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Prends ta cortisone et tais-toi

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Morgane Le Ferec. CC BY-NC-ND.

Pendant des mois, j’ai discuté avec Aurélie Valente. Mais je ne l’ai jamais rencontrée. Elle voulait que personne ne la voie. Atteinte d’eczéma depuis son adolescence, elle a enchaîné les crèmes à base de cortisone. En vain. Et sa vie s’est transformée en enfer.

Tout a commencé par une maladie banale, qui touche 4 % des adultes dans le monde : l’eczéma dit « atopique ». Autrement dit, la forme la plus courante d’eczéma, chronique et parfois invalidante. Dans les pays industrialisés, le nombre de cas a triplé en 30 ans. Notamment à cause d’un excès d’hygiène corporelle, ce qui affaiblirait le système immunitaire. Bébé, Aurélie fait un peu d’eczéma, comme 10 à 15 % des enfants en Europe occidentale. Ses parents lui appliquent de la crème hydratante juste pour restaurer sa barrière cutanée. Et tout disparaît… Jusqu’à ses 16 ans, des plaques se forment et se reforment dans le pli de ses coudes, mais rien de gravissime. Sa maladie se manifeste par de petites plaques rouges, des vésicules, des bouts de peau qui se détachent et une envie irrépressible de se gratter.

Le 31 décembre 2014 n’est pas un jour de fête pour Aurélie. Elle a 16 ans et a perdu son grand-père un an avant ça. Pas envie de célébrer la nouvelle année, des souvenirs tristes lui reviennent en mémoire. Sa mère lui conseille de se changer les idées. Aurélie va chez son copain. Pour une fois, ils ont la maison pour eux. Mais l’adolescente a une boule au ventre, elle sent que quelque chose cloche. Après avoir tenté de faire bonne figure toute la soirée, Aurélie va se coucher. En pleine nuit, elle se réveille d’un coup, en sueur. Elle ressent d’affreuses douleurs au visage et une sensation de brûlure intense. Son copain ouvre les yeux, ébahi, en découvrant les immenses plaques rouges sur son visage. Ni une ni deux, il contacte les parents d’Aurélie : le visage de leur fille a triplé de volume.

Les parents rappliquent et la conduisent aux urgences. Elle ne se souvient plus quels médicaments lui ont été administrés et, avec le recul, elle ignore si c’était vraiment une crise d’eczéma. Ce moment a changé sa vie. L’eczéma ne l’a plus quittée.

L’eczéma atopique est une maladie inflammatoire dans laquelle entre en compte une prédisposition génétique. Il s’agit d’une hypersensibilité de la peau qui peut être aggravée par l’environnement, le stress ou les allergènes. Pour Aurélie, le facteur aggravant, c’est l’anniversaire de la mort de son grand-père. Après sa première grosse crise, le réflexe de l’adolescente, c’est de consulter. « Si j’étais tombée sur un bon dermatologue, il m’aurait dit : “Va voir un psychologue, soigne ton deuil et reviens me voir après”. On aurait évité toute cette catastrophe avec la cortisone. » Le verdict du médecin est sans appel : la cortisone est l’unique remède pour la soigner. Il lui prescrit de la crème à appliquer lors de grosses crises. Aurélie est ravie. « C’était magique. Tu en mettais une ou deux fois et hop tout disparaissait. »

Leur rêve, c’est guérir

Mais très vite, cette crème ne s’avère pas aussi miraculeuse que ça. « Dès que j’arrêtais le traitement, ça revenait. Les plaques apparaissaient à des endroits où je n’en avais jamais eu avant. » Au fil du temps, la cortisone commence à ne plus faire effet. Son dermatologue lui conseille d’en appliquer plus et augmente petit à petit le dosage du médicament, dont il existe plusieurs classes.

Aucune évolution. Aurélie consulte donc un autre dermatologue. Ce dernier lui prescrit directement de la cyclosporine, faisant partie de la famille des immunosuppresseurs : un traitement très lourd normalement utilisé pour éviter les rejets de greffe. « Je prenais le traitement tous les jours, une pilule le matin et une le soir. C’était très dur, il fallait faire des prises de sang et d’urine une fois par mois. » En regardant ses bilans, elle se rend compte que son système immunitaire est détraqué. Ses résultats n’entrent pas dans les normes. « Au fil des prises de sang, mon taux d’IGE (taux global d’allergie) augmentait et mes lymphocytes (globules blancs) diminuaient. J’étais devenue hypersensible à tout. Mon système immunitaire ne pouvait pas me protéger. » Pendant huit mois, son état s’améliore, mais dès qu’Aurélie arrête son traitement, tout revient en force.

Sa forme d’eczéma est une maladie chronique. Il n’est pas encore possible de la guérir. Les médecins peuvent uniquement soigner les symptômes, afin que les patients puissent « vivre avec ». Le dermatologue Pierre-Dominique Ghislain explique : « En général, les patients ne sont pas convaincus par les traitements disponibles. Leur rêve, c’est de pouvoir guérir et il faut leur dire qu’à ce stade, ça reste impossible à garantir. Pour les formes sévères d’eczéma, les traitements sont assez agressifs, ils doivent continuer longtemps. Tôt ou tard, avec des traitements traditionnels, on a des effets secondaires. »

En ce qui concerne les formes plus bénignes d’eczéma, là encore, les thérapies disponibles sont inefficaces contre ce mal qui ronge de plus en plus nos peaux. « On est dans l’attente de traitements locaux qui seraient autres que la cortisone. Avec des effets plus prolongés, plus sûrs, plus faciles et des applications moins fréquentes. Pour l’instant, c’est encore très contraignant pour le patient au quotidien », assure le dermatologue.

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Morgane Le Ferec. CC BY-NC-ND

Des manches rouges

D’autant que la cortisone, traitement phare de ce mal du XXIe siècle, pourrait entraîner des phénomènes de dépendance. « La peau peut devenir addicte à la cortisone et, quand on arrête d’en mettre, la peau est en feu. Lorsqu’on est dans cette phase de dépendance, le patient arrête un jour et il est en manque, poursuit Pierre-Dominique Ghislain. Ce n’est pas courant, mais j’ai déjà vu des patients comme ça. »

Le spécialiste précise que, lorsque la cortisone est bien utilisée, on évite ce danger. « On parvient à ce stade si vraiment on a eu recours à un usage inconsidéré : en trop grande quantité ou de manière trop prolongée. » Cette dépendance créerait, par la suite, le syndrome de la peau rouge dont les symptômes n’ont plus rien à voir avec l’eczéma. Ils seraient induits par le médicament lui-même : la cortisone.

Aurélie témoigne : « J’avais la peau qui commençait à suinter lors de mes grosses crises d’eczéma. J’avais des œdèmes et mes bras étaient devenus des manches rouges. Et surtout, ma peau était en feu, elle me brûlait. Je me disais : “Mais un eczéma, ça ne brûle pas comme ça”. »

Elle stoppe tous ses traitements médicamenteux et commence à faire des recherches. Seule. « J’ai entendu parler du syndrome de la peau rouge en tombant sur le site de l’Itsan, une fondation réunissant des personnes touchées par ce problème. Puis, grâce au groupe Facebook du Red Skin Syndrome, j’ai découvert qu’il y avait plus de 750 francophones qui étaient dans la même situation que moi. » Le Red Skin Syndrome se caractérise par une peau rouge qui gratte énormément, accompagnée d’une sensation de brûlure. Le problème d’origine dégénère et s’étend sur des endroits du corps encore non touchés.

Il est difficile de recenser le nombre de personnes qui en souffriraient en Belgique étant donné qu’il est souvent confondu avec de l’eczéma aggravé et qu’il n’est pas reconnu comme maladie par le corps médical. Pour Celia Moss, professeur de dermatologie pédiatrique à l’Université de Birmingham, c’est dû au fait que « les étiquettes telles que “dépendance aux stéroïdes topiques” et “syndrome de la peau rouge” ne sont pas utiles pour les médecins, car ce ne sont pas des termes médicaux reconnus ».

Cela dit, une publication francophone assure qu’une dépendance à la cortisone est possible : il s’agit de la revue médicale Prescrire, indépendante de tout laboratoire pharmaceutique. Elle écrit : « Certaines réactions ne sont pas de nature allergique mais relèvent d’une “dépendance aux corticoïdes” avec aggravation de la dermatose, brûlure intense, démangeaisons, œdème. »

Patiente « pas conciliante »

L’addiction aux stéroïdes a été découverte en 1979 par Kligman et Frosch, deux chercheurs américains. Mais c’est depuis peu que des associations de dermatologues du monde entier commencent à la reconnaî-tre. Une des dernières en date est la « Bri-tish Association of Dermatologists », au Royaume-Uni. D’après les recherches scientifiques, l’addiction à la cortisone surviendrait lorsqu’on l’utilise durant de trop longues périodes ou sur des endroits inappropriés.

Pour Martine Grosber, dermatologue à l’UZ Brussel, un établissement hospitalier qui dépend de la Vrije Universiteit Brussel, les effets secondaires liés à la cortisone dépendent de l’intensité de celle-ci. « Ici en Bel-gique, il y a des crèmes à la cortisone de classe 4 qui sont très fortes et il n’est pas recommandé de les mettre au long cours. Surtout, il faut les éviter sur des endroits où la peau est très fine comme le visage. Utiliser de façon trop prolongée des corticoïdes trop forts aux mauvais endroits, ça peut donner une peau qui devient très fine. »

Retour chez Aurélie. La dernière dermato qu’elle consulte lui prescrit de la cortisone de classe 4 à appliquer sur… son visage. Aurélie allait la voir dans l’espoir d’une alternative. Mais cette dermatologue refuse et lui prescrit la plus haute classe de cortisone possible. Devant sa réticence, la jeune femme se voit signifier qu’« il ne faudra pas s’étonner d’avoir de l’eczéma de la tête au pied si elle refuse d’appliquer de la cortisone ».

La médecin inscrit sur le dossier médical d’Aurélie : « Pas conciliante » et « corticophobe ». En clair, elle aurait une défiance envers ce traitement. « Si j’avais été corticophobe, je n’aurais jamais utilisé de cortisone. En clair, cette toubib disait que je ne voulais pas me soigner. Mais c’était pas le cas. À qui ça plaît d’être dans un état comme ça ? À personne. »

Moins 13 kilos

Au-delà de la maladie, ce qui était le plus dur pour Aurélie, c’était de se sentir incomprise par le corps médical. Pierre-Dominique Ghislain, dermatologue aux Cliniques universitaires de Saint-Luc, a déjà eu affaire à des cas d’addiction, mais il s’agissait de patients qui n’avaient pas été suivis normalement. « Les patients qu’on voit de manière régulière n’ont pas ce problème. Car le médecin est censé savoir combien de tubes ont été prescrits et s’il se rend compte que le patient en consomme trop il doit l’alerter et lui dire que cela peut être dangereux. »

Perdue face au corps médical, Aurélie commence alors un parcours d’expérimentation. Elle va voir un magnétiseur avant d’aller chez l’acupuncteur. Puis recourt à des traitements homéopathiques et à des coupeurs de feu. Sa conclusion : « Aucun succès ».

Aurélie entame ensuite son sevrage. Nous sommes en 2019. Elle a 21 ans. Lors des trois premières semaines, la jeune femme est atteinte d’eczéma de la tête aux pieds. Elle perd 13 kilos. Ses sourcils tombent. Sa peau a une odeur métallique et elle n’arrive pas à dormir de la nuit. Chaque tâche quotidienne est une torture. « On m’apportait mes repas dans ma chambre parce que même descendre les escaliers me paraissait impossible, j’avais du mal à lever les jambes. » Porter des vêtements relève de l’impensable, même les courants d’air irritent sa peau.

Alors souvent, comme sa peau tire dès qu’elle ouvre la bouche, Aurélie mange avec une paille. Pour se laver, elle fait des toilettes de chat. Ses journées s’articulent autour d’une recherche de confort. Elle met des poches de glace sur sa peau : seul le froid peut apaiser le feu qui la ronge. Les jours de « mieux », la jeune femme bouche l’évier et jette deux ou trois cuillères de sel de la mer Morte dans un peu d’eau tiède. Et elle y plonge les bras. Ça calme un peu sa douleur. Les autres jours, elle ne fait rien. « J’attendais que les jours passent. Je ne pouvais même pas regarder une série, cela demandait trop de concentration. J’étais seule et enfermée comme si j’étais en prison. Je ne vivais plus. Je voulais juste mourir. »

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Morgane Le Ferec. CC BY-NC-ND

Son estime d’elle-même part en fumée : « Je ne reconnaissais pas mon reflet dans le miroir. Je me sentais vraiment comme un monstre. » Ses proches, eux aussi encaissent. « Mes parents devaient supporter mes crises, mes angoisses et ma dépression et ils ne savaient pas comment m’aider. Ils se sentaient impuissants. » Heureusement, ils soutiennent leur fille, qui vit chez eux, à Arlon.

Mais Aurélie a rencontré quelqu’un. Pendant son sevrage. Depuis janvier 2020, elle est donc en couple. « À ce moment-là, même si j’allais mieux, je ne voulais pas avoir de relation sérieuse car j’avais trop peur de rechuter. Mais j’ai développé des sentiments pour lui alors j’ai fini par accepter cette relation. » Ils ne se voient qu’une fois par mois au maximum alors qu’ils habitent juste à côté. Son petit ami ne peut même pas la toucher, tant elle souffre. Aurélie se demande comment son couple a pu survivre jusqu’à maintenant.

Pareil du côté de ses études d’infirmière. Après des hauts et des bas, liés à l’état de sa peau, elle doit arrêter les cours en septembre dernier. Pourtant, elle est en dernière année. Elle aurait dû être diplômée en juin : « On ne peut pas soigner les autres si on est malade soi-même. » Aujourd’hui, même si elle est toujours en sevrage, Aurélie va mieux. Elle peut s’habiller toute seule, se laver et aller prendre le soleil. Pour l’instant, elle se contentera de ça.

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  1. Chiffres issus de Resoeczéma, réseau de dermatologues, hospitaliers et universitaires, spécialistes de l’eczéma.

  2. Citations extraites de l’article « Topical steroid addiction : patients call for more support » (BBC).

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