En janvier 2018, Gusty Graas prenait la présidence du parlement du Benelux pour un mandat de deux ans. Inconnu en Belgique, discret côté luxembourgeois, ce politicien de longue date aurait hérité de cette nomination en « lot de consolation ». Mais, plus que son président, n’est-ce pas le Benelux lui-même qui est un peu « has been » ? Plus de 60 ans après sa création, la coopération poursuit ses activités. À un train de sénateur… Au bilan, ce laboratoire européen oscille entre petites avancées et grandes désillusions.
Mais à quoi peut bien encore servir le Benelux ? Pour un jeune comme moi, né au milieu des années 90, en pleine aspiration européenne, l’institution reste grandement méconnue – malgré quelques cours d’histoire, trop vite oubliés. Moteur de la construction européenne et de l’espace Schengen, le Benelux a été à l’impulsion de nombreuses révolutions dans les années 60. Depuis, le monde a bien changé. L’Union européenne a pris son envol. La coopération entre la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, elle, s’est enfoncée dans l’oubli. Mais, malgré son rythme de tortue et un cadre d’action plus restreint, le Benelux n’a jamais cessé ses travaux.
Soixante ans plus tard, le projet européen s’essouffle et se fissure. Mais le Benelux, lui, revendique toujours son rôle avant-gardiste d’exemple et de laboratoire. Pour le Luxembourgeois Gusty Graas, président de l’assemblée interparlementaire du Benelux, « le potentiel de la coopération est loin d’être atteint ». « Là où les grandes organisations européennes n’avancent plus, le Benelux est plus agile et au plus près de nos besoins. » Carrément ? Cela reste à démontrer.
Entre reconnaissance et lot de consolation
Gusty Graas incarne bien le Benelux. Invisible aux Pays-Bas, inconnu en Belgique, discret au Grand-Duché. Le sexagénaire symbolise, bien malgré lui, l’indifférence et le peu de publicité de son parlement composé de députés des trois délégations. Rien ne prédisposait ce Luxembourgeois à une longue carrière politique. Sauf, peut-être, la popularité de ses parents, ouvrier communal et institutrice à Bettembourg, commune de 10 000 habitants. Une notoriété dont tire profit le jeune homme. Il mange, dort, boit politique et entretient ce terreau fertile en s’impliquant dans le secteur associatif local. « J’ai toujours aimé organiser des événements, parler à la presse, tenir des discours et puis, soyons honnêtes, c’était un bon moyen d’asseoir mon assise locale », se remémore le principal intéressé. Il combine son amour de la pêche avec la présidence du cercle local des pêcheurs. Sa plus belle prise ? Avoir été à la tête, durant près de 20 ans, de la Fédération luxembourgeoise des pêcheurs sportifs. Une association riche de plusieurs milliers de membres… et de potentiels électeurs.
Quelques années plus tard, cheveux grisonnants, lunettes vissées sur le nez, le sexagénaire se fond parmi les passants de Luxembourg-Ville, paré de son sobre costume-cravate. Un homme discret, qui ne fait pas de vagues, y compris au sein du parlement national, où il siège comme député de la majorité. « C’est un élu assez consensuel qui n’est pas du style à appeler les médias sur ses dossiers », glisse, en salle de presse, un journaliste grand-ducal. Un politique toujours présent, jamais vraiment sous le feu des projecteurs.
Conseiller communal, député… Le début de carrière de Gusty Graas se veut pourtant prometteur. Mais s’il grimpe rapidement les échelons, le Luxembourgeois peine à décrocher des postes pourvus de leviers d’action. Dans sa commune natale, bastion socialiste, le libéral attend des décennies dans l’opposition avant de finalement obtenir un poste d’échevin en 2013 – la fonction la plus concrète qu’il ait récoltée. « C’est quelqu’un d’obstiné et d’acharné, reconnaît Roby Biwer, ancien bourgmestre, aujourd’hui dans l’opposition. Il connaît bien ses dossiers. Nos discussions sont parfois rugueuses, toujours correctes. » Quelques fois cité parmi les outsiders pour un portefeuille ministériel à l’échelon national, Gusty Graas est sans cesse doublé par un collègue plus jeune, plus prometteur ou plus populaire. Sans regret apparent. La fougue et l’ambition ont laissé place à la routine. Le sexagénaire le sait, l’apogée de sa carrière est derrière lui, ses derniers résultats sont là pour le lui rappeler. Après 13 campagnes électorales, l’usure du temps n’épargne personne. Pas même l’ancien boss des pêcheurs sportifs luxembourgeois.
Anti-cumul mais… cumulard
Alors, lorsque Gusty Graas s’assied à la tribune de la Chambre des députés luxembourgeoise, en cette journée de mars 2019, pour présider, pour la première fois, les séances plénières du parlement Benelux, son discret sourire parle pour lui. Le job n’est ni le plus connu ni le plus concret, mais il permet à Gusty de se distinguer, lui qui a œuvré en coulisses et dans l’ombre pendant des années. Peu étonnant dès lors que certains jugent, off the record, cette nomination comme un « lot de consolation ». Le principal intéressé, Européen convaincu et passionné de matières internationales, préfère y voir « une reconnaissance du travail accompli ».
Encore fallait-il être au bon endroit au bon moment, la présidence de l’assemblée tournant entre les pays membres et groupes politiques tous les deux ans. « Ce poste n’est pas anecdotique, commente Graas à quelques jours de remettre son mandat. Quand je regarderai derrière moi et ferai le bilan de ma carrière, je serai fier d’avoir occupé et symbolisé cette assemblée. »
Une carrière tournée vers l’international et marquée par un nombre considérable d’engagements : échevin, député national, membre du Conseil de l’Europe et de l’Assemblée parlementaire de la francophonie, président du parlement Benelux… Difficile d’aligner toutes les fonctions du sexagénaire. De quoi hérisser les anti-cumuls, même si le débat est moins sensible au Grand-Duché qu’en Belgique. Quand on cumule, « une bonne organisation est indispensable », reconnaît Gusty Graas. Plus facile à dire qu’à faire. Tout en répondant aux questions, le politique paraphe machinalement des documents administratifs entassés sur une pile impressionnante, juste devant lui. La situation se complique lorsqu’il rejoint une réunion virtuelle du parlement à Luxembourg pour être présent en cas de vote. Le tout en affirmant être… contre le cumul. « J’ai certainement trop de mandats », concède-t-il en souriant. Il l’assure, il voterait « contre le cumul » si la question débarquait sur les bancs du parlement. D’ici là, le Luxembourgeois ne voit cependant pas pourquoi il devrait choisir entre ses différentes fonctions alors que la loi ne lui impose pas.
Un parlement estropié
Mais rendons à Gusty ce qui est à Gusty. Ses multiples responsabilités ne semblent pas nuire au bon fonctionnement du parlement. Le président jouit même d’une rare unanimité autour de son action et de sa personne. La charge de travail est, il est vrai, limitée, avec trois séances plénières par an, une dizaine de journées de commissions et quelques représentations à l’étranger. « C’est un homme qui a une connaissance et une expertise fines des instances internationales et qui bénéficie d’un grand respect », juge la députée socialiste wallonne Gwenaëlle Grovonius. Pour Karl Vanlouwe (N-VA), le poids politique de Gusty Graas au sein de l’institution est bien réel. « Il a un rôle de médiateur pour trouver un accord entre les différents groupes politiques et délégations. » Quadrilingue, fort de son expérience communale où le travail en collégialité est légion, peu adepte des petites phrases et des attaques ad hominem, Graas coche toutes les cases nécessaires pour présider l’assemblée. Et tant pis si le style n’est pas spectaculaire. « Il porte une politique qui dépasse les intérêts nationaux, il entretient une neutralité essentielle pour ce poste », souligne Patricia Creutz (cdH), la vice-présidente belge du parlement qui devrait lui succéder en janvier 2021. « C’est un président qui noue des liens entre les députés et délégations. Il ne se met jamais lui-même en avant. »
Ça tombe bien. Le Benelux est lui-même rarement mis en avant. Et Gusty Graas peine d’ailleurs à se faire entendre en dehors des murs de son parlement, qui n’a qu’un rôle consultatif. « Notre mission est de mettre en évidence les effets positifs de la coopération, d’interpeller les différents gouvernements et de soulever des problèmes liés aux frontières », résume-t-il. Le pouvoir décisionnel, lui, reste dans les mains du Comité des ministres1, organe suprême du Benelux. Au-delà des déclarations d’intention et des visites à l’étranger en délégation, c’est donc lui qui exécute les choix politiques au sein de l’union et choisit de mettre en œuvre (ou pas) les recommandations des parlementaires.
Autant dire que les exécutifs des trois pays reçoivent les avis du Benelux avec une impatience toute relative. Et si Gusty Graas (se) rassure en affirmant que les « prises de parole d’un parlement ne peuvent être ignorées », dans la pratique, rien n’est évident. « Réduits » à l’élaboration de questions, recommandations ou d’avis, les députés du parlement peinent à interpeller les exécutifs. « Nous nous sommes plaints à plusieurs reprises de réponses tardives aux questions du parlement, regrette notamment Jef Van den Bergh (CD&V). Elles doivent être coordonnées et concertées entre les différents ministres concernés des différents pays (et éventuellement des Régions / Communautés), ce qui entraîne rapidement un temps d’attente de quelques mois. » Des problèmes auxquels Gusty Graas n’échappe donc pas. Malgré sa fonction, les rencontres avec les autres chefs d’État sont rares. S’il côtoie régulièrement les ministres luxembourgeois et le Premier ministre Xavier Bettel (membre du même parti), il n’a jamais salué Sophie Wilmès et n’a dîné qu’à une seule reprise avec Charles Michel sur invitation… du Premier ministre luxembourgeois. Pas idéal pour créer des liens entre les différents pays et institutions.
Impact limité et occasion manquée
Cadre d’action restreint, nombre de séances limité, sujets polémiques peu discutés faute de consensus : les débats et les échanges d’idées aseptisés de l’assemblée n’intéressent plus grand monde. Les séances plénières printanières en sont une preuve parmi d’autres. Au menu du jour : « Comment lutter contre les violences transfrontalières au football et les hooligans qui franchissent les frontières pour se bastonner ? » Durant près de trois heures, les intervenants se succèdent à la tribune pour faire part de leur expérience et lancer des pistes de réflexion. Jusqu’à présent, une majorité a toujours été trouvée pour les votes, même si elle varie en fonction des thèmes abordés.
En salle de presse, l’après-midi est longue pour Médor, qui se sent bien seul. Aucun autre média n’a fait le déplacement, pas même les canards grand-ducaux. La présence de Gusty Graas au perchoir n’y change rien, le constat d’un reporter politique est sans appel : « Le Benelux, personne ne s’y intéresse. » Et, bien que l’assemblée interparlementaire soit un lieu d’échange d’expériences apprécié par les députés – préservée de l’immédiateté parlementaire habituelle permettant de réfléchir à des sujets sur le long terme –, elle ne rejaillit qu’à peu d’occasions sur les débats nationaux. Quant aux travaux menés, il faut plusieurs années pour les voir aboutir. Bref, on est loin de l’effervescence et des idées révolutionnaires des années 60. « Les échanges ne sont pas spectaculaires, car les sujets sont souvent techniques, mais le Benelux corrige des problèmes de la vie quotidienne de nos concitoyens et on relaie leurs inquiétudes », défend Graas. Pour quel bilan ? La reconnaissance automatique des diplômes de l’enseignement supérieur ou une meilleure coopération policière entre les États membres sont les avancées les plus concrètes obtenues ces dernières années.
Des évolutions notables qui paraissent anecdotiques au vu de la crise du coronavirus qui a mis à mal les arguments et le leitmotiv de l’organisation : « Coopérer sans frontières ». En quelques jours, plusieurs milliers – voire millions – de personnes ont repris soudainement conscience de l’existence des frontières. Plusieurs mois de crise que le président Gusty et son assemblée ont observés, impuissants. Retour des contrôles aux frontières, confusion sur les visites familiales, déclarations contradictoires : la gestion chaotique des exécutifs a poussé le Luxembourgeois et les deux vice-présidents du parlement à écrire aux différents gouvernements. Diantre, une missive du parlement Benelux ! Branle-bas de combat ? Pas vraiment. Aucun des Premiers ministres n’a daigné répondre. Gusty Graas se console et nuance en soulignant que plusieurs revendications (notamment pour les travailleurs frontaliers) ont été prises en compte. Et puis, la question des frontières durant le confinement printanier figure à l’ordre du jour d’une rencontre avec le ministre des Affaires étrangères néerlandais prévue… fin novembre. Vivement la deuxième vague.
Le miroir de l’Europe ?
Pour comprendre ce manque d’impact, il faut replacer dans son époque une coopération qui n’a pour vocation ni de tout révolutionner ni de concurrencer l’Union européenne. Aujourd’hui, l’organisation Benelux mène des projets dans des domaines prédéfinis (marché intérieur & économie, développement durable et justice & affaires intérieures). Pas de compétence politique ni de mandat pour interférer dans les politiques nationales donc. Et le Benelux n’a pas non plus été créé pour prendre la parole au nom des trois pays en dehors de ses activités. Alors, on s’en tient aux problèmes techniques et périphériques. Gusty Graas le sait. Ce n’est pas tout de taquiner le goujon, il faut de temps à autre sortir une belle prise pour le moral.
En dehors de l’organisation, d’autres rapprochements sont d’ailleurs initiés par les différents gouvernements. Mais si, dans le passé, Belges, Luxembourgeois et Néerlandais ont donné l’impulsion à l’élan européen, la situation est tout autre aujourd’hui. À l’image de l’Europe, les trois pays sont divisés sur les questions politiques les plus sensibles Il faut remonter à bien longtemps pour entendre ces trois pays parler d’une seule voix à l’échelle internationale (bien que chaque sommet européen soit précédé d’une rencontre informelle entre les Premiers ministres).
Moteur historique de l’Union, le Benelux pourrait être un des outils pour relancer la machine européenne. Mais lui aussi est attaqué par la rouille. Malgré ces difficultés, personne ne remet en question la nécessité de l’existence de cette organisation. Peut-être parce que la structure, qui supporte son fonctionnement quotidien, est modeste. Avec une cinquantaine d’équivalents temps pleins, elle ne coûte, par an, que 15 cents par habitant (soit un budget annuel de 4,5 millions d’euros). Un coût à l’image de l’impact du Benelux : limité.
(1) Comité composé d’un ministre de chaque pays dont la composition varie en fonction de l’ordre du jour.