourné la page » avec les centrales belges. « Nous nous préparons au démantèlement des sept réacteurs conformément à la loi. » Mais, Philippe Hendrickx, représentant-cadre au conseil d’entreprise d’Electrabel et au comité d’entreprise européen du Groupe Engie, confirme pourtant qu’une prolongation « ne serait pas impossible ». Toutefois, il faudrait d’abord modifier la loi de 2003 et permettre une prolongation de la durée des travaux. Selon Hendrickx, « Engie est échaudée par les expériences passées ». « Les prolongations improvisées, les zigzags de la politique énergétique belge sont dramatiques, dit-il. Les investisseurs ont besoin de visibilité. »

Marie-Christine Marghem croit encore au nucléaire. « Le fait qu’Engie fasse monter les enchères ? C’est crédible. Ils cherchent certainement à forfaitiser la provision nucléaire. » La provision nucléaire, c’est une affaire de très gros sous. Suivant le précepte du « pollueur-payeur », c’est à Engie qu’incombent les coûts du démantèlement des centrales et de la gestion des déchets. Le prix à payer est incertain et potentiellement faramineux. Le gouvernement estime le coût à plus de 40 milliards d’euros. Il n’est donc pas impossible qu’Engie mobilise son énergie – qu’elle a en abondance – pour que ce montant soit plafonné, et que le reste soit pris en charge par les contribuables.

De plus, et selon ce professionnel, « Engie demanderait une prolongation de 20 ans de préférence à 10 ans ainsi qu’une contribution nucléaire la plus faible possible vu les niveaux d’investissements en jeu [la contribution nucléaire est un impôt sur les bénéfices de la filière, NDLR] ».

Si d’aventure la Belgique devait se tourner vers Engie pour demander une prolongation de ses deux réacteurs, l’entreprise française sera donc en position de force. Comment un pays peut-il en arriver à négocier dans une position aussi défavorable ? À cause de vingt années d’impréparation. « On va se retrouver à genoux, pense Ronnie Belmans. Demander à Engie une prolongation, croyez-moi, ce n’est pas une discussion équilibrée qui aura lieu, car le gouvernement sera dans la position du demandeur. »

Entre gaz, nucléaire, éolien, le débat énergétique est complexe et nuancé. Les options sont nombreuses. Il reste à gouverner, à décider. Mais l’impossible consensus politique – et les blocages qui en résultent – coûte et coûtera cher à l’État belge.

Cet article se clôture le 15 novembre. D’ici à la publication de Médor, d’autres positions auront été prises pour baliser notre avenir énergétique. Elles auront été fermes et définitives. Jusqu’à, sans doute, leur remise en question. Quant à espérer une vision énergétique à long terme, toujours aucune étincelle à l’horizon.

Illustration musicale proposée par Point Culture

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  1. Belmans est aussi président d’honneur du conseil d’administration d’Elia, le gestionnaire du transport d’électricité haute tension en Belgique.

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