Mais où est Johan ?

BNG, la base non-gérée (4/5)

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Sarah Fabre. CC BY-NC-ND.

Le constat de nos trois premiers articles sur la BNG est inquiétant. Fichage en cascade depuis le Covid, absence d’archivage des informations, impossibilité de consulter ses données. Ce laisser-aller n’est pas sans conséquences dans la vie des citoyens. Pas vrai, Johan ? Ahmed ? Karim ? Sophie ?

Cette investigation par épisodes est l’un des volets de notre grande enquête participative sur l’hypersurveillance à la belge.

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15 et 16 juin 2016. Tours&Taxis.

Z’avez pas vu Johan  ? Il doit venir aux 10e Journées Européennes du Développement. Lors de cette grande réunion de la solidarité, les ONG et décideurs politiques européens discutent partenariats, solidarité Nord-Sud, coopération internationale et développement. Mais où est Johan ?

Johan n’est pas là. Pourtant, ce salarié à temps partiel de l’ASBL Zinneke (qui organise l’inénarrable Zinneke Parade à Bruxelles) doit participer au montage et démontage de l’événement. Il arrondit ainsi ses fins de mois en tant qu’indépendant complémentaire.

Pourquoi Johan n’est-il pas là ?

Mais c’est quoi une attestation de sécurité ?

Si vous voulez travailler sur un site sensible (une centrale nucléaire ou un aéroport par exemple) ou accéder à un bâtiment ou à un événement sous haute sécurité, ce sésame est indispensable. Il est délivré par l’Autorité Nationale de Sécurité, sur demande de l’employeur.

Ce document atteste que vous êtes quelqu’un de fréquentable. Comme l’explique l’Organe de recours, « l’attribution d’emplois, de fonctions ou l’octroi de certaines autorisations dépend d’un contrôle de la loyauté, de l’intégrité, de la discrétion et plus, généralement, de la "bonne moralité" d’une personne ».

Et c’est parti pour une enquête qui vérifie que vous êtes gentil. Elle est effectuée par la police ainsi que par les services de renseignements et de sécurité. Leurs bases de données sont évidemment consultées.

Et là, patatras, Johan n’a pas accès à l’événement européen, et ne peut donc pas travailler.

Mais qu’est-ce qui se trouvait dans les bases de données policières pour justifier ce refus ?

Johan s’est vu refuser son accès à une activité professionnelle pour ça (extrait de la réponse de l’Autorité nationale de Sécurité) :

Extrait décision de l'Autorité nationale de Sécurité
None. CC BY-NC-ND

Ce refus est problématique à plusieurs niveaux :

  1. Les données d’une participation à une manifestation doivent être conservées maximum trois ans dans la BNG. Les plus anciennes données concernant Johan ont dix ans ;
  2. Selon son avocate, Johan n’a eu aucune interpellation judiciaire suite à ces manifestations ;
  3. Sauf coup d’Etat qui nous aurait échappé, la participation à une manifestation, même non autorisée, n’est pas un délit, mais plutôt un droit fondamental garanti par la Convention européenne des droits humains.
    Johan, en tous cas, ne comprend pas. Il lui est impossible de savoir d’où viennent ces informations, de quelle base de données ? De la BNG ? D’une des centaines de bases particulières développées par les services de police ?

Il aurait pu passer par l’Organe des Recours (trois magistrats) qui permet à quelqu’un de consulter son dossier en version « mauvais polar » : dans une pièce, sans ordinateur, sans téléphone et avec des passages entiers « caviardés » (à savoir masqués) et juste l’autorisation de prendre des notes.

Mais malheureusement, Johan n’a même pas pu reçevoir ce traitement de défaveur. Il aurait du réagir dans les huit jours par recommandé en s’adressant à l’Organe de Contestation. Or, Johan s’est tourné vers la CPVP (Commission de Protection de la Vie Privée). Le temps de comprendre son erreur, il était trop tard.

Il a donc demandé à l’Organe de Contrôle (COC) qui était le détenteur de ces infos, ceci afin de lui permettre d’exercer ses droits de rectification et de suppression.

A votre avis, quelle réponse a-t-il reçu ?

Vous ne comprenez pas la réponse ? Relisez l’article 1 pour tout comprendre sur l’organe de contrôle et l’accès indirect aux données !

Dernière solution pour Johan : saisir le Tribunal de Première Instance de Bruxelles. Ce qu’il a fait. Médor suivra donc attentivement les décisions judiciaires à venir… Heureusement, son cas est totalement isolé. Vraiment ? Pas vraiment.

Selon Frank Schuermans, le responsable du COC, « chaque année, à l’aéroport de Zaventem, il y a des dizaines de dossiers de ce type. L’attestation de sécurité, nécessaire pour travailler, est refusée et l’explication de l’Autorité Nationale de Sécurité mentionne par exemple que "vous êtes connu pour usage de stupéfiants". »

Ahmed ou Karim

Appuyant ce constat, le Comité T publie dans son Rapport 2021 un chapitre éloquent sur le screening des autorités publiques pour des questions de sécurité. Les cas concrets évoqués donnent une idée du mésencodage dans les banques de données policières.

Ce Comité a étudié 17 cas de recours, collectés auprès de cabinets d’avocats entre 2015 et 2019. Ce n’est pas exhaustif, mais instructif.

2015, c’est l’année des attentats de Paris, avec dès janvier l’attaque contre Charlie Hebdo. En Belgique, on encode à tour de bras dans la BNG, pour motif d’« extrémisme ».

Or, à Zaventem, des procédures de contrôle amènent à screener les travailleurs et les candidats étudiants pour des jobs de vacances. Il ne vaut alors mieux pas s’appeler Ahmed ou Karim de Molenbeek.

Selon le Comité T, si vous avez une fréquentation dans un club de sport ou un ami d’enfance qui est parti en Syrie, vous courez le risque de vous retrouver sans boulot d’été.

C’est la conséquence direct de la fameuse « contamination » et prolifération en 2015 des encodages d’extrémisme via les RIR (rapport d’informations) évoquée par notre contact policier lors de notre premier article sur la BNG.

Enfin, il y a le cas de Sophie.

Sophie

Elle est militante écolo, de gauche, tantôt radicale, tantôt consensuelle. C’est une chercheuse aussi. En 2019, elle est engagée à l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN).

Elle a à peine signé son contrat que la voilà licenciée. Elle n’a pas obtenu son habilitation de sécurité. « J’aurais été virée pour mon passé militant, j’aurais trouvé cela dégueulasse mais bon, j’aurais compris. Mais ce n’est pas cela que j’ai trouvé dans mon dossier ».

Car Sophie a été en recours. Et quand elle a pu compulser les pages la concernant, elle a d’abord trouvé ce à quoi elle s’attendait : la participation à des manifestations et événements, certains où elle était présente, d’autres pas. On y signale trois arrestations administratives lors de manifestations. Sophie ne conteste pas.

Mais aucune poursuite judiciaire n’a été menée et, dans son argumentaire, son avocat précise qu’« un grand nombre de personnes ont été arrêtées en même temps que ma cliente ».

Accessoirement, les manifestations datent de 2014. Elles auraient du être archivées en 2017.

Mais surtout, Sophie a appris son appartenance à un groupe extrémiste qui véhicule son lot de haine et que Sophie n’a jamais fréquenté.

Lequel ?

La case « Nation » est cochée dans son dossier et s’ensuit des dates de RDV du groupuscule d’extrême droite.

« Heureusement, en tant que chercheuse, j’avais un emploi du temps chargé, je n’étais pas souvent en Belgique. » Le dossier mentionne par exemple une réunion de Nation à Couvin. Au même moment, Sophie se trouve en Bretagne. « Avec mon avocat, nous avons pu démontrer de manière méticuleuse que je n’étais pas présente à ces événements. C’était de la calomnie pure et dure. »

L’Organe de Recours lui a donné raison.

Extrait de la décision de l'organe de recours
None. CC BY-NC-ND

Sur base du dossier étayé, il constate « une nuance profonde (…) quant aux actes faisant grief à la requérante ». Et ordonne à l’Autorité nationale de Sécurité de lui rendre son attestation. Et donc son emploi.

Peine perdue, l’AFCN lui répond : « Désolée, le poste est pourvu ». Sophie rester amère : « Quel est l’intérêt d’un organe de recours, alors ? »

La question sera bientôt posée par Médor à Mathieu Michel (secrétaire d’État à la Digitalisation, chargé de la Simplification administrative, de la Protection de la vie privée) lors d’un entretien exclusif. En attendant, l’absence de gestion rigoureuse des fichiers policiers a des conséquences désastreuses sur la vie de citoyens en Belgique.

Cette investigation par épisodes est l’un des volets de notre grande enquête participative sur l’hypersurveillance à la belge. Pour naviguer d’un épisode à l’autre, utilisez le fléchage en haut ou en bas de cet article.
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  1. Tous les prénoms ont été modifiés

  2. Le Comité T est composé d’acteurs de la société civile mettant en commun leur expertise afin d’observer et d’analyser les nouvelles mesures prises en matière de lutte contre le terrorisme.

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