Le jour où je me suis engueulé avec ma pneumologue

Le consentement. Épisode 2.

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Sarah Fabre. CC BY-NC-ND.

C’est dingue, cette médecin qui me dit à propos de mon asthme : «  Vos résultats annuels précédents ne sont pas utiles.  » Elle prend sa pension et après elle, merci pour le suivi. Cette fois, c’est sûr, je m’intéresse pour de bon à la sauvegarde et à la circulation de mes données de santé. Puisque j’ai donné mon consentement, autant que cela serve, non ? Savoir ce que l’on sait de moi. Comprendre où sont stockées les données sensibles. Espérer que les transferts d’informations soient fluides, tout en redoutant qu’ils soient mal gérés… Casse-tête du siècle. Tiens, mon téléphone vibre ? C’est Alix. Voilà au moins une bonne nouvelle.

Cette investigation par épisodes est l’un des volets de notre grande enquête participative sur l’hypersurveillance à la belge.

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Je le sais d’avance : ce sera notre dernier rendez-vous. Depuis mes 16 ans, je viens ici une fois l’an - examen de routine, où en est mon asthme allergique et chronique, une série de prescriptions et à l’année prochaine. J’en ai désormais 34, se dit Sacha, et aujourd’hui, je vais larguer ma pneumologue.

Parce que je n’aime plus la façon dont elle me prend en charge. Parce que j’en ai marre de cet hôpital trop loin de chez moi. Parce que ma vie n’est plus la même qu’à 16 piges. C’est impulsif, c’est con, c’est tout sauf sympa, mais je suis fixé.

Sauf qu’au fil des ans, j’ai oublié les détails de mon parcours d’asthmatique, alors je me suis mis en tête de ressortir de ce dernier rendez-vous avec un max d’informations sous le bras. Mes résultats d’examens respiratoires des 18 dernières années, et si possible, des infos sur mon état de santé global. Puisque je n’ai pas de médecin généraliste, peut-être que ma spécialiste pourra m’aider ?

Je suis dans la salle d’attente, j’observe. Je croise les kinés respiratoires qui analysent mes poumons chaque année. «  Bonjour !  » Nouvelles tenues, sympa. J’attends. Puis la porte du bureau de la pneumologue s’ouvre. «  Monsieur ?  » C’est le moment.

Et là, en deux minutes, elle me coupe l’herbe sous le pied : c’est elle qui me quitte. Clac ! La pension dans quelques mois. C’est donc notre dernier tête-à-tête. Notre lien thérapeutique, qui acte tacitement notre relation de confiance et de soin, et qui lui permet d’accéder à mes données de santé numériques et partagées, sera bientôt rompu.

Ok, ma pneumologue prend sa pension et moi, finalement, ça m’arrange. Je fonce. Je lui demande : «  Pouvez-vous m’imprimer mon historique d’examens pulmonaires ? Puisque je vais devoir trouver une nouvelle médecin, j’aimerais pouvoir lui amener des informations complètes.  »

Elle : «  Oh, mais ça n’a pas d’intérêt vous savez. A la limite, prenez les résultats de cette année, mais c’est tout. Vos résultats annuels précédents ne seront pas utiles.  »

Là, je doute. «  Vraiment ?  »

Elle : «  Oui, aucun intérêt. Et d’ailleurs, je ne pourrais même pas vous les donner.  »

Je fronce les sourcils. Le lien thérapeutique, la relation de confiance, le consentement éclairé que j’ai donné sans m’en rendre compte… Tout ceci est pourtant supposé fluidifier l’accès à mes données de santé, non ? J’ai l’impression d’avoir été un peu floué. D’autant que je le vois sur son écran : elle dispose de mes résultats d’examens depuis 2010.

Mais elle refuse dans un premier temps de me les imprimer. Elle me renvoie vers le service administratif de l’hôpital ; me dit que je dois payer des frais de dossier pour recevoir mes informations personnelles. Là, je perds pied. Où sont mes droits ? Où vont mes données ? Sans ces résultats d’analyse, comment ma prochaine toubib pourra-t-elle comprendre mon parcours pulmonaire complet ? Y aura-t-elle seulement accès ?

La pneumologue, c’est sûr, capte mon malaise. Elle finit par m’imprimer à contre-cœur cinq feuilles de résultats d’examens pulmonaires. Cela me donne quelques infos, plic-ploc, sur mon parcours asthmatique. C’est maigre, mais pas le choix.

Je me lève, je prends la porte, je suis fâché. Il me manque le tableau médical complet, s’il existe quelque part - et l’empathie. Je suis au moins autant en colère qu’en sortant de la pharmacie d’Anderlecht, lorsque j’avais appris l’existence de ce fameux dossier pharmaceutique partagé (DPP).

Des serveurs locaux et des coffres-forts

Désormais, mon cap est clair. Malaise à la pharmacie ; confiance bancale avec ma pneumologue : je veux recommencer à zéro. A ce stade, qu’est-ce que je sais ?

Que j’ai « donné » mon consentement généralisé à la circulation de mes données de santé en 2016. Je l’ai accordé depuis un hôpital bruxellois, mais je ne m’en rappelle pas. J’ai trouvé cette information en me connectant sur le portail eHealth. J’ai constaté par la même occasion que le Réseau Santé Wallon et le Réseau Santé Bruxellois (Abrumet) étaient raccords sur mon cas : même historique d’analyses médicales, mêmes médecins et pharmacien·nes référencé·es sous l’onglet « lien thérapeutique ». Bien.

Mais à part cela, je n’ai pas trouvé grand-chose… Pas suffisamment de matière pour dresser mon bilan de santé global. Ce qui ne signifie pas que ces données n’existent pas… La difficulté, c’est de savoir quel médecin, quel hôpital et quel réseau de santé détiennent quelles informations. J’ai 34 ans. Les prestataires de soins ont l’obligation légale de conserver toute archive médicale pendant 30 ans. Mes données de santé sont donc forcément quelque part.

Deux options : sur les serveurs « locaux » des cabinets médicaux et des hôpitaux par lesquels je suis déjà passé (et il y en a une série) ; ou dans les « coffres-forts » des réseaux de santé (wallon, bruxellois et flamands). 

Bon, dans les coffres-forts en tant que tels, il n’y a pas grand chose. On y trouve les Sumehr, résumés médicaux individuels mais partagés, rédigés par des médecins généralistes pour les patient.es qui le souhaitent. Mais puisque je n’ai pas de médecin de référence… Pas de Sumehr.

Les Réseaux de santé servent parfois de lieu d’hébergement de données pour les médecins qui n’ont pas de serveur informatique à leur cabinet. Mais sont-ils encore nombreux dans le cas ? 

Du coup, la grande majorité des informations de santé restent stockées localement. Elles sont ensuite partagées d’hôpital en hôpital et de cabinet en cabinet - lorsque le consentement eHealth est acté - mais tout en restant hébergées sur les serveurs « locaux » des hôpitaux, des maisons médicales, des cabinets, des laboratoires…. Les réseaux de santé organisent dès lors l’accès à ces données. L’un dans l’autre, les quatre réseaux de santé régionaux (puisque la Flandre en a deux) sont donc davantage des lieux de transit que des espaces de stockage à proprement parler. Ce qui permet au Réseau Santé Wallon d’écrire ceci : « La grande majorité des documents de santé n’est pas centralisée. »

Tiens, un message d’Alix

Je monte dans le train, je cogite et je rigole un peu d’être devenu si curieux - et inquiet - du fonctionnement de la tuyauterie belge en matière de données de santé. Je ris surtout de mes contradictions : d’un côté, je cherche à obtenir tous les détails possibles concernant mon asthme, et je souhaite qu’ils atterrissent entre de bonnes mains ; de l’autre, je redoute sérieusement que ces mêmes informations circulent à tout vent et soient, un jour, utilisés étrangement.

Je réfléchis, je regarde mon téléphone, je tends mon billet à la contrôleuse, je regarde à nouveau mon tel. Tiens, un message d’Alix. Sourire. On discute beaucoup depuis notre chassé-croisé à la pharmacie d’Anderlecht.

On s’est carrément vus, dès la semaine suivante. Au parc Astrid, à Anderlecht. Puis sur une terrasse à Nivelles. D’échange en échange, avec Alix, on s’est découvert des points communs. Fameux parcours de vie… Elle est bluffante. Elle aussi se pose beaucoup de questions sur la grande centrifugeuse des données de santé. Faut dire que son histoire est compliquée, tortueuse. Elle se dévoile tout doux. Elle semble en confiance avec moi.

Une coïncidence : son médecin traitant, lui aussi, part à la retraite. C’est un généraliste plutôt à l’écoute qui lui fournissait des ordonnances à distance en cas de besoin pressant. Avec les années, il et elle avaient développé une sorte de rituel. Alix demandait tel médoc prescrit par «  l’un de ses spécialistes  » - elle en avale un paquet et il lui manquait toujours bien une prescription - et le généraliste laissait le bout de papier dans un petit bac en plastique, le long de sa maison. Maintenant, c’est fini, les prescriptions sont désormais numérisées.

Évidemment, ma question a fusé. Je suis comme ça, je m’intéresse aux autres : «  Tes spécialistes ? ? Tu en as une armée ?  »

«  Et ouais, m’a-t-elle répondu. Je suis une des patientes les mieux surveillées du pays !  »

Ça m’a fait rire, puis intrigué. Elle m’a raconté.

Et si je tombe en syncope ?

Elle traîne deux maladies chroniques - VIH et diabète - et son médecin généraliste, c’est une sorte de “hub”, comme elle l’explique. À priori, il sait tout d’Alix. Ses spécialistes le tiennent au jus de six mois en six mois. CD4 nickel, charge virale indétectable et taux de sucre dans le sang bien stable, en général. Entre les deux hôpitaux où les spécialistes sont actifs, l’un en Wallonie, l’autre à Bruxelles, et le toubib au centre du réseau, les échanges de données se sont fluidifiés avec le temps. Chacun à son programme informatique, mais ça s’écoule bien dans la tuyauterie. Le Réseau Wallon Santé et Abrumet sont interconnectés via la plateforme eHealth. Les deux réseaux ont la même architecture. Elle me rassure : les coffre-forts semblent étanches.

Lorsque Alix se connecte sur la plateforme eHealth, elle trouve un genre de résumé de sa situation médicale (résumé introuvable, me concernant). C’est un Sumehr, dit-elle, pour Summarized Electronic Health Record, rédigé par l’un·e de ses médecins. Le sien indique : VIH depuis 2013 et diabète chronique diagnostiqué en 2015. Succinct, efficace. Si elle tombe en syncope et doit être transportée aux urgences, ce résumé lui évitera de recevoir un médoc fatal ou contre-indiqué.

Big Mutu ?

Au dernier rencard, Alix m’a parlé du sida qu’elle a frôlé de peu il y a dix ans. C’était fort. On en parle peu, je trouve… Mais je comprends. Je l’écoute, je ne suis pas pressé, je ne veux surtout pas la presser.

Elle m’a dit à quel point les gens mélangent tout : sida, séropositivité, porteur sain du VIH. «  On dédiabolise, c’est sûr. Mais vivre avec le virus plaqué sur ton dossier médical, ça reste une discrimination.  » Pour Alix, le Covid a réveillé une peur latente : qu’on utilise ses données de santé contre elle ou sa famille.

J’ai compris qu’elle se méfiait, comme les trois médecins avec lesquel·les elle a un lien thérapeutique, des regards inquisiteurs du gouvernement, de l’administration ou des mutuelles. Elle m’a envoyé un lien vers un article récent, ajoutant ceci : «  T’as vu que c’était les mutualités qui avaient établi la liste des patients prioritaires pour le vaccin Covid ? C’est bizarre. J’aurais préféré que ce soient les médecins. Eux, ils savent comment je vais.  »

Je lui ai écrit en retour : «  T’es vaccinée, au fait ?  » Pas encore reçu sa réponse.

Épisode suivant (à paraître la seconde quinzaine de juin) : le jour où j’ai reçu ma première dose.
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